Nos richesses de Kaouther Adimi

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Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire culturelle de l’Algérie peuvent se réjouir qu’un romancier se soit enfin inspiré de l’activité algéroise d’Edmond Charlot (1914-2004). Jusqu’ici connu seulement pour avoir été le premier éditeur d’Albert Camus, il apparaît dans cette fiction, Nos richesses,  paru au Seuil en cette rentrée littéraire, comme un infatigable accompagnateur des artistes, qu’ils soient écrivains ou peintres.

 La jeune romancière, Kaouther Adimi, algéroise elle-aussi, ouvre au lecteur le chemin qui mène au lieu mythique de la librairie « Les vraies richesses » fondée par Charlot en 1936 avant d’y abriter les éditions Charlot l’année suivante (mais il dit « pour moi c’est la même chose »). Seulement, entre le mythe porté par les noms des écrivains célèbres et la réalité du vécu d’alors, entre un passé colonial sous le sceau de la créativité et le terne présent d’une république « en crise », il y a cette adresse, « 2bis rue Charras », le « 2bis » des initiés, devenu « ex-rue Charras ». Du lieu plein de vie et de gens, ne reste, dans les chapitres au présent, qu’un simple local où le vieil Abdallah garde quelques livres, où des femmes lancent des seaux d’eau sale, des gamins crient,  jusqu’au jour où Ryad, un étudiant arrivé de Paris est chargé de tout débarrasser avant que son nouveau propriétaire n’y vende des beignets.

Bien documentée comme en témoigne la bibliographie placée en fin de volume, la romancière fait alterner passé et présent en gardant le lieu comme centre de gravité. Cependant, ne voulant pas se faire historienne, elle remplace le récit de l’aventure d’Edmond Charlot par un journal. En lui redonnant la parole, elle peut insérer sa propre perception de ce milieu parfois décrié des Français d’Algérie et celui des rapaces éditeurs parisiens pour esquisser (trop rapidement à notre goût) le portrait des personnalités telles que Jean Amrouche, Jules Roy, Gabriel Audisio, Max-Pol Fouchet, Albert Camus, Emmanuel Roblès, le professeur Grenier et Giono en arrière-plan, qui accepte que le nom d’un de ses textes devienne celui de la librairie et qui donne un texte à publier (ce n’est pas dit). En contrepoint de cette trajectoire exaltante mais qui se termine par la faillite de la maison d’édition à Paris en 1948 et le plasticage de la nouvelle librairie à Alger en 1961 (et le départ de Charlot pour la France où il mourra dans un quasi anonymat), la romancière évoque brièvement des moments violents de l’histoire politique franco-algérienne : le centenaire de la colonisation en 1930, les troupes d’Afrique du Nord en 1940, les massacres de Sétif en 45 et de la rue Charonne en 61. L’attachement personnel de Charlot à son pays (« je ne peux pas quitter Alger », dit-il devant les gravats) se trouve ainsi sans cesse contredit par une violence politique et impersonnelle. Ce passé franco-algérien est donc inscrit sous le signe du fossé entre deux mondes tandis que le présent semble avoir inversé les équilibres : l’étudiant Ryad vit en France avec une Française et circule sans difficultés et le narrateur invite le lecteur en début et fin de récit : « Mais vous, vous emprunterez les ruelles qui font face au soleil, n’est-ce pas ? et « vous irez aux Vraies richesses n’est-ce pas ? ». Et si la France a hier massacré des corps, l’Algérie semble bien aujourd’hui étouffer les esprits : plutôt des beignets et de la pizza, une police qui envoie une voiture grise dans laquelle deux hommes prennent des notes sur un calepin et une bureaucratie paralysante que des livres, qui, refusés par l’école, finissent dans le caniveau. Tout est gris et il pleut sur Alger qui déménage Les vraies richesses devenues encombrantes, sauf que le pronom inclusif « nous » qui était réservé aux chapitres sur la domination coloniale réapparait dans le titre : ces richesses du passé, mises en place par ces « hommes et ces femmes qui ont tenté de construire ou de détruire cette terre » (209), appartiennent désormais, et c’est la thèse de ce court mais magnifique roman, au patrimoine de tous. Un roman de la réhabilitation, de la réconciliation, de l’exhortation. En 2017, au dernier chapitre, l’eau sale ne coule plus, la pluie a cessé pour devenir une promesse : « le bleu au-dessus de vos têtes vous donnera le tournis ».

 

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