Notre Dame de la Garde…

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Il y a un peu moins d’un an, pour la préparation d’un ouvrage illustré sur un siècle d’histoire coloniale et des flux migratoires à Marseille et en région PACA (1), je découvre cette affiche dans les rues de la cité phocéenne. Elle est présente dans toute la ville, sur chaque réverbère municipal, à chaque carrefour, sur les murs et dans les arrêts de bus. Cette jeune femme noire, telle une Grace Jones méditerranéenne, annonce la prochaine foire marseillaise et marque le regard du passant que je suis. Cette affiche m’attire immédiatement.
Elle se place dans la longue tradition des affiches qui annonce la Foire de Marseille et reprend deux des éléments récurrents de cette iconographie codifiée : la tour d’un bateau à vapeur et Notre-Dame de la Garde. Le premier élément symbolise ce lien maritime entre la ville et le monde qui a fait, à la fois, sa fortune  » au temps des colonies  » et son drame économique à la  » fin de l’empire « . Le second élément symbolise ce que les marins et les voyageurs voyaient en premier en arrivant dans le port ou en dernier quand ils le quittaient. Mais la rupture, historique et symbolique, est cette jeune femme noire qui illustre – et c’est la première fois à notre connaissance – la ville et sa foire (2). De toute évidence, il nous semblait indispensable de faire figurer cette affiche dans l’ouvrage, voir de la proposer comme couverture de celui-ci…
Après quelques semaines de discussion avec l’agence qui avait réalisé cette affiche, la réponse à ma demande fut négative. Cette  » illustration  » ne pourra donc pas contribuer à cette compréhension du regard sur l’autre à travers le siècle dans Marseille. Si cette affiche avait été retenue pour la promotion de la foire de Marseille, elle ne devait pas, par contre, s’inscrire dans une perspective sur la construction du regard sur l’autre et sortir de son espace discursif publicitaire (notamment dans un livre sur l’immigration). Pourtant, cette affiche annonce bien un regard nouveau et une lisibilité qui fait justement débat.
Dans l’esprit des concepteurs de cette campagne, le signifiant moteur était de souligner ce lien passé / présent entre l’Afrique et Marseille mais aussi la tradition, en reprenant les deux éléments symboliques de toutes les créations précédentes (la tour du bateau à vapeur et Notre-Dame de la Garde). Si une jeune femme noire exprime (3) aujourd’hui ce lien c’est, ne nous y trompons pas, pour deux raisons essentielles : l’impossibilité de mettre en exergue un (ou une) silhouette qui associerait la ville de Marseille à un Maghrébin ou une Maghrébine, mais aussi la force graphique que permet l’utilisation d’une  » figure noire  » que l’on associe à une forme de  » modernité « , dans la pure tradition des publicités pour la mode, le luxe ou même le monde automobile où Grace Jones avait souligné la  » puissance féline  » de Citroën.
Une présence africaine  » plus acceptable « 
C’est autour de cette double approche que doit être lue cette affiche. En effet, le  » complexe maghrébin  » de Marseille induit un refus d’association d’imaginaire dans une affiche qui illustrerait un événement marseillais majeur. C’est un peu toute l’histoire de l’immigration dans le siècle qu’illustre cette affiche, une histoire où la place des Maghrébins fait  » question « . Sous forme de transfert, la présence  » noire  » a toujours été lue et perçue comme plus  » acceptable « .
Déjà, au moment de la Première Guerre mondiale, alors que depuis 1905-1907 les premiers travailleurs kabyles ont débarqué dans le port de Marseille, les autorités locales imaginent créer une  » réserve arabe  » en cœur de ville, avec le projet d’un  » village kabyle « . Puis, tout au long de l’entre-deux-guerres, les  » quartiers arabes  » se structurent autour de la Porte d’Aix vivant en marge de la société marseillaise. Après-guerre, la situation se pérennise et se renforce, prenant même la forme de bidonvilles, puis des  » cités  » contemporaines. À la différence, l’immigration africaine, également ancienne avec la présence des dockers sur le port, puis l’arrivée de travailleurs d’Afrique noire et enfin celle de la très importante communauté comorienne ne se situe pas dans le même univers symbolique. Ce regard double explique pourquoi c’est une femme noire qui exprime, aujourd’hui, ce lien Marseille-Afrique.
Corps noir, corps graphique… corps moderne ?
L’autre axe de lecture de cette affiche est la force graphique que le corps noir peut apporter à une  » écriture moderne  » de l’image (ce que revendique d’ailleurs l’agence qui l’a créée). C’est de toute évidence un corps qui veut signifier qu’aujourd’hui Marseille est aussi une  » ville branchée « , inscrite dans la modernité, dans son temps… dans ce que symbolise de l’esprit de son temps une femme noire, active, libre et jeune. C’est pourquoi elle est dénudée, brute et dans une posture qui fait penser à une séance de photographie ou à un moment où le corps bouge, danse, s’offre. Un corps en mouvement donc, qui dévore la vie, plein d’avenir et d’espoir… Ce type d’approche ne pourrait, nous le savons bien, fonctionner avec un  » corps blanc « . Car il n’existe pas de dialectique ni de pensée sur le  » corps blanc « , puisque ce serait s’attacher au  » corps normal « , et que l’on ne réduit jamais le  » Blanc  » à un corps, sauf la  » femme « . Le corps noir étant, a contrario, un  » corps anormal « , différent, autre, on le stigmatise afin de faire sens. Le  » corps noir  » interpelle donc, car il est un corps paradoxal, à la fois un  » corps exotique « , mais aussi un  » corps malade « , un  » corps beau « ,  » un corps sportif  » et un  » corps paradigme  » renvoyant à une propriété ethnographique et à une  » différence  » dans l’univers publicitaire contemporain  » français « .
Si, ici, la présence du  » corps noir  » est figurative et fait sens, c’est parce que  » nous  » – ici le public – nous désignons comme  » Blanc « , et que l’altérité est ici un facteur déterminant d’une classification qui, en termes sociologiques, facilite l’identification, la monstration ou la classification. Mais le  » corps noir  » n’est pas que couleur, il est stigmate, signe et symbole, d’une identité propre. Montrer un corps  » noir « , c’est avant tout un héritage, une altérité, une  » charge  » face à l’histoire. L’histoire de Marseille a un lien symbolique avec ce corps noir qui peut souligner l’altérité de la cité sans toucher à l’image interdite du Maghrébin. C’est en quelque sorte la signature génétique la plus visible qui soit et, exceptionnellement pour Marseille, la plus neutre possible dans le contexte de la ville qui a ce rapport si complexe avec l’autre  » arabe « .
En outre, afin de neutraliser à l’extrême cette icône, c’est une femme noire qui a été retenue dans ce langage publicitaire pour sa beauté et sa force expressive. Et, c’est bien sûr un corps à l’hypersexualité affirmée, à qui l’on fait jouer un rôle en marge, qui s’offre au regard de l’autre et s’affirme comme un objet à consommer (une Afrique qui offre ses richesses à Marseille). Aujourd’hui, la publicité réinvente les codes anciens autour du corps noir en les adaptant au regard contemporain. On redessine, comme au Moyen âge, un certain nombre de codes graphiques capables de cristalliser la  » nature  » du Noir au premier regard et surtout – et c’est bien là l’élément caractéristique d’une iconographie qui s’est  » épanouie  » au temps de la colonisation -, on lui invente un corps qui doit exprimer sa posture dans la France contemporaine.
Ici, au-delà de la couleur, c’est le visage qui s’impose. Un visage qui se veut l’expression même de la nature profonde de l’individu (elle dévore Marseille via l’édifice religieux et la symbolique maritime). Au-delà de la couleur et du visage, ce sont des codes assez répétitifs que nous retrouvons à chaque fois. C’est l’érotisation du corps pour la femme et, pour l’homme  » exotique « , quand il doit être source de message positif, c’est une musculature puissante qui est mise en avant.
Une image, des multitudes de codes
C’est dans ce registre qu’il faut comprendre comment se structure une telle affiche qui, bien au-delà du simple acte  » d’informer « , nous renseigne sur un ensemble de codes qui fusionnent en une seule création. Celle-ci peut donc être  » décodée  » sur quatre strates distinctes : une perspective historique qui plonge ce regard dans le rapport dans le siècle de la ville avec l’autre exotique ; un rapport d’acceptation-refus en ce qui concerne l’image du Maghrébin ; une volonté de modernité à travers une icône  » exotique « , féminine et  » branchée  » ; une symbolisation de l’Afrique et de ses richesses qui s’offrent à Marseille et lui assurent un potentiel d’avenir. De toute évidence, cette création permet à la Foire de Marseille d’exprimer dans toutes ses dimensions le message actuel qui est le sien… Mais ses concepteurs, dans leur refus d’autoriser son utilisation dans un livre, en mesure aussi les ambiguïtés les plus évidentes (alors que globalement cette création apporte aussi une forme de rupture avec le regard passé des Marseillais sur l’autre et qu’elle apporte plus d’aspects positifs que négatifs qui valorisent l’agence et le commanditaire).
Néanmoins, ils prennent conscience qu’ils s’inscrivent aussi dans un rapport historique ambigu et qu’ils contribuent, donc, à construire, à leur façon, l’identité de Marseille. À ce niveau, ils s’inscrivent, comme toutes les autres affiches depuis le début des années 1920 concernant la foire de Marseille, comme des instantanés qui fixent, génération après génération, le regard collectif sur l’autre dans la cité. C’est sans doute pour cela qu’il n’a pas été accepté qu’elle soit reproduite dans un livre. Tant qu’elle est dans les rues, même par milliers d’exemplaires, elle reste un acte de communication, neutre, immédiat, sans lisibilité sur le temps long. Mais, à distance, analysée, contextualisée et mise en perspective, elle prend une autre valeur, celle d’une source de décodage de notre regard. Elle leur signifie aussi qu’un publicitaire a un rôle social évident et que la demande d’un commanditaire n’est jamais neutre.

Notes
1. Cet ouvrage, codirigé avec Gilles Boëtsch et qui rassemble une douzaine de contributeurs, se place dans le prolongement de la trilogie parisienne Le Paris noir (2001), Le Paris arabe (2003) et Le Paris Asie (2004). Édité par les éditions Jeanne Laffitte et La Découverte, il sera disponible fin octobre 2005.
2. Dans un autre registre, en 1922, pour l’Exposition coloniale, une des affiches crée par David Dellepiane figure une femme noire. Celle-ci est alors inscrite dans une allégorie coloniale où trois femmes symbolisent les différentes parties de l’empire : une jeune Cambodgienne pour l’Indochine, une jeune Kabyle pour le Maghreb, et la jeune Africaine (assise, passive dans le bas de l’affiche à droite) pour le continent africain.
3. Pour sa part, l’agence qui a eu en charge la campagne précise que si c’est une jeune femme noire qui a été retenue, c’est  » essentiellement pour des raisons esthétiques « .
///Article N° : 4146

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