« Notre histoire diasporique est immense »

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En publiant en 2015 L’Ancêtre en Solitude, l’écrivaine guadeloupéenne Simone Schwartz-Bart renoue avec le cycle antillais, co-écrit avec son époux André Schwarz-Bart, et interrompu suite à la sortie de La mulâtresse Solitude en 1972. Les critiques rencontrées avaient alors poussé André Schwar-Bart, prix Goncourt en 1959 pour Le dernier des justes à se tourner vers le silence. Au printemps 2017 sortira Adieu Bogota, le quatrième tome du cycle antillais qui devait en compter six. Africultures a rencontré Simone Schwarz-Bart, à l’occasion de la 27e édition du Prix Carbet en Guyane, dont elle était membre invitée du jury.

Auto-libération des esclaves, résistances et marronnage avec le personnage de Solitude mis en scène dans le livre éponyme paru en 1972. La même année, votre lignée de femmes guadeloupéennes occupe les pages de ce qui est considéré comme votre chef d’œuvre Pluie et vent sur Télumée Miracle. Panthéon des femmes noires avec l’encyclopédie Hommage à la femme noire paru en 1989.
Ces sujets que vous avez exploré dès les années 1970 sont aujourd’hui en pleine éclosion. André Schwarz-Bart et vous avez été « des défricheurs ». Comment en êtes-vous arrivé à ces sujets avec une sorte « d’avance » sur votre époque ?

C’est le constat d’un manque. Il y avait tellement de maillons qui manquaient dans cette histoire, et pour commencer, le maillon de l’esclavage. Nous avons voulu raconter l’Histoire avec une histoire. C’est ce que tous les peuples font. Nous les Afro-caribéens ne sommes pas des descendants d’une culture millénaire ; il nous faut créer nos propres traces, créer notre propre histoire.

Un neurologue à qui l’on demandait ce qu’était pour lui un homme normal a répondu : « c’est un homme qui peut raconter sa propre histoire », or nous étions en rupture avec notre histoire, nous étions dans l’oubli de nous-mêmes.
J’avais besoin, et je pense que beaucoup des nôtres avaient besoin, de rendre leur dignité aux humiliés de l’Histoire pour pouvoir soutenir le regard des autres et être les auteurs de notre propre histoire.

C’est une histoire sous forme de fresque à laquelle vous vous êtes attelée. Un plat de porc aux bananes vertes sort en 1967, co-signé par André Schwarz-Bart et vous, La mulâtresse Solitude en 1972 sous la seule plume d’André Schwarz-Bart, puis c’est un long silence engendré par les critiques suscitées par ce dernier ouvrage. Silence que vous avez rompu l’an dernier en publiant au Seuil L’Ancêtre en Solitude. Pourquoi décider de finir de publier maintenant ce cycle antillais ?
Il aurait pu tout aussi bien ne jamais être édité parce qu’André Schwarz-Bart a tellement déchiré, tellement brûlé de manuscrits concernant cette époque, concernant ce cycle et il m’a tellement dit que tout avait été détruit que j’étais persuadée que ce cycle était maintenant inexistant. Jusqu’à ce que je reçoive la visite de Francine Kaufmann, professeure émérite à l’Université de Jérusalem et spécialiste du travail d’André Schwarz-Bart. C’était trois ans après son décès. Elle disait vouloir rassembler les textes sur le cycle antillais, que je pensais détruits. En cherchant, elle a effectivement trouvé différents cahiers qui se suivent, d’autres qui ne se suivent pas, des indications, des versions différentes… Bref, de quoi reprendre tout cela.

Ce que vous faites alors ?
Mais je me pose alors une question : puisqu’il n’avait pas voulu éditer ces textes, ai-je le droit de le faire ? De reprendre ce travail ? Bien que cela soit un travail commun…
Je commence alors à me pencher sur les archives, à les compulser et je tombe sur une note bouleversante disant : « avant son départ [son départ dans l’au-delà]brûle les manuscrits, son chagrin d’avoir tué Mariotte [notre personnage central]se saoule « . A ce moment là, je me dis que s’il y a chagrin d’avoir tué Mariotte, c’est que Mariotte est là et que Mariotte doit vivre. Il y avait en moi une espèce de tristesse et de grande nostalgie à ce que ce cycle n’ait pas vu le jour.
Plus loin, je trouve une autre note disant : «  la vieille, c’est moi, ce qui vaut pour l’un vaut pour l’autre et la racontant je découvre mon cœur« . Je pense qu’il ne voulait pas publier de son vivant et qu’il me désignait en me disant de manière détournée « la vieille, c’est moi… » puisque ce cycle on l’a créé ensemble. Cela signifie bien qu’il y a eu captation du personnage noir par le personnage juif, cela signifie bien qu’il y a eu mélange, qu’il y a eu marronnage, qu’il y a eu une histoire tellement actuelle, tellement nécessaire, tellement moderne, tellement insolite et tellement rare de transportation d’une histoire à l’autre et qu’il y a eu la possibilité de réussir à passer de son histoire aux autres histoires. Je le savais bien évidemment déjà, mais il fallait respecter son désir de rentrer en silence.

La vie de Solitude est désormais pour tous ceux qui la connaissent la vie que lui a façonnée André Schwarz-Bart. Comment à partir de quelques maigres lignes dans un livre d’histoire évoquant l’existence de cette femme rebelle ayant combattu aux côtés de Delgrès en 1802, condamnée à mort et exécutée le lendemain de son accouchement, un mythe peut-il naître sous la plume d’un écrivain ?
C’est très étrange cette histoire. André Schwarz-Bart était un homme en marronnage de sa propre histoire, de l’histoire du monde, de l’histoire des mondes. En rencontrant quelques lignes chez l’historien Lacour sur le personnage de Solitude, il décide d’en faire une fiction, de créer un personnage comme il avait créé le personnage du Dernier des justes, Ernie Lévy, qui est un passeur de temps et de générations. Il décide de faire que cette œuvre noire soit réversible.
Mais, à ce moment-là, l’histoire tombe très mal car on est en pleine période d’intimité ethnique. Cela signifie qu’un membre extérieur à la communauté est fatalement illégitime et ne peut pas raconter cette histoire. Or André Schwarz-Bart se paie le luxe de raconter cette histoire. Et ce qui est assez extravagant, c’est qu’à un moment donné, les gens s’emparent de cette histoire parce qu’ils en ont besoin, parce qu’ils sont en rupture avec leur Histoire, et qu’il leur faut justement une histoire pour raconter l’Histoire.
Alors qu’il a passé sa vie à se demander s’il avait eu raison de s’aventurer dans cette histoire-là, s’il revenait aujourd’hui, André Schwarz-Bart serait ravi de voir que cette histoire lui échappe. Cette histoire, c’est désormais l’histoire de la mulâtresse Solitude telle que les gens s’en sont emparés, telle que les gens en avaient besoin, telle que la statue sur le boulevard des Héros représente glorieusement cette femme. Solitude a créé sa propre postérité.

Ce que vous pratiquez est une sorte de mise en abyme de la trace : vous travaillez à partir des traces des travaux d’André et de vos travaux communs, qui sont eux-mêmes les fruits d’une exploration de traces. Avec André Schwarz-Bart, vous pratiquiez quelque chose de rare : la co-écriture. Comment cela fonctionnait-il ? Et comment cela fonctionne-t-il aujourd’hui alors que vous reprenez des travaux communs, mais qu’il n’est plus physiquement à vos côtés ?
Je serai incapable de vous détricoter cette histoire. C’est une histoire qui, moi-même, m’échappe. Je ne peux que constater que j’écris avec un mort, que je le ressuscite chaque fois que je prends ma plume pour continuer cette histoire, que chaque ligne écrite, je l’écris sous son regard. L’histoire est là, tout le schéma est là, il faut simplement maintenant mettre en forme, me réapproprier les versions différentes pour en faire quelque chose que l’on avait déjà fait à l’époque. J’ai le la de tout cela en tête, et je l’aurais toujours, donc c’est naturel et simple d’écrire avec son regard et avec l’homme en face de moi.

Alors que sommes en Guyane, l’histoire d’une autre femme a retenu votre attention : Paanza, que vous présentez comme la « mère de deux nations saamaka », un peuple marron du Suriname. Elle aurait vécu au XVIIIe siècle et se serait enfuie d’une plantation pour rejoindre des marrons, non sans emporter cachés dans sa chevelure des grains de riz. Qu’est-ce qui vous inspire chez elle ?
Ce qui m’a inspiré, c’est la perpétuation de l’Afrique, la fidélité à ce continent. Ce personnage rejoint le panthéon de toutes ces femmes esclaves qui ont été des héroïnes et que l’on a un peu méconnues.
J’ai tenu avec Paanza à souligner l’histoire de ces pans d’Afrique qui se perpétuent dans certains endroits, avec des personnages comme celui-là qui ont enraciné cette histoire africaine. Il y a même un phénomène étrange qui est que des chercheurs africains viennent auprès de ces tribus créées par ces femmes en marronnage pour reconstituer leur propre histoire. Il y a donc quelque chose qui se passe d’une Afrique à l’autre et cela veut dire que l’Afrique est beaucoup plus grande que l’Afrique.
D’ailleurs, j’ai été tellement saisie en allant à Saint-Laurent-du-Maroni et à Mana, en rencontrant toutes ces différentes tribus, c’est comme si je me retrouvais à Dakar quand je suis arrivée au Sénégal et que je découvrais avec éblouissement toutes ces ethnies. Nous avons nous aussi en Guyane des tribus perdues que j’ai retrouvées en y allant, j’en étais complètement bouleversée.
Notre histoire diasporique est immense, mais nous n’échangeons pas assez ces données et nous nous privons ainsi d’une espèce de fierté, d’une richesse, d’interrogations aussi très importantes pour ce que nous sommes. Nous petites îles, c’est chaque fois une espèce de surprise quand nous rencontrons l’Afrique ailleurs. Chez nous, elle a été aussi conservée, mais à un moment nous n’avons pas voulu la reconnaître, nous l’avons négligée.

André Schwarz-Bart et vous êtes les représentants de deux histoires diasporiques, celle du peuple juif et celle du peuple noir. Les diasporas entretiennent par définition une relation complexe à l’ancrage territorial et leur mémoire ne peut être que géographique. Or avec André Schwarz-Bart, vous avez fondé et nommé un lieu : La Souvenance à Goyave en Guadeloupe. Qu’est-ce que cet endroit représente pour vous ?
Pour moi, cette maison c’est la convocation des fantômes, des fantômes d’André, des fantômes de mes parents, des fantômes de tous ceux qui sont passés par ces lieux.
Quand nous avons décidé d’habiter l’endroit, c’était une campagne totalement isolée avec des petites cases. Nous étions portes et fenêtres ouvertes et les gens venaient à la maison, s’installaient, racontaient leur histoire, partageaient, on mangeait ensemble. C’est toute cette histoire que j’aimerai perpétuer parce que c’est un lieu de rencontre, c’est un lieu vivant. Il y a mon fils Jacques qui vient y faire ses projets, jazz racine, créole spirit… Des écrivains viennent présenter leurs ouvrages. Beaucoup de manifestations culturelles s’y passent. C’est une maison qui est devenue Maison des illustres avec une programmation culturelle que nous proposons.
Par ailleurs, Souvenance c’est aussi le péristyle haïtien de la religion vaudou. C’est donc doublement une convocation des esprits. Mais je ne l’ai même pas nommé consciemment en résonance avec le lieu haïtien, je l’ai certainement fait inconsciemment. Un bracelet ne teinte pas seul, il faut deux bracelets pour cela et je crois que les deux bracelets, Souvenance de là-bas et Souvenance de Guadeloupe font un beau son ensemble.

///Article N° : 13912

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