Pour son premier roman, Boualem Sansal, haut fonctionnaire algérien de son état, a frappé fort. Très fort. A partir d’une simple trame policière : les assassinats de Moh, un gros parvenu aux richesses insolentes et douteuses, et de Bakour, un insignifiant laissé pour compte revenu d’exil juste pour se perdre dans une société gagnée par la folie, l’auteur en profite pour régler son compte à l’idéologie du mensonge, de la démagogie et de la mystification qui a entraîné une grande nation africaine et méditerranéenne dans un puits sans fond. Un pays riche et ruiné par la gabegie et le népotisme. Un peuple généreux et fier condamné à vivre dans un environnement sordide, à enfanter des monstres dévoreurs d’espérance et à fabriquer des êtres d’une obscure intolérance dont le seul but est de forger une énorme barrière qui fermerait à jamais à l’Algérie les portes de l’universel. Et puis, il y a toute cette mémoire occultée ou trafiquée que les gouvernants auto proclamés servent dans une sauce à leur convenance selon l’interlocuteur, l’heure et le lieu de la confession. Bref, l’enquête criminelle menée par les inspecteurs pour élucider les deux crimes, est doublée par l’enquête de l’auteur du roman sur les raisons objectives et subjectives qui expliquent le détournement géant des espérances du peuple algérien. Certains trouveront que l’inspecteur Sansal à une incontestable tendance à vouloir exonérer de toute responsabilité monsieur colonialisme et ses lourdes casseroles. Mais comme c’est pour la bonne cause, une volonté farouche de crever l’abcès, le lecteur algérien chatouilleux lui pardonnera. D’autant que l’ensemble, qui balance entre la fiction et la réalité, est écrit d’une écriture magnifique, sur un rythme endiablé. L’auteur a du souffle et le transmet avec une étonnante facilité à son texte. Assurément, Le serment des Barbares est une oeuvre marquante de la littérature algérienne. F.C.
Nika aima Abel d’un amour passionné pendant vingt ans. Abel aima Nika d’un amour fou pendant vingt ans. Puis vint la cassure, Abel, tel un fuyard, décida de rejoindre une autre passion, de refaire un autre chemin avec une nouvelle compagne. La déchirure s’annonçait terrible. Nika était décidé à ne pas laisser son Abel filer le doux amour sans lui faire payer un lourd tribut. Pour cette héritière du lourd passé de la femme antillaise, passé fait d’abandon et d’irresponsabilité du compagnon, il était hors de question de se laisser dépouiller de ce qu’elle avait de plus cher, la confiance et l’amour. Nika avait enfouie profondément en elle la peur ancestrale des femmes de son territoire : « La peur de porter seule le monde sur leur ventre. La peur de marcher seule dans l’aveuglement de la vie. La peur de trouver sous la peau de leurs hommes un entassement de maîtres et d’esclaves alors qu’elles cherchent des hommes libres et forts... » Outre les conséquences du lourd passé, Nika liait l’effondrement de son propre couple à celui de toute la société antillaise assommée par les coups de boutoir d’un supposé modernisme qui avait pour emblèmes « Tati, Mc Donalds, La Française des Jeux, la famille Ewing et les marchands d’évasion à bon marché... » Et puis, personne n’était dupe, le coeur n’avait plus sa place dans cette société qui avait porté le culte de la fesse à son plus haut sommet. « Cette fesse qui fait vendre, fait acheter, fait grimper, fait courir, fait mourir (…) Nous sommes devenus un grand moulin à fesses ! Une grande soupe de fesses à boire jusqu’à la nausée… » De cette lutte à mort amorcée par Nika, de ce tango de la haine dansé par un couple en faillite, personne ne se sortira indemne. F.C.
Ce texte est une véritable opération de démantèlement des rouages de la machine intégriste islamiste. Nous pourrons reprocher parfois à l’auteur de concéder une large part aux techniques d’investigation journalistique au détriment de l’écriture romanesque, mais ceci n’empêche pas le fait que ce roman est une vision lucide de l’engrenage dans lequel s’est engagée l’Algérie depuis une dizaine d’années. Moncef, personnage principal du roman, est un adolescent Algérien dont rien ne laissait présager l’enrôlement dans les rangs intégristes. Fils de policier intègre, issu d’un quartier plus ou moins populaire, il est l’image parfaite du jeune Algérien moyen. Seulement, une cuisante déception amoureuse et des problèmes au sein du couple parental suffiront à créer en lui de graves perturbations d’ordre moral et spirituel. De ce fait, il sera happé par la nébuleuse islamiste, croyant trouver des repères solides et une raison d’exister, dans l’adoration de l’Unique, et, surtout, dans le projet d’édification d’une société islamiste en Algérie, pseudo-cité de Dieu. Pourtant, tout n’est pas noir dans ce roman, puisque Moncef a malgré tout conservé son intelligence et finira par renouer avec un minimum d’objectivité. Il constatera par lui-même la perversion du système intégriste, sa capacité à « diluer » l’individu dans la masse compacte des « combattants de Dieu ». Il finira aussi par comprendre à quel point il a été leurré, et que le seul objectif de ce système totalitaire est de transformer ses recrues en impitoyables artisans de l’Apocalypse. Adieu, marchands de foi est assurément un livre à découvrir pour la véracité et la clarté des événements narrés. Car, finalement, les personnages décrits n’ont de fictifs que les noms, et c’est peut-être cela le plus effrayant. F.C.
C’est l’histoire d’un arche de Noé moderne raconté par un écrivain marocain de talent. A quelques dizaines de kilomètres des plages africaines (côté cour du monde) clignotent les lumières de Gibraltar, le côté jardin du monde, avec son confort, ses richesses, ses joyeusetés réelles ou supposées. Un côté jardin que décident de rejoindre coûte que coûte une dizaine de laissés pour compte originaires du Maroc, d’Algérie, du Mali et d’ailleurs. En prenant le risque de traverser la mer dans l’obscurité de la nuit noire, dans une barquette à la fragilité inquiétante, ces hommes et ces femmes n’ont qu’un seul credo : fuir leur passé, jaillir de leur présent dans l’espoir d’un futur meilleur. En décidant de partir ainsi, ils sont certains de ne rien quitter d’autre qu’un destin misérable, qu’une suite interminable de malheurs, qu’une litanie d’humiliations. Nouara, Réda, Yarcé, Azzouz et les autres ont décidé de ne pas avoir peur de la colère des vagues, des raideurs de la Grande bleue, des vents mauvais. Ils s’en vont la fleur au fusil, comme les soldats de l’an 14, avec un seul objectif : en finir une fois pour toutes avec ces chaînes qui les retiennent au ponton de la misère. Ce jeu de la roulette russe, les journaux des pays du nord de la Méditerranée en rapportent chaque jour les terribles dégâts. Mais l’information, souvent coincée entre un accident de la circulation et le passage d’une petite tornade, passent toujours inaperçue. Elle ne dérange ainsi aucune âme sensible occidentale. Le roman de Binebine se veut un témoignage émouvant sur cette tragédie qui symbolise le fossé qui sépare plus que jamais un Sud qui se traîne dans sa douleur et un Nord qui plane dans son aisance. Il faut souligner que l’écrivain marocain se double d’un peintre remarquable dont les oeuvres sont reconnues sur le plan international. F.C.
Lorsqu’un architecte togolais de renom* travaillant en France prend son bâton de pèlerin pour sillonner le continent noir à la redécouverte des trésors de l’architecture africaine, cela donne un ouvrage splendide. Paradoxalement, affirme l’auteur, c’est l’Europe et ses tonnes d’archives africaines qui lui a inoculé cette « quête obsessionnelle » de la culture matérielle dans les sociétés africaines. Et c’est à travers l’étude d’un élément du bâti, La Porte, que Rahim Danto Barry a choisi d’étudier les principes qui régissent l’architecture. Pourquoi la porte ? Parce qu’elle est « l’organe vital » de toute construction. Elle est le lien entre deux parties essentielles : l’intérieur (royaume du monde féminin) et l’extérieur (relevant du domaine masculin) et une barrière protectrice à fort quotient symbolique. Chez les Peuls, l’utilisation de matériaux frustres n’empêche pas pourtant l’exécution d’un « modèle d’habitat extrêmement dépouillé qui atteint une réelle complexité, voire une véritable grandeur en certaines occasions » qui tient compte du milieu physique et des contraintes du nomadisme. Autre vision chez les Diola en basse Casamance : la conception des portes et l’aspect compact de l’ensemble relèvent plus du « souci défensif » que de la « préoccupation technique ou esthétique« .En pays bamileke, des portes monumentales ornent tous les palais et sont une sorte d’hymne en l’honneur des notables et des grands chefs. En cette terre d’islam qu’est la Mauritanie, les entrées principales « disposées en chicane » préservent l’intimité de la vie domestique et celles qui donnent sur cour sont le plus souvent richement décorés. Chez les Dogons, la porte du vestibule, censée « filtrer le bien comme le mal« , a une grande importance et est taillée dans des essences végétales précises selon la nature de l’édifice, ginna (maison familiale) ou sanctuaire… Puis la belle ronde de Barry continue et traverse les oeuvres sénoufo, fon, igbo ou voltaïque. Un vrai régal et une belle découverte pour les accros d’architecture et pour les profanes à l’esprit curieux.
* L’auteur a participé à la conception du stade de France à Saint-Denis///Article N° : 1097