Nouvelle : Le testament d’Anaba

Manuscrits. Prose Hiototi n° 001 mars-avril-mai 2005

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« Il s’en est allé, repu. Moi je suis là, seule face à mon esprit confus.
Je l’ai nourri de sexe – de mon sexe – deux quarts d’heures durant, supportant étreintes et râles, holocaustée sur l’autel de son plaisir. Est-ce le destin qui a conduit ce vagabond à mon sein, ou alors, se serait-il laissé mener par la force du hasard ? Quoi qu’il en soit, je sens encore la froide coulée de sa semence à travers mes jambes, tout comme reviennent à moi les images de nos ébats de tantôt :
-Han! Han! Han!
-Ce…ce n’est pas fini ?
-Je…Han ! J’y… j’y suis…ar…arghhh !
-Ouf ! Kheuff ! J’ai bien cru que vous n’en finiriez jamais. Figurez-vous que vous m’avez fait perdre assez de temps pour deux clients, et tout ça pour cinq cent francs.
-Et alors ? T’as qu’à me rendre mon fric s’il t’énerve. Après tout, t’es qu’une pute, et une pute, ça écarte des cuisses, ça jouit, ça miaule, ça roucoule mais ça bègle pas contre des clients.
-Vous n’avez pas le droit. Je…
-« Tu » quoi ? Tu m’interdis de te traiter de ce que t’es ? Mais tout a un nom, que dalle ! La nature est bâtie sous un ordre tel que toute chose porte un nom qui sied à son fond. Un pont, ça s’appelle un pont, une hirondelle est une hirondelle, tout comme… une pute est une pute !
Dieu ! Quel supplice cela a été que de supporter son regard, ces yeux d’ivrogne dont les éclairs de défi qui en émanaient me foudroyèrent le tréfonds de l’âme. Mais le pire, le comble de l’humiliation, la dégénérescence de tout mon ego, ce fut quand cet amant égrillard me pinça le bout du sein gauche, faisant jaillir une goutte de lait qui le fit jaser d’avantage :
« -Ah ! Ainsi donc, la pute serait mère! Pauvre de ce p’tit bout d’choux que l’destin a condamné à sucer un lait si infect. A sa place, nul doute que j’aurai choisi une voie d’acheminement moins honteuse que ces jambes où l’monde vient pisser sa poisse. Ces jambes s’ouvrent à se fendre pour quelques coupelles d’billets, hein ? C’est ça, ma belle : t’es apprivoisée par l’fric, je l’vois à la manière dont tes yeux de chienne lorgnent ma bourse. Regarde : elle est vide… vide! Compte pas sur moi pour te refaire recette. Adieu ».
Il s’en fut. Longtemps après lui, l’écho de la porte a survécu dans le couloir du lupanar ; je hais cet homme, Dieu ! Est-ce à cause de ses dires que mes pieds chancelèrent, m’obligeant à me laisser choir sur le lit, quand je me sentis si lasse que je portais un drap à mes lèvres où venait échouer un mince filet de morve mêlé de larmes ? Ce drap, tantôt témoin d’une folle étreinte sans passion, était imbibé de la semence du client ; il avait la senteur aigre des nuits sans amour vrai, portait le parfum des chairs frottées au seul nom de la salacité, enfin, il avait l’odeur morte des gestes qui tuent la magie du regard, celle de l’acte qui tue la tendresse.
Combien de nuits ai-je passé là, vautrée sur ce vieux lit qui croule sous le poids de ma honte ? De combien de sexes ai-je éteints la soif, dans la mécanicité de l’acte posé à la six quatre deux, au seul nom du gain ?
Je suis pute ! Vingt ans : l’âge de la beauté, mais la mienne, déjà, est trouée par la fougue de cents verges qui ont fouillé les recoins les plus secrets de mon vagin d’ex-vierge, au nom de l’argent ! Dire qu’à quelques dizaines de kilomètres d’ici, le ciel étoilé de Mbalmayo berce mes parents d’un rêve aussi fou qu’illusoire, celui de me voir auréolée de diplômes. Mais si diplôme j’obtiens, ne sera-ce pas celui qui couronnera mon zèle de prostituée ?
En réalité, j’ai déserté l’école il y’a deux ans ; non, je ne pouvais l’avouer à mes parents, ils en seraient morts de chagrin, aussi m’étais-je contenté de leur présenter, à chaque fin de trimestre, un bulletin falsifié que je me procurais sans grand peine à Bonamoussadi.
Néanmoins, ma décision de quitter les bancs ne fut pas prise sans un pincement au cœur ; c’est Séraphine, une grosse fille aux formes débordantes, qui m’incita au commerce du sexe. Elle le pratiquait, disait-elle, depuis l’époque où deux seins et une poignée de poils s’étaient ajoutés à son anatomie. Elle m’avait fait miroiter des gains mirifiques, ajoutant qu’en plus de l’argent que je gagnerai à offrir mon corps, il y aurait l’avantage du plaisir offert en permanence. Au début, je rejetai ses flatteries avec la plus vive véhémence, mais hélas ! A l’orée de la vertu brillent les feux du vice, aussi me retrouvai-je, trois jours après, affublée d’une tenue à tel point indécente qu’elle aurait perverti le plus vertueux des curés. Ce soir encore, les recommandations de Séraphine résonnent en moi aussi fort que les commandements du sinaï.
« L’argent, ma belle. L’unique credo qui devra te bercer, c’est l’argent. Surtout, n’oublie pas : le client est roi, tant que grésille sa bourse. A toi incombe la tâche de combler ses désirs, même les plus vils ».
C’est ainsi que je me retrouvais en face de mon premier client, un charpentier aux mains rudes qui exhalait la bière de maïs. Dieu ! Il me déviergea sans ménagement…la pudeur des mots ne me permet pas de dépeindre ce qu’il me fit, mais il m’avait tant étreinte que je restai comme sans vie, longtemps après son départ, haletant dans le noir brumeux de cette pièce recluse où je venais de vivre ma première nuit de femme. Je restai unie à ce noir, jusqu’à ce que les premières lueurs de l’aube vinssent le dissiper, mais il fallut que trois jours s’écoulassent pour que s’éteignit la douleur crue qui me rongeait le bas ventre. Par la suite cependant, je m’expérimentai dans mon nouveau métier à tel point que m’enviaient mes amies qui grelottaient de froid dans la rue tandis que je chevauchais des mâles qui parfois s’alignaient pour s’offrir mes services.
L’appât du gain m’abâtardit, si bien que je cédais aux lubies de certains clients, les dispensant de l’usage d’un préservatif pour peu qu’ils revissent leur paie à la hausse. J’étais comme apprivoisée par l’argent. Il me fascinait tant que lorsque je ressentis les premiers signes de ce qui s’avéra plus tard comme une grossesse, je n’en démordais pas moins avec mon fâcheux métier ; au contraire, je me donnais avec une fougue qui surprit Séraphine, ma marraine. Et lorsque je lui fis part des mutations morphologiques dont je souffrais- probablement à cause de ma grossesse- elle me confia aux soins d’une vieille de Mvog-Ada. Mais après moult breuvages que celle-ci me fit ingurgiter, je ne parvins pas à me défaire du fœtus. Le charme de l’argent me conduisit dans les méandres de la prostitution, m’enlisa dans les profondeurs du vice, si bien que ma bouche, jadis réfractaire à tout propos licencieux, devint le creuset par où se forgeaient les obscénités les plus écœurantes.
Puis vint le moment où je devais rendre au monde le fruit de mes tripes. J’enfantai d’un garçon. C’était un être freluquet, et dont la peau était si flasque que je sursautai de dégoût. Que Dieu me pardonne, mais je n’aimai pas mon fils, jamais je ne l’ai aimé. Je le nommai Ondoua… à la volée, puis le confiai à la vieille qui tenta jadis de le perdre.
Sitôt revenue au lupanar, je dus faire montre de ma plus belle énergie pour venir à bout d’Isabelle, une quadragénaire de nature belliqueuse qui occupait ma chambre depuis mon absence. Sans doute pensait-elle que j’y dissimulais quelque gris gris, mais ce n’était que banale superstition, et Isabelle fut contrainte de me céder mon bien infect nid d’amour, n’ayant pu résister aux injonctions des autres filles, toutes acquises à ma cause. Je les remerciai et en profitai pour souhaiter la bienvenue aux novices : six filles, parmi lesquelles quatre adolescentes dont l’âge devait osciller entre quinze et seize ans. Ces mineures me firent de la peine, mais je m’interdisais tout reproche, n’étant pas moins blâmable qu’elles.
Dans ma chambre, rien n’avait changé, à part l’inhabituelle présence de serviettes hygiéniques qui traînaient ça et là ; ainsi, rien n’empêchait Isabelle de se prostituer ; pas même ses menstruations. Autre fait inhabituel, je remarquai, sur le dos de la porte, une inscription qui me fit glousser plutôt que de me révolter : « Anaba, la pute nationale ». Pour le reste, c’était l’habituel statu-quo : les mêmes inscriptions obscènes rédigées au rouge à lèvres, la même odeur piquante d’urines émanant d’un coin de ma cambuse, et les sempiternels gémissements de mes amies, provenant des chambres voisines.
Les jours passaient, s’échelonnant sur la sphère du temps à une vitesse telle qu’on eut cru le monde en course vers l’infini. Et lorsque me mandèrent mes parents pour un festin familial à Mbalmayo, je me revêtis d’un épais corsage qui dissimulait mes formes fléchies. Je pris ainsi la fâcheuse coutume de me soustraire à tout : au présent qui me pesait, au futur qui m’épouvantais, bref à la vie, tout autant qu’au regard de mon fils qui me gratifiait d’un sourire de chèvre quand je lui tendais une galette en tâchant de ne point l’effleurer.
Mais voici qu’aujourd’hui, à cause de ce client dont les insolences ont pour vertu de m’avoir ouverte à ma nature propre, je me sens comme repliée sur moi-même, j’ai l’impression qu’en cette nuit, s’arrêtera à jamais cette fuite vers l’avant, sinon, comment expliquer cette subite incapacité de mes sens à capter les remous du monde extérieur ? Plus rien ne m’entoure…rien, à part le vide. Moi, Anaba Blandine, jadis belle comme une aurore, aujourd’hui flétrie, morte bien que vivant dans un simulacre de vie, férue de paille jetée à l’harmattan, par quel mérite devrais-je vivre encore, ne suis-je pas devenue une voleuse de vie, de ma propre vie ?
Père, je sais que, d’une manière ou d’une autre, cette lettre te parviendra : pardon, pour la fierté de la famille par moi sacrifiée, mon ignominie me condamne !
Pardon, maman…tu me disais, quand nous nous baignions jadis à la rivière du village, que la fierté d’une femme s’étend au-delà des chimères, mais qu’ai-je fait de tes recommandations? Comme bien de jeunes de mon âge, je n’ai pu me débattre contre l’attrait corrosif de l’argent, j’en suis pervertie jusqu’à l’âme. J’ai un fils, maman. Nul doute, il ne me connaîtra que par le véhicule des dires, on lui enseignera que sa mère fut une traînée, une ordure jetée dans le glorieux sillage des humains, mais saura-il jamais de quel homme il est le fleuron ? Moi-même je l’ignore. Adieu.
Mini ferme, deux heures du matin. Un vent frisquet siffle sur les toits, soulève les feuilles de papier sur le macadam, berce les dormeurs. Une fille blême, blafarde, range à son chevet une poignée de billets de banque, fruits de nuits orgiaques, y superpose un testament. Elle va à la porte, au-dessus de l’inscription « Anaba, la pute nationale » rédige : la pute s’en va. Elle a rejoint la rue, son regard perce l’ombre. A sa suite traîne un chien en rage ; il a le pelage purulent. Il sent mauvais. Le chien la rejoint. La mord. Mais elle ne crie pas. Elle pleure. A quoi bon crier ? Mais elle pleure le monde qui la vomit. Elle pleure sa famille qu’elle ne reverra plus. Elle pleure le fils qu’elle n’aima point. Et tout à coup, le drame se produit : la fille se jette sur une voiture en trombe. Le conducteur, sitôt qu’il la sait morte, s’affole et se soustrait, tandis que le chien renifle le sang frais du cadavre. Le pauvre homme ne saura jamais pourquoi elle s’est tuée. Jamais il ne saura que ce paquet de chair ensanglanté est une victime de l’argent. Bientôt, il fera jour. Les premiers passants découvriront la dépouille de la suicidée. Les médias en feront leur gagne pain. La famille accoura de Mbalmayo, éplorée. L’argent continuera de fasciner la jeunesse. La vie suivra son cours.
Encore une tombe à fleurir
Un ange part dans un dernier soupir
Un fait divers dans une ruelle,
Un cri court, personne n’entend l’appel.

///Article N° : 4009

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