Il peut paraître bizarre de chroniquer, six mois après sa sortie, un cd aussi prodigieux et, qui plus est, enregistré en octobre 2005 !
Il ne s’agit pourtant pas d’un oubli ; plutôt d’une hésitation légitime, d’une marque de respect particulière à l’égard d’un authentique génie.
Inventeur patenté (quoique involontaire) de ce qu’on a appelé le « free jazz », d’après le titre du disque révolutionnaire qu’il signa en 1960, Ornette Coleman a eu 77 ans le 9 mars 2007 : l’âge où paraît-il on cesse de lire Tintin. La fraîcheur irrésistible de sa musique semblerait plutôt prouver qu’il a 7 ans, l’âge où les contraintes et les misères de la vie sociale n’ont pas encore dissipé les rêves d’enfance.
Il est probable d’ailleurs qu’Ornette Coleman, petit-fils d’esclaves du Texas, n’a jamais eu l’occasion de lire Tintin.
Cet album prouve qu’Ornette Coleman reste le plus « libertaire », le plus « free » de tous les musiciens africains-américains. Il y a d’ailleurs longtemps qu’il est le seul à s’être affranchi définitivement et délibérément de toutes les règles héritées de la musique européenne : il a inventé un concept, baptisé « harmolodie », qui fait table rase de tous les systèmes musicaux liés à telle ou telle culture, pour inventer un langage musical universel. Saxophoniste alto virtuose (disciple de Charlie Parker) mais aussi trompettiste et violoniste très singulier, Ornette a traversé le dernier demi-siècle comme une flèche, insensible aux modes, à part une seule : le funk, auquel il s’est frotté, assez maladroitement, dans les années 1970-80.
Ici, nulle trace de ces escapades : on retrouve Ornette dans sa fureur et sa grâce originelles, telles qu’elles bouleversèrent l’histoire du jazz et de la musique en général, à l’orée des années 1960. Il n’a jamais mieux joué et la seule ombre sur ces retrouvailles extraordinaires ne concerne que son entourage. Quand on pense à tous les géants qu’il fréquenta jadis (Ed Blackwell, Paul Bley, Don Cherry, Eric Dolphy, Charlie Haden, Billy Higgins, etc.) on se pose la même question qu’au sujet de Sonny Rollins ou hier de Miles Davis : pourquoi de tels génies, si alertes et inventifs au crépuscule de leur vie, préfèrent-ils ne jouer qu’avec des proches ? Denardo Coleman, le fils d’Ornette, n’est certes pas le meilleur batteur qu’il pourrait trouver aujourd’hui !
Qu’importe, ce disque est passionnant de la première à la dernière note, et une fois encore, Ornette Coleman aura su volatiliser sur son passage tout ce qui est superflu dans le jazz contemporain. Hélas, comme ce fut souvent le cas dans l’histoire du jazz, cet album essentiel sera passé inaperçu, mais il a tout pour devenir un « disque culte », et même « historique » dans quelques années.
Ornette Coleman, d’Ornette Coleman (Sound Grammar / Abeille Musique)///Article N° : 5869