Une plongée dans l’univers de la presse brazzavilloise des années 1990 à 2000, caractérisée par une inventivité débordante, et en même temps très codifiée, où Delphine Chaume repère une véritable « mise en fiction », permettant de parler d’une littérature de trottoir, avec ses personnages, ses situations, et son langage, à nul autre pareil !
« Toute invention consiste à faire invention de rien », disait Flaubert, et c’est bien de cela qu’il s’agit au sein de la presse congolaise des années 1990 à 2000
Excepté les feuilletons et les divers poèmes qui émaillent les feuilles des journaux hebdomadaires, de quelle manière le fictionnel et le romanesque font-ils irruption dans la presse congolaise ? C’est en effet une des caractéristiques de la presse de ce pays, que de fictionnaliser certains éléments, certains personnages, d’opérer une stylisation et une esthétisation de la vie politique et quotidienne, enfin de construire jour après jour une poétique de la rue
énonciation collective du romanesque, qui trouve un espace d’expression au sein des nombreuses rubriques des journaux dont les noms mêmes sont suffisamment explicites pour attester de cette spécificité étonnante : « Le roman de la cité » (Journal Le Choc), « La Plume du trottoir » (Journal La Rue meurt), etc.
C’est donc bien à une « littérature du trottoir » (1) à laquelle nous sommes confrontés, utilisant le fait divers puisque, ainsi que le souligne Frank Evrard, ouvert à toutes les significations, il invite l’auteur à en remplir les espaces vides, les blancs, les interstices par l’utilisation de son imagination – souvent – débordante. Mais comment peut-on affirmer qu’il y a bien irruption du fictionnel dans ces articles de presse, alors même qu’il s’agit – a priori – de textes non fictionnels ? À l’aide d’indices, d’éléments ténus qui nous montrent de quelle manière le texte « sérieux » subit un flottement, le lecteur, au détour d’une phrase ou d’un paragraphe, perçoit le déploiement d’une tonalité autre, discordante, sent que sa relation au texte se modifie pour entrer dans le contrat du « comme si » de l’espace romanesque. Le monde réel et le monde de l’imaginaire se reflètent réciproquement, s’interpénètrent, les distinctions entre texte fictionnel et texte non fictionnel, entre romanesque et information n’ont plus véritablement cours : « Pourquoi La Rumeur vous inflige-t-elle le frisson ? Je vais vous le dire : vous êtes comme moi, des songueurs (2), friands de biparla-parla, potins, ragots, quolibets cogitations les plus saugrenues » s’écrie Le Moustique dans le n° 00 du journal La Rumeur en 1991. Car « brin de vérité ou brin de mensonge, peu importe. Ce qui compte, c’est ce brin qui vous donne des pulsions : et vous fricotez des montagnes d’imaginations et d’invraisemblances ».
L’un des signes de cette irruption du romanesque se niche dans les métamorphoses qui affectent les individus réels, devenant progressivement des personnages fictionnels, et dans la construction de personnages fictionnels qui s’immiscent dans le monde réel. L’exemple le plus frappant de l’invention de ce type de personnage est celui de P’tit David, le personnage clé, la « mascotte » du journal La Rue Meurt. On notera qu’en plus d’exister sous forme du personnage récurrent des caricatures diverses qui parsèment La Rue meurt, le nom de ce personnage est surmotivé : étant baptisé « P’tit David », il acquiert diverses connotations qui entrent en résonance avec les autres composantes du texte et permettent par ricochet de déréaliser à la fois ce personnage et l’univers au sein duquel il évolue. L’identité de P’tit David est relativement floue. Il désigne tour à tour le rédacteur en chef du journal (en concurrence avec Le Moustique ou La Rumeur), ou par métonymie le journal lui-même, pris dans ce cas en tant qu’entité populaire. Mais P’tit David, c’est également le représentant du peuple, personnage relativement petit au regard des géants sur le point de l’écraser dans nombre de caricatures. Enfin le choix de « David » est loin d’être anodin puisque, ainsi que l’expliquent les rédacteurs eux-mêmes, « je vais vous dire que moi-même, P’tit David, je ne suis pas un hasard. Si je me nomme ainsi, c’est parce que ma vocation historique et biblique consiste à renverser tous les Goliath du monde. J’ai vaincu Sassou Nguesso et son PCT, le monde entier le sait. Reste un coriace, un dur à cuire, Pascal Lissouba. Mais j’ai confiance en mon Dieu et en vous, chers compatriotes » (3).
L’identité de ce personnage est donc suffisamment complexe et brouillée pour être investie d’une foule de significations, tout comme l’est celle d’un personnage romanesque qui parle et entre dans le domaine dialogique d’un texte. Mais c’est surtout que ce flou identitaire montre bien que le personnage de P’tit David ne se pense qu’en fonction des relations entretenues par lui avec les autres personnages qu’il côtoie, à savoir les individus réels « fictionnalisés » par la verve du journal. Les rédacteurs de La Rue meurt tentent en effet à maintes reprises dans leurs pages d’expliciter le rôle de P’tit David, notamment au sein des caricatures : « Là où il y a Sir Jordonne (4), P’tit David est toujours à côté. (
) Oui, comment faire vivre le Professèr sans son enfant chéri ? La caricature serait insipide, elle ne serait pas salée. Il faut toujours un P’tit David pour donner toute la dimension politique de Sir Jordonne » (5). Oui, Pascal Lissouba devient Sir Jordonne dans les pages de La Rue meurt, et malgré l’ironie mordante de ces lignes, il n’est plus un homme politique austère et froid, mais un personnage à même d’entretenir un dialogue avec cet étrange P’tit David. P’tit David, personnage romanesque, attire dans sa sphère fictionnelle les personnages réels pour en faire des personnages fictionnels.
Mais la sphère fictionnelle se construit également par le biais de la structure narrative que prennent certains articles, et notamment ceux portant sur les rumeurs ou les histoires de sorcellerie. Concernant la sorcellerie ou les mystères du monde des ombres, les articles peuvent prendre diverses formes, allant de la dénonciation des procès en sorcellerie aux histoires proprement dites de sorcellerie et de méfaits de sorciers avérés. Quoi qu’il en soit, il est possible de dégager une tendance générale de ces articles et une structure narrative très codifiée. Toutes ces histoires sont narrées sous la forme de contes, ou plus précisément de fable, tout article portant sur ces questions comportant une morale. Morale, ou aphorisme final, qui dénoncent parfois un dysfonctionnement de la société congolaise, par exemple les nombreuses difficultés que doivent surmonter les retraités pour récupérer leur pension tous les mois
Un des articles à ce sujet narre l’histoire d’un vieil homme venu prendre son argent et donnant quelques pièces à un mendiant qui s’empresse de le voler : « Mais le véritable scandale est que cette créature qui suscite tant de pitié et de compassion cache dans son apparence très trompeuse un grand sorcier qui gagne sa vie en volant par magnétisme mystique (
) C’est cela l’autre face des mendiants qui parsèment les couloirs du centre ville de Brazzaville » (6). Ici aussi, le flou qui entoure l’identité (puisque la question sous jacente est la suivante : ne seraient-ils pas plutôt des sorciers ?) de certains acteurs sociaux comme les policiers ou les mendiants, tend à démontrer le caractère inquiétant de la vie quotidienne.
Le détour par la fiction présente plusieurs avantages, outre celui de contourner la censure (qui s’exerce encore aujourd’hui, bien que de manière plus insidieuse), comme la construction d’un espace d’expression fictionnelle. Prenant parfois la forme de légendes urbaines – notamment lorsqu’il s’agit des jeunes femmes mangeuses d’hommes – la confusion entre fiction et information (alors davantage conçue comme une prévention auprès des honnêtes citoyens) peut être poussée à son paroxysme : « Gardez votre souffle s’il vous plaît, il ne s’agit pas ici du célèbre feuilleton nigérian dénommé Karashika, dans lequel n’est fait mention que du mysticisme et rien d’autre, mais une histoire vraie, vécue par un jeune congolais, policier de qualification. Il a simplement effleuré la mort. Et pour cause ? Suivez l’histoire. » (7). Cet art du récit, de toutes les règles utilisées en fiction, comme la création d’un horizon d’attente, se trouvent ici vérifiées. Les rédacteurs des journaux congolais construisent à travers ces articles, et par le biais de l’invention de personnages, une véritable poétique spécifique au secteur de la presse congolaise, ainsi qu’il est possible de le constater d’après le soin apporté aux éditoriaux de ces divers journaux.
Mais la caractéristique la plus étonnante de cet espace littéraire que constitue la presse est l’énonciation collective de ce romanesque. Les journaux possèdent une lexicologie propre, transmise par la rue, reprise par le journal pour être à nouveau distillée dans la rue. Cette création lexicale et les innovations foisonnantes qui l’agrémentent se doublent d’une stylistique très travaillée, faite d’images, de métaphores, d’hyperboles et autres tropes : « Au plus bas de toutes les conditions dites humaines, voire humanisantes, sévit la terreur semée par ces fils du diable qui n’ont d’égaux que les ténèbres des consciences fanatisées à outrance » (8), ou encore de jeux sur les multiples connotations que recèlent les mots : « Chat échaudé craint même une cuvette vide balancée dans sa direction. Du haut de notre observatoire, notre tour de contrôle, nous scrutons l’horizon nous le surveillons. Les vents s’amoncellent, les nuages à l’horizon attendant quelque ingrédient, tel un courant d’air chaud qui viendra d’on ne sait où pour qu’un cyclone s’abatte de nouveau sur le Congo » (9).
C’est cet espace de liberté créative, d’invention romanesque et poétique qu’il importe de protéger à tout prix, car elle est bien plus vitale que l’information triviale : « Boukoutez (10), Bouffez, gavez-vous de tout mais, de grâce, laissez-nous au moins la liberté d’écrire. La douleur est si intense en nous qu’il est impossible de nous taire » (11). Journaliste ou écrivain, espace journalistique ou espace fictionnel, les frontières sont si infimes qu’il n’est pas étonnant que l’un des rédacteurs les plus prisés du journal La Rue meurt ait été Sony Labou Tansi
1. Ce terme s’applique généralement à la presse française du XIXe siècle, et recouvre à la fois la presse « traditionnelle » et les feuillets vendus librement, supports de poésies, pamphlets, littérature diverse.
2. Jaloux, parleurs, etc.
3. La Rue meurt, Spécial deuxième tour, Août 1992
4. Sir Jordonne, tout comme le Professer sont des surnoms attribués à Pascal Lissouba.
5. La Rue meurt, n° 77, du 20 au 26 avril 1995
6. Le Choc, n° 32, 13 juillet 1996
7. L’Observateur, n° 84, 1er au 7 février 2001.
8. Le Choc, n° 97, 4 janvier 1999
9. L’Observateur, n° 57, 27 juillet au 2 août 2000
10. Terme intraduisible, qui pourrait vouloir dire « profitez de la corruption ».
11. La Rue meurt, n° 87, du 29 juin au 5 juillet 1995///Article N° : 7113