Photographe tunisienne engagée, féministe convaincue, Héla Ammar nous parle ici de son travail intitulé Counfa (1) qu‘elle a mené en visitant des prisons tunisiennes juste après la chute de Ben Ali. Cette série de photographies qui a été présentée sous forme d’installation lors du dernier festival Dream City à Tunis en septembre 2012, nous fait rentrer, par une approche à la fois forte et sensible, dans l’univers de la détention carcérale.
Quel est votre parcours de photographe ? Comment et quand avez-vous débuté ?
En réalité, je suis également docteur en Droit et féministe convaincue (membre de l’association tunisienne des femmes démocrates, association féministe réprimée sous la dictature de Ben Ali). J’ai suivi une formation privée en arts visuels parallèlement à mes études de droit, ce qui m’a fait déboucher sur deux carrières parallèles. Je suis venue à la photographie lorsque j’ai ressenti le besoin de m’exprimer sur ma propre identité ; avant cela j’étais plus dans la peinture ou l’installation. Je me suis donc mise en scène dans mes propres photos pour raconter mon ressenti de femme en terre d’islam. Mon travail photographique se nourrit de mon quotidien, de mon vécu et de mes propres questionnements. Depuis la révolution, ce travail a évolué en fonction des rencontres que j’ai faites et des expériences que j’ai vécues.
Vous nous présentez cette série intitulée counfa. Que signifie ce mot ? Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce milieu particulier qu’est la prison ?
Dans le jargon carcéral, Counfa, déformation du terme « Convoi » désigne le transfert des prisonniers d’une prison à une autre ainsi que les allers retours qu’ils font entre la prison et les tribunaux. Par extension, c’est probablement mes déplacements d’une prison à une autre qui m’ont inspiré le titre de cette série !Juste après la révolution, j’ai été nommée dans l’une des trois commissions nationales qui ont été créées par le premier gouvernement de transition. Cette commission avait pour mission d’enquêter sur les exactions commises pendant la révolution sur tout le territoire tunisien, y compris dans les prisons. Accompagnée de trois autres membres de cette commission d’enquête (toutes des femmes), j’ai visité douze prisons en vue de recueillir le témoignage des détenus et des cadres et agents des prisons relativement aux mutineries qui s’y sont déroulées. C’est donc dans ce cadre que j’ai pris un grand nombre de photographies dont est tirée cette série.
En dépit de mon intérêt, ancien, pour toutes les questions relatives à la situation des droits humains en Tunisie et aux conditions d’incarcération en particulier, je n’aurais jamais eu l’occasion de traverser les couloirs des prisons, d’approcher d’aussi près un aussi grand nombre de détenus et encore moins de photographier. C’est en effet la première fois qu’une telle autorisation avait été donnée. Jusque-là le système sécuritaire en place avait gardé les prisons dans le secret le plus absolu. Récemment, j’ai visité d’autres prisons pour aller à la rencontre des condamnés à mort, cette fois-ci dans le cadre d’une mission d’enquête sur la peine capitale en Tunisie. Contrairement à la première fois, là il ne m’était plus possible de photographier.
Comment se sont déroulées les prises de vue ? Avez-vous eu des difficultés avec l’administration pénitentiaire ? Avec les détenus ? Comment ont-ils pris votre demande de prises de vue ?
À vrai dire, j’ai un peu appréhendé les toutes premières prises de vue. J’entrais d’abord pour la première fois dans un environnement jusque-là clos et composé de ce qu’on a l’habitude de considérer comme la lie de la société. Ensuite, mis à part la seule prison de femmes que compte la Tunisie, il s’agissait principalement d’un univers exclusivement masculin. Je n’avais aucune idée de la manière dont pouvaient réagir les détenus en présence d’une femme munie de surcroît d’un appareil photo ! J’avais tort de m’inquiéter. Il n’y a eu de la part des prisonniers aucun débordement ni manque de respect. Ils étaient heureux qu’on s’intéresse enfin à eux. Mis à part quelques détenues femmes, aucun ne s’est opposé à ce que je le prenne en photo. Beaucoup d’entre eux en redemandaient, ils y voyaient là le moyen inespéré de faire connaître « au monde entier » les conditions inhumaines dans lesquelles ils vivaient. Par ailleurs, s’agissant de l’administration pénitentiaire, il y avait de sa part une réelle volonté de dévoiler ce qui avait été caché depuis si longtemps. Indépendamment de l’enquête, ces visites constituaient pour les agents et cadres des prisons une occasion sans précédent de faire parler de leurs conditions de travail particulièrement pénibles ainsi que de la précarité de leur statut. Sous-payés et souvent méprisés par la société, ils affrontaient les risques de leur métier dans l’indifférence générale.
Pourquoi avoir choisi cette esthétique de la superposition ? En quoi cela renforçait-il votre travail ? Quelle était votre
volonté ?
J’ai très vite éprouvé le besoin de témoigner de ces rencontres et plus généralement de l’expérience de l’univers carcéral. Mais je ne voulais pas en faire un photoreportage. Mis à part les raisons évidentes de sécurité qui m’imposaient de veiller à l’impersonnalité des lieux, je tenais avant tout à respecter l’anonymat des détenus. Je voulais éviter toute velléité voyeuriste ; en relatant crûment leur misère, j’aurais eu l’impression de leur enlever le peu de dignité qui leur restait !J’ai donc choisi une autre démarche qui collait à mon propre ressenti. J’ai eu l’impression de passer à travers les murs pour aller à la rencontre des prisonniers ; ils y étaient cloîtrés complètement séparés du monde extérieur. Ensuite, ce que j’ai vu était tellement terrible que les images se sont imprimées dans ma mémoire en se superposant les unes aux autres (bâtiments vétustes, cellules surencombrées, promiscuité et conditions d’hygiène déplorables). C’est ce qui explique la superposition, pour chaque image, de deux et parfois trois photographies. Celles de la prison que l’on voit à travers un mur décrépi et à laquelle je rajoute parfois un regard ou le visage d’une femme. Cette femme est toujours la même. D’habitude, c’est moi qui me mets en scène dans mes photos. Ici, il s’agit d’un modèle avec qui j’avais travaillé auparavant sur l’enfermement. Mais dans tous les cas, ce modèle n’est qu’une projection de moi-même, son regard est le mien, celui que j’ai porté sur les prisons et que je renvoie au spectateur.
Vous dites avoir exposé ce travail lors du festival Dream City en octobre 2012 à Tunis. Comment a-t-il été perçu par les Tunisiens, par le public ?
Il ne s’agissait pas vraiment d’une exposition lors de Dream City mais plutôt d’installations photographiques et sonores. À Tunis, j’avais investi les trois étages d’un parking souterrain aussi sombre, suffoquant et glauque que les prisons. Afin de plonger le visiteur dans l’ambiance opprimante de l’univers carcéral, j’ai collé ces photos imprimées en très grand format sur les murs latéraux de chaque étage et je les ai accompagnées par une installation sonore reprenant des bribes de témoignages de détenus. J’ai également installé une chaise à bascule à l’intérieur d’une immense cage (faite de cages d’oiseaux) et invité le public à s’y installer.
Le public a été sensible à ces installations, il découvrait pour la première fois une réalité répugnante, parfois insoutenable. L’une des réactions qui m’avait le plus touchée est celle d’un monsieur d’un certain âge, à Sfax. Il m’avait raconté que sous Ben Ali, il avait été incarcéré et torturé pour des opinions religieuses qu’on lui avait injustement attribuées. Il était reconnaissant qu’on parle enfin des prisons afin que l’opinion publique sache l’horreur qui y règne.
Comment voyez-vous la création en Tunisie et plus particulièrement la photographie depuis la révolution tunisienne ? Y a-t-il eu des changements chez les artistes et/ou du public vis-à-vis de la photographie ?
L’une des grandes nouveautés est que depuis la révolution, les artistes se sont réappropriés un espace public qui leur était jusque-là interdit. Dans ce nouveau lieu de création, la photographie a eu une place de choix. D’abord on a vu s’éclore plusieurs talents photographiques qui ont par leurs photos, illustré la révolution et tous les événements qui en ont découlé. D’autres projets ont également porté la photographie dans la rue. Je citerai à titre d’exemple le projet de l’artiste français JR, Inside Out Tunisia (Artocracie) auquel j’ai d’ailleurs participé. Mais si l’engouement pour la photographie et pour l’art est partagé entre artistes et amateurs avertis, il ne l’est pas toujours par le public. Je me rappelle encore de la violence des réactions des citoyens face aux portraits géants collés dans la rue dans le cadre d’Inside Out Tunisia. À peine collés, tous avaient été déchiquetés au motif « qu’on en avait marre des portraits qui rappelaient trop celui omniprésent de Ben Ali » ou « que ce n’est pas joli, ce n’est pas de l’art » ou encore que « la représentation humaine est interdite par notre religion ». En somme, toutes sortes de raisons qui révèlent une méconnaissance d’un art contemporain jugé soit élitiste soit blasphématoire. C’est d’ailleurs cette même méconnaissance qui a été à la base des événements sanglants suscités par l’exposition du Palais Abdelya. Dans cette affaire, ce sont les artistes qui ont été désignés comme coupables. Depuis, certains sont poursuivis en justice pour atteinte au sacré et d’autres n’osent pas encore rentrer chez eux de peur des représailles des groupuscules extrémistes
Tout cela pour dire que la création artistique en Tunisie, photographie comprise, est actuellement menacée, au même titre que toutes les autres formes de liberté d’expression.
Quelles sont les suites de ce projet ? Et plus généralement, quels sont vos projets à proche ou moyen terme ?
Counfa fera bientôt l’objet d’un livre que je partagerai avec un photographe français qui a travaillé sur la torture en Tunisie. Ce livre sera porté par une organisation internationale militant dans le domaine des droits humains et offrira en plus des photographies, un témoignage sur l’univers carcéral ainsi que le récit d’anciens détenus victimes de torture. En dehors de cela, j’ai vécu depuis la révolution des moments intenses et fait des rencontres qui m’ont marquée. Certaines choses ont pris le temps de mûrir et j’arrive enfin à les exprimer à travers de nouveaux projets photographiques. Je suis par exemple revenue vers certaines familles de martyrs que j’avais rencontrées pendant la révolution. Avec elles j’explore (peut-être pour les panser) les blessures anciennes et nouvelles de la Tunisie profonde.
Retrouvez les photos de la série Counfa sur [Afriphoto]
Anaïs Pachabezian
1. Ce projet a été soutenu par l’AFAC, le Fond Arabe pour l’Art et la Culture.///Article N° : 11293