Parler de la poésie camerounaise est un sujet délicat. Il faut lui trouver un âge, des noms, des filiations, une certaine expérience ou, selon l’expression de Jean-Louis Joubert, sa modalité originale. La tâche, à tout point de vue, n’est pas une sinécure, car elle se heurte à de solides écueils, notamment ceux, mortels, de spéculer sur une poésie en train de s’écrire et dont l’histoire reste totalement à faire.
L’autre écueil, et non le moindre, est le fatalisme aigu de nos critiques, ou ceux qui en tiennent lieu. Les moins pessimistes plongent notre poésie actuelle dans un inquiétant « déclin » ; et d’autres, ceux qui n’ont aucun sens de la pudeur et de la limite, la jugent de stupide quand ils ne la proclament pas tout simplement morte. L’histoire de notre poésie est la même sous toutes les plumes : on parle des précurseurs et on cite abondamment Louis Marie Mbague Pouka ; puis on passe aux nationalistes des années 60 (Philombe, Kayo, Sengat Kuo
) qu’on classe aussi parmi les poètes de la Négritude. Et on s’arrête aux années 80, période de la génération de la nouvelle audace ou de l’animal langage avec Fernando D’Almeida et Paul Dakeyo. Là s’arrête le coté dynamique et lumineux de notre poésie. L’autre côté, c’est-à-dire, l’après années 80, est autrement traité, lorsqu’on ne le passe pas bonnement sous silence. Ici, on ne parle plus des poètes camerounais, mais de tout ce qui empêche aussi qualitativement que quantitativement de perpétuer la vitalité et la gloire caractéristiques des fastes années originelles.
Les raisons, Isaac Célestin Tchého sait les trouver et les énumérer : mévente de la poésie comme genre littéraire, présence négligeable dans les programmes scolaires, disparition des revues littéraires et de l’association des poètes et écrivains camerounais (Apec), censure officielle qui étouffe les talents et promeut les navets
Ces multiples barrières sont, de l’avis du poète critique, autant d’affres qui contraignent le poète à se rétracter dans un maquis de l’écriture qu’il sait transformer en refuge, en attendant des moments rassurants pour enfin appartenir au grand jour. Et comme un déclin sait parfois allumer des génies, celui dont Aloys Avini va faire preuve dans son livre La magie du verbe, écrit il y a longtemps (de l’avis de l’auteur lui-même) et publié finalement en 2002 chez CLE, achève de noircir le tableau déjà pitoyable de la poésie écrite au Cameroun ces dernières années.
Cette période de déclin pour certains et de honte pour d’autres est pourtant celle qui marque la naissance de ce qu’on pourrait appeler la jeune poésie camerounaise, née presque avec l’avènement du Renouveau et un événement que les annales de notre histoire littéraire ont déjà consigné définitivement, à savoir, la mort d’Antoine François Assoumou.
Relevons quelques inflexions du tableau littéraire de l’époque : les Editions CLE qui, depuis la fin des années soixante, publiaient des poètes, cessent de le faire, ou presque. De 1980 à 2000, la maison pionnière de l’Afrique francophone, publie moins de cinq livres de poésie ! Les poètes camerounais de l’époque, les plus brillants tout au moins (Fernando d’Almeida, Paul Dakeyo
), se font publier à l’étranger, chez Saint-Germain des Prés ou Silex en France, chez NEA au Sénégal
A l’intérieur du pays, lorsque les poètes ne se publient pas à compte d’auteur, ils le font dans des maisons presque inconnues et/ou dont l’envergure littéraire n’est pas avérée: Ceper, Editions St-François, Editions de l’agence
A l’université de Yaoundé, des étudiants réunis autour du « carrefour des poètes », une revue littéraire ronéotypée, produisent des réflexions pointues sur la poésie et des poèmes dont l’audience ne va pas au-delà du milieu estudiantin.
C’est dans ce contexte que meurt Antoine François Assoumou et que le Cameroun découvre son prodige poétique. Né le 27 août 1963 à Yaoundé, il commence à écrire dès l’âge de 13 ans et boucle sa carrière littéraire le 09 juillet 1980, noyé dans la piscine de son grand-père à Edéa, moins de deux semaines avant son dix-septième anniversaire. A l’âge où une coupe de cheveux suffit au bonheur, à l’âge où on gagerait un royaume contre un réveillon, Assoumou, comme l’écrit Anne Cillon Perri, s’enferme dans sa chambre et médite sur le sens profond de sa vie. Sa poésie est saturée de thèmes pathologiques qui s’expriment à travers toutes sortes de néologismes et d’autres hardiesses de l’esprit et du langage. Elle est surtout marquée par un mysticisme percutant frappé constamment par l’idée-sentiment de la solitude et de la mort, par le visage envahissant de la nuit, et de l’eau mortelle :
Adieu, je m’en vais me démasquer
Sous l’ombre métallique du lac.
Avec Assoumou, commence à s’opérer une certaine mutation dans la tradition de l’écriture poétique au Cameroun. Il ne s’agit plus vraiment de pamphlets contre le colonialisme en vogue autour des années 60 ou de la rage contre les régimes à partis uniques des années 70 à 80 et de l’apartheid dont se réclame la génération de Fernando d’Almeida. Un nouvel engagement scripturaire prend corps, qui se caractérise par la prise de conscience chez le poète de sa singularité dans le monde, et à partir de laquelle s’énonce toute son expérience d’écriture. Sans se fermer totalement aux habitudes thématiques et formelles de leurs prédécesseurs, on voit pointer une nouvelle génération de poètes dont l’objectif n’est plus vraiment de sauver une race, un pays ou une civilisation, mais de se libérer soi-même. La parole se fait moins offensive et s’affirme de plus en plus réflexive, méditative, intérieure
Certains observateurs assimilent cette tendance à de l’individualisme, ce qui, à notre avis, semble une mauvaise appréciation et une interprétation superficielle d’une approche du réel qui correspond à une époque où l’unanimité sur l’objet de l’écriture n’est plus aussi évidente qu’au temps de la négritude ou du parti unique.
On comprend qu’Assoumou mette en procès sa propre famille engluée dans les contradictions de la bourgeoisie camerounaise :
nous avons connu innocemment
Une enfance blanche
Fadement bourgeoise
avec ses sabbats et ses petites traditions
Et voilà que nous voyons surgir
à l’heure la face scrofuleuse
du déracinement.
Lorsque Marie Claire Dati publie en 1992 son premier recueil de poèmes, Les écarlates, cette tendance du retour à soi et de lecture du monde à travers et par soi, va se traduire avec une certaine accentuation sensuelle et érotique. Faisant du poème un « espace ludique », elle y projette son corps qu’elle montre à l’homme, considéré à la fois comme partenaire dans la relation charnelle et comme traître; mais surtout comme partenaire :
Je me suis donné mon loisir
En mangeant d’en bas ton plaisir
Des mandibules de sauterelles
J’ai pris ô toi j’ai pris
La moelle de ton corps éprise.
Cette écriture contraste avec l’actualité de l’heure, balayée par ce que le début de 90 a métaphoriquement appelé « vent d’Est ». Les poèmes publiés dans la décennie ne « pètent pas le feu », comme les tourbillons socio-politiques qui les ont vu naître. Marie Claire Dati, dans ses caillots de vie, évoque certes les rues trouées d’ornières de Yaoundé, l’affreuse condition des époux sous le régime des salaires mutilés, mais ce qu’on retient surtout de ses poèmes, c’est leur forte odeur sensuelle et charnelle, leur haute tension féministe et leur goût très affirmé du calembour :
Christ en thèmes fanés
Révolu sioniste à saillant requin qu’est
Dans l’engagement, le don de soi.
Evoquant ça et là le pays, l’enfance et la mort dans son recueil flux et reflux d’une foulée de fous, Jean Claude Awono multiplie des thèmes personnels et s’attache avec un réalisme naïf à dénoncer les drames familiaux :
Et je voyais mon père et ma mère
le sang dans les yeux le diable dans le corps
qui se battaient et se battaient
comme des fauves
dans l’arène de notre maison.
Cédant parfois à la passion dithyrambique, Jacques Fame Ndongo, dans Espace de lumière, énonce une poésie déclamatoire où reviennent avec entêtement, les ombres et les lumières de la femme :
Son souffle impérial me pétrifie
Et son ambroisie m’officie
Et enivre l’univers entier
Et son parfum altier.
Guy Merlin Nana Tadoum, enfilant malgré lui sa filiation d’almédaïenne, renoue avec la tradition rigoureuse du sonnet où il tente un reboisement audacieux de la vie et du langage :
Dans l’aune du possible, je voudrais oser
Poser aux rebords du ciel un panier d’osiers
Humain et séculaire des démocratures
Qui encore nous façonnent à l’image des ruptures
A l’alpha tant espéré du siècle vermeil.
Qu’on cite Boudjeka Kamto dans La main tendue, Zacharie Ngoundjou dans Le retour des exilés
Deganiya, Taly Bedje dans Emotion, Fernand Léos Ndun’ala dans Renaissance, André Mvogo Mbida dans Réflexes des temps rois ou Fernand Nathan Evina dans Ecchymoses, on note toujours cet éclatement de la donne thématique, cet émiettement de l’objet d’écriture qui fait la diversité et en même temps l’unité des poèmes publiés ces dix dernières années au Cameroun ; et presque toujours, ce regard dur sur le pays, et surtout ce retour constant à soi que l’on ne peut aucunement traduire par ce que Jean-Baptiste Tati-Loutard appelait autrefois une crise d’originalité (
) parmi les jeunes écrivains Africains.
Une poétesse qui incarne mieux cette projection de soi dans l’espace du poème est sans conteste Angeline Solange Bonono qui vient de publier Soif Azur, son tout premier recueil de poèmes. La poétesse ne pose nullement sur elle-même un regard angélique. La folie, l’hystérie, la peine, la fêlure, le réel agressif, la douleur d’aimer, les bonheurs pompeux et impossibles, l’inaptitude à s’atteindre, l’écart dans le langage
sont ses principaux sujets. Elle semble parfois se considérer comme l’obstacle à sa propre paix et à son propre devenir. Elle s’emploie, au-delà des motifs sensuels qui nimbent ses poèmes et auxquels on voudrait faussement réduire sa poésie, à se sauver d’elle-même :
A minuit de cette nuit mienne(
)
Je plonge dans mes dérives mes stupres
Je vais à la rencontre de moi
J’affronte mon visage informe(
)
Je revisite tous les coins et recoins obscurs
De mon histoire névralgique.
Les poètes semblent avoir fait un nouveau choix d’écriture en se prenant eux-mêmes pour objet et cible de leur écriture. Ils mettent ainsi la société en procès à travers leur propre histoire et leur drame singulier. En se libérant de leur propre soifs ou mendicités ils espèrent libérer la société toute entière, et, au delà, le monde. Une langue différente accompagne ces nouveautés. Il ne s’agit plus de la langue épaisse encombrée d’images et d’hermétismes héritée de la négritude, et que Balafon de Mveng entretient dans un certain anachronisme dans nos lycées et collèges, il ne s’agit plus de cette langue ancienne par laquelle on voulait prouver qu’on savait écrire la langue française. Il s’agit d’autre chose, de sobriété, de créations, de rupture, de collisions entre les mots, de finesse et d’éclat. Les mots ne sont vraiment plus des totems, comme l’écrivait autrefois Sengat Kuo, mais des chemins. C’est en ayant de bons rapports avec la langue qu’on a de bons rapports avec l’histoire, disait Octavio Paz. Or, aujourd’hui, il ne s’agit plus de combattre au sens ancien du terme ou de devenir des héros, mais de communiquer, d’être homme. Il s’agit de faire du parler une expression, et non plus tellement une arme, une rencontre et non plus vraiment un face à face. Le monde n’est pas plus beau qu’hier, certes. Il appelle cependant de nouveaux outils de lecture où la communication est une des exigences fondamentales. Cette mutation là n’est pas encore très mal perçue, par les poètes eux mêmes, et surtout par le public.
Les poèmes publiés dans la décennie qui nous intéresse ici ne sont que la face visible d’un iceberg dont la densité et le dynamisme s’expriment ces derniers temps à travers une infinité d’actions qui ne cessent d’alerter l’opinion sur une vogue poétique qu’on ne peut encore que mal qualifier. Contrairement aux années 80, frappés par un silence poétique extrêmement inquiétant, les années 90, surtout dans leur seconde moitié, ont véritablement été poétiques au Cameroun. A travers des cafés poétiques, l’occupation des médias, des rencontres de lecture poétique, la Ronde des Poètes, association crée en 1996, a contribué de façon significative au retour de la poésie sur la scène littéraire nationale. Il y a aussi les Presses Universitaires de Yaoundé dont il faut relever l’action. En cinq ans environ, cette maison, sous l’impulsion de la Française Suzanne Olschwang, a publié une dizaine de recueils de poèmes, redonnant ainsi de la vie à l’édition du livre poétique à Yaoundé. On ne peut ne pas mentionner les contributions des Amis de la Littérature de Stella Engama, du groupe Agbétsi du poète togolais Mawussi Koutodjo installé à Yaoundé, du Cercle des Amis de la Littérature, Ecrivains et Poètes Inconnus (Calepi) de Seroli Fokoua à Bafoussam, des Editions Ka’arang dirigées par Kolyang Dina Taïwé et Dilly Palaï à Ngaoundéré, de Fernando d’Alméida à Douala avec ses Cahiers de l’estuaire ou de l’association Le grenier de la muse poétique installée dans la même ville, et de Patrimoine qui, depuis sa première parution en mars 2000, ouvre ses colonnes à la poésie.
Toute cette vitalité poétique se fait, il faut absolument le dire, en marge de l’Etat dont l’apathie et l’indifférence vis à vis des initiatives littéraires n’a pas de nom, malgré l’existence d’un ministère de la Culture. Cette poésie sans Etat amène certains observateurs avertis de notre paysage littéraire à dire de la génération 90 qu’elle est spontanée, tant elle s’est faite d’elle-même et de manière à marquer l’histoire de façon tout à fait particulière.
D’où la parcimonie des textes poétiques consacrés par une publication. Notre poésie, celle de notre génération j’entends, est presque entièrement inédite et paradoxalement bien connue du grand nombre. Anne Cillon Perri, pseudonyme de Pierre Colin Nna est longtemps resté la figure emblématique de cette production en marge des lieux de légitimation des lettres. Ses poèmes, qui ne viennent que d’être publiés après plus de vingt ans de flamboiement dans l’ombre et dont les préoccupations esthétiques sont très affirmées, inventent pour l’homme une interminable randonnée « loin du monde, loin des soifs » et
« Une île de paix
juchée sur l’éternel sommet de l’enfance
Au confluent des folies denses ».
Il faut aussi annoncer des poètes tels Martin Anguissa, Wilfried Mwenye, Thomas Albert Ndefo Noubissi, Hermann Emmanuel Kingue, Yvette Balana, Ernest Olivier Ngando, Valéry Narcisse Ndongo, Jean Paul Mbohou Tchoungui, Joseph Funtim, Emmanuel Mayo, Emane Samuel, Patrice Major Assé Eloundou, dont les poèmes fleurissent encore dans l’ombre de l’inédit et constituent de précieux gisements que l’avenir exploitera bientôt. Il faut surtout annoncer en plus de ceux qui précèdent, deux poètes majeurs que la vie a cédé à la mort il n’y a pas longtemps, et dont les uvres aussi bouleversantes que puissantes se « taisent » encore dans les tiroirs. Il s’agit de John Shady Francis Eone (1968-1998) et Hortense Claire Thobi (1972-1999). Le premier, imprimant à son poème la touche limpide d’un Eluard et la gravité panique d’un Isidore Ducasse, construit des textes que rythme toujours un fond de jazz :
La sublime vrille dans
Le soupir cadencé de
L’amant des lueurs (
)
Quand donc Seigneur
Comme un jazz sans arrêt,
Connaîtrais-je
L’orgasme permanent des choses.
La seconde ne fait pas de la mort un scandale et de l’écriture une scène d’allégresse. A l’idée du néant, elle se laisse aller à des » frissons de joie » et de rêves de » galaxie » radieuse :
Et tous ces gens autour de moi
Je les imagine déjà
Moi couchée dans mon linceul
Et pleine de moi toute seule
Que ce sera beau ce jour
Plein d’un soleil pourpre
La poésie camerounaise de l’heure continue de « creuser son sillon » dans la quête de son identité propre, de sa « modalité originale ». Pourtant, le chemin qui s’est crée depuis les années 80, dans la mort, dans la crise, les agitations de toutes sortes est déjà significatif. Tournant le dos à la vielle poésie toute tournée contre l’ordre extérieur, les poètes de l’heure braquent de plus en plus les plumes vers eux-mêmes, pour se projeter et montrer ainsi à travers des expériences personnelles, les hideurs et les éclats d’un monde où ils n’arrivent pas en réalité à trouver un certain équilibre. Cette tendance de notre écriture connaîtra sans doute son nom un jour. Pour le moment, il faut se contenter de la constater et de prophétiser demain avec une joie solaire, comme Anne Cillon Perri :
Demain
Il y aura le soleil demain
Il y aura le soleil dans la caverne
Et l’océan juste à proximité
Où aux creux des grandes lèvres
Ma bouche gourmande viendra s’abreuver.
///Article N° : 3987