Rencontre avec Federica Angelucci, commissaire pour la photographie de la galerie Michael Stevenson, basée à Cape Town, qui sera présente à Bamako pour la Biennale africaine de la photographie du 7 novembre au 7 décembre 2009.
Pouvez-vous retracer un bref historique de la galerie ?
La Michael Stevenson Gallery est une galerie d’art contemporain, elle ne travaille donc pas uniquement sur la photographie. Michael Stevenson, le propriétaire, depuis toujours collectionneur de photographie, possède une collection de photographie coloniale sur l’Afrique du début du vingtième siècle et a publié un travail critique, Surviving the lens (1). Son intérêt pour la photographie est, à ce titre, double : il s’intéresse à la photographie vintage mais aussi à la photographie contemporaine africaine, ce découpage est d’ailleurs le positionnement de la galerie, nous nous occupons d’artistes sud-africains, africains ou de la diaspora africaine, et d’artistes qui sont proches de thèmes humanistes.
Quelle est l’esthétique défendue par la galerie ?
Notre esthétique est plutôt narrative et humaniste et, pour cela, la photographie remplit un rôle particulièrement important. Mais nous défendons également des artistes tels que Nandipha Mntambo – dont le travail sera présenté cette année à Bamako dans le cadre de l’exposition internationale – qui a d’abord commencé en tant que sculptrice et qui a par la suite intégré les sculptures qu’elle crée en peau de vache dans un discours visuel plus ample où trouvent leur place la vidéo et la photographie. Ainsi le spectre de la photographie est large : elle va du documentaire à un usage plus artistique du médium.
Quels sont les « critères » avec lesquels vous choisissez vos artistes ?
Je ne parlerais pas de critère fixe
C’est une question que je me suis posée à maintes reprises et qui a fait l’objet de nombreux échanges avec Michael Stevenson car, ayant auparavant travaillé à Magnum, je viens plutôt de la photographie documentaire, mais ici nous nous occupons de photographie artistique.
La photographie se distinguant par son unité de méthode substantielle, il devient ainsi difficile de dire où se situe la frontière entre photographie artistique et journalistique car, même dans cette dernière entrent en jeu des préoccupations de composition, couleur, traitement, contraste etc., tandis que dans la photographie artistique – à moins qu’il ne s’agisse d’une photographie hautement manipulée, symbolique ou abstraite – il y a toujours un lien avec la réalité, il y a toujours une négociation entre le photographe et la réalité.
Ainsi, en règle générale, ce que nous cherchons est une photographie qui, de quelque sorte que ce soit, altère, même si c’est de façon subtile, notre perception des choses. Nous attendons qu’elle nous montre cette réalité, qui est toujours liée au travail photographique, de façon différente.
Est-ce cette approche qui lie les artistes de la galerie, tous médias confondus ?
C’est exact. Même si cela est particulièrement vrai pour la photographie, parce que dans un autre type d’art figuratif tel que la sculpture, par exemple, il faut un talent manuel particulier dans la création de l’objet, qui acquiert aussi une valeur pour le type de savoir-faire qui est engagé en deçà de l’art. La photographie est un médium plus accessible : après, il faut voir quelle est l’épaisseur qui se cache derrière cela, ce qu’elle nous dit.
C’est aussi une question de sensibilité personnelle. Nous sommes cinq à travailler en galerie, je m’occupe plus particulièrement de photographie mais, en réalité, les décisions sont prises de façon démocratique, ce sont des choix qui sont ouverts à la discussion. Chaque exposition implique une scénographie et, en amont, un editing qui, parfois, est réalisé avec le photographe. Très souvent elle est accompagnée d’une publication réalisée par nos soins ou en synergie avec des maisons d’éditions comme, dans le cas des deux derniers projets de Pieter Hugo ou de Guy Tillim, Prestel (2). Nous sommes tous investis dans les projets qui entrent dans notre espace, il faut donc un accord de fond sur les choses. Il m’arrive de reconnaître la valeur de quelque chose sans qu’elle ne me parle pas directement au cur. Dans ce cas, c’est aussi une question professionnelle et non pas seulement de pur coup de cur.
Ceci est peut-être aussi lié à l’aspect commercial qui régule la vie de toute galerie
Oui mais, sincèrement, je dois dire que nous ne faisons pas de choses dans lesquelles nous ne croyions pas. Quelque chose qui peut être « chouette » et donc davantage de l’ordre du décoratif et susceptible de bien se vendre, s’il ne répond pas à des critères d’intégrité et de cohérence, nous ne nous y engageons pas. Je dois beaucoup à Michael Stevenson pour cette façon de voir les choses : je pense d’ailleurs que celle-ci est la manière la plus saine qui soit de voir la relation, aussi commerciale, qui existe entre l’artiste, le galeriste et le client.
Pouvez éclairer davantage les rapports que vous entretenez, à la fois, avec les photographes et avec les collectionneurs ? Quel est le profil de ces derniers ?
Avec les photographes, il y a une relation profonde qui commence depuis la conceptualisation d’un projet. Nous discutons ensemble, en amont, d’une « histoire » ou d’une recherche sur un thème déterminé sur lequel le photographe voudrait travailler. Par contre, du point de vue de la production, la plupart d’entre eux sont très autonomes. Nous leur donnons ainsi tout le soutien dont ils peuvent avoir besoin, tel les lettres dans lesquelles nous déclarons qu’ils sont bien représentés par la galerie etc. : ce qui peut être utile, par exemple, pour obtenir un visa.
Nous travaillons en tant que caisse de résonance des idées, avant que les photographes ne s’embarquent dans un projet, c’est un échange de fond sur le concept, mais cela reste leur projet. Nous avons pour ainsi dire une fonction maïeutique : le bébé, c’est eux qui le font, tandis que nous sommes un peu leurs sages-femmes !
Chacun a sa façon de travailler mais, en général, parce qu’il y a cette confiance de fond, nous assistons à l’editing, que ce soit lorsqu’ils travaillent en numérique ou avec des planches-contact. À ce stade, il est par ailleurs intéressant de voir comment les positions changent, parce que les travaux sont regardés moults fois, du début et jusqu’à la fin. Lorsque le travail est complet, les editings peuvent durer même d’une semaine à dix jours. Si c’est quelque chose qui est réalisé lors de missions différentes, au retour de chaque voyage, on regarde le travail ensemble et on fait des choix. C’est ainsi que le travail avance. J’adore cette partie du travail !
Ensuite, il y a le travail externe. À partir du moment où le travail est prêt, il doit avoir sa vie dans le monde, et de cela nous nous en occupons de façon variée. Il y a le contact avec les différents commissaires, les sections des musées, et les personnes dont nous pensons qu’elles pourront apprécier le travail. Évidemment, les interlocuteurs ne sont pas les mêmes selon les photographes, cela dépend de l’esthétique qu’ils défendent.
La philosophie de la galerie est aussi d’accompagner la présentation officielle d’un corpus de travail d’une publication.
Cela est aussi vrai pour les photographes que pour les autres artistes de la galerie, pour ces derniers on réalise des catalogues d’exposition, pour les photographes, c’est davantage un livre de photographies.
Ceci est aussi lié à notre position géographique : nous sommes plutôt isolés par rapport aux hauts lieux de la photographie, il est ainsi important de faire circuler les travaux de façon accomplie.
Quant aux collectionneurs, nous avons une base très mince de collectionneurs locaux. Il y en a peu par rapport au total. Nous travaillons surtout avec des collectionneurs étrangers que nous atteignons à travers les foires internationales, nous sommes ainsi présents à pas mal d’entre elles. Aussi, Cape Town étant un lieu très recherché pour les vacances, bien des personnes viennent dans leur deuxième maison sud-africaine, en provenance des États-Unis et d’Angleterre, entre novembre et mars. Nous avons ainsi des collectionneurs réguliers, que nous voyions une à deux fois par an, lorsqu’ils se rendent à Cape Town.
Avec les collectionneurs, nous avons la même approche de dialogue créatif qu’avec les photographes, plutôt qu’un rapport de pure vente. Nous travaillons avec l’imagination de ces personnes. Nous cherchons à favoriser la rencontre entre un artiste et un collectionneur. C’est en cela que consiste notre travail surtout parce que, traitant d’art contemporain, nous n’avons pas les mêmes arguments que ceux qui peuvent être avancés pour l’art moderne, qui peuvent être basés sur un discours d’investissement financier ou de « status symbol ». Dans notre cas, ce sont des acquisitions qui touchent moins le côté public de ces personnes que leur partie privée.
Le fait que le marché local soit restreint est-il un souci pour vous ? Voudriez-vous l’élargir davantage ?
Nous investissons beaucoup de travail en vue d’un élargissement d’une culture visuelle. Nous avons un programme principal dans lequel nous montrons le travail des artistes que nous représentons en exclusivité ou comme étant leur « primary gallery », ensuite nous avons un programme que nous appelons la Side gallery consacré aux projets de jeunes artistes qui n’ont pas encore la maturité pour soutenir une exposition individuelle en galerie la nôtre fait environ 600 mètres carrés
Ainsi, souvent, nous organisons deux expositions individuelles conjointes). Actuellement à la Side gallery nous exposons le travail de Musa Nxumalo, qui vient de démarrer sa deuxième année au Market Photo Workshop (3) et qui a développé un travail intéressant sur la culture alternative des jeunes de Johannesburg (4). C’est une façon pour nous de donner une chance à des jeunes artistes et de tester la nouvelle génération. Nous essayons de garder cet espace constamment actif notamment pour nos coups de cur.
Ensuite, nous avons un autre programme intitulé Forex, acronyme de Foreigner Exchange, qui se base sur l’idée de porter en Afrique du Sud des artistes dont le travail serait difficilement visible autrement. Ce sont des artistes qui, selon nous, ont une cohérence avec notre esthétique et notre approche de certaines thématiques, qu’elles soient politiques, en lien avec les droits de l’homme ou plus personnelles : nous ne les représentons pas de manière exclusive mais leur dédions régulièrement un espace. Par exemple, nous avons projeté une vidéo de Zina Saro-Wiwa,This is my Africa, qui n’était pas à vendre. Nous avons aussi présenté une vidéo de Zineb Sedira, et actuellement nous avons une mini-exposition de tableaux de Lynette Yiadom-Boakye, Pleased to Meet You. Nous allons continuer ainsi, avec un rythme le plus régulier possible. Malheureusement, dans ce pays, les fonds publics pour l’art sont plutôt limités, ainsi, nous essayons d’avoir une offre culturelle intéressante : le marché verra de lui-même.
Avec cette ouverture aux jeunes, vous devez être très sollicités pour des lectures de portfolios
Oui, les photographes sont très nombreux et ils sont également, je dois dire, la catégorie la moins timide ! Il n’y a pas de commune mesure par rapport au nombre d’artistes qui sollicitent mes collègues dans les autres disciplines. Je reçois constamment des visites, des courriels ou des appels téléphoniques pour des demandes de rendez-vous
Peut-être parce que les photographies sont facilement numérisables, il est donc plus facile d’envoyer un lien vers un site de photographie. Les sculptures, en règle générale, n’ont pas de site !
Ce qui me frappe assez souvent dans ces lectures de portfolios, c’est que les photographes me présentent « leurs meilleures photos des deux dernières années » ! Il n’y a pas un véritable positionnement ou une véritable recherche dans ce qu’ils font. C’est alors une photographie bien composée, captivante du point de vue visuel, mais qui ne me fait pas comprendre quels sont leurs préoccupations et discours, quelle est leur voix. Je parle ici des jeunes étudiants et non pas des photographes professionnels qui nous sollicitent parfois depuis l’étranger.
Pour un jeune photographe qui habite Cape Town, quelles sont les possibilités d’aiguiser son regard ?
Outre notre galerie, il y a la Goodman Gallery qui est très cotée et dispose d’une excellente présence internationale. Il y a aussi une galerie très hype, la Whatiftheworld Gallery,la Erdmann Contemporary, qui a une section de photographie, The Photographers Gallery ZA, la João Ferreira Fine Art
Il y a une importante activité visuelle et culturelle, ce qui est quelque peu étrange : bien que le marché soit assez restreint, la scène artistique est très vivante. Le Mois de la Photo, donne l’occasion de montrer des photographes qui ne sont pas représentés dans une galerie. Des espaces publics sont mis à disposition à cet effet, comme la National Gallery, le Museum d’Histoire Naturelle. L’année dernière la sélection a été particulièrement riche avec des photographies historiques et plus récentes.
En outre, les facultés de beaux-arts des Universités locales (UCT et Stellenbosch) organisent des expositions de fin d’année où nous nous rendons régulièrement pour voir quels sont les jeunes diplômés
Nous avons repéré ainsi l’un des photographes avec lequel nous avons commencé à collaborer l’année dernière, Lunga Kama ; par la suite il a eu une exposition dans la Side Gallery et pendant qu’il termine son Master à Stellenbosch, nous continuos à le suivre.
Le 7 novembre s’ouvrira la neuvième édition de la Biennale de Bamako
Comment y avez-vous travaillé ? S’agissait-il d’une carte blanche donnée à la galerie ou davantage d’un travail partagé avec Michket Krifa et Laura Serani, les commissaires de la biennale, pour le choix des artistes ?
Le travail a été le fruit d’un dialogue avec les commissaires. Nous leur avons envoyé une proposition et elles nous ont répondu avec une sélection de travaux les plus pertinents à leur avis. De la galerie, sont présents cette année à Bamako Zanele Muholi (dans l’exposition internationale) qui avait envoyé une candidature, et la sélection des commissaires qui s’est portée sur Pieter Hugo et Nandipha Mntambo. Pieter y présente un travail réalisé entre 2008 et 2009 au Nigeria – Nollywood – qui est une re-interpréation des travaux issus de l’industrie cinématographique nigériane, une production réalisée par des Nigérians pour les Nigérians et dont, même si elle n’est pas forcément exportée à l’étranger, on peut en retrouver des vidéos ou des DVD à Londres ou dans les grandes mégalopoles. Ce sont des histoires rocambolesques de crime, de magie noire
tout cela est réalisé avec des budgets très bas et prêt en un laps de temps record, parfois d’une semaine à dix jours. Pieter Hugo a ainsi créé des tableaux qui s’inspirent de cette esthétique, assez violente. C’est un travail très intéressant, qui peut choquer ou troubler, même si à mes yeux il est clair qu’il s’agit de mise en scène. Nandipha présente une série intitulée Praça des Tourosdans laquelle elle est vêtue à la manière des matadors, avec un costume réalisé en peaux de vache. Elle mime une corrida dans une arène mozambicaine vide, dans laquelle le taureau n’arrive jamais
Elle en a fait une performance solitaire, d’où une vidéo et une série de photographies ont été tirées, c’est cela qui sera aussi présenté à Bamako.
Quels sont vos prochaines expositions et projets pour la photographie ?
Nous serons à Paris Photo en novembre (5) où nous présentons Nollywood de Pieter Hugo (ce sera l’occasion de lancer le livre qui vient d’être publié par Prestel), le travail de Youssef Nabil (Paris Photo 2009 met à l’honneur la photographie moyen-orientale) et puis l’on y présentera une sélection de photographies sud-africaines et africaines vintage du dix-neuvième siècle, issue de Surviving the lens.
Par la suite, l’on démarrera notre Summer Show, une exposition de projets qui investissent différents médias. Parmi ceux-ci il y a un projet important de photographies de Sabelo Mlangeni, un jeune photographe qui habite à Johannesburg et qui a documenté la vie dans les foyers d’hommes seuls : une institution de l’apartheid, car les travailleurs ne pouvaient pas vivre avec les conjoints et leurs familles mais qui, de fait, continue d’exister pour les travailleurs immigrés.
Nous allons sûrement y exposer également une sélection des photographies réalisées par Guy Tillim à Rome dans le cadre du festival de photographie de la ville, FotoGrafia, et qui vient d’être publiée par Punctum (6).
Pour l’année 2010, vraisemblablement en avril, nous prévoyons une exposition individuelle de Zanele Muholi, une activiste lesbienne qui a beaucoup travaillé sur les politiques de l’identité raciale et sexuelle et pour le droit à l’homosexualité. Car, bien qu’intégré par la Constitution du pays (elle permet le mariage gay), malheureusement, les homosexuels sont discriminés dans les meilleurs des cas, notamment dans les townships. Quant aux femmes, elles sont attaquées, violées et tuées car elles sont vues comme des aberrations dans la structure familiale traditionnelle. Elle explore ainsi ce territoire extrêmement dense et délicat avec une manière poétique.
(1) Michael Stevenson, Michael Graham – Stewart, Surviving the Lens. Photographic Studies of South and East African People, 1870 – 1920, Fernwood Press, 2001.
(2) Pieter Hugo, Nollywood, Prestel, 2009 ; Guy Tillim, Avenue Patrice Lumumba, Prestel 2008.
(3) École de photographie fondée par David Goldblatt en 1999 à Johannesburg.
(4) Alternative Kidz, du 1er octobre au 21 novembre 2009.
(5) Du 19 au 22 novembre 2009 au Carrousel du Louvre. Site : www.parisphoto.fr/
(6) Guy Tillim, Roma, città di mezzo, Rome, Punctum, 2009.Site web de la galerie : http://www.michaelstevenson.com/
Focus Michael Stevenson Gallery aux Rencontres de Bamako # 9
du 7 novembre au 7 décembre 2009
Pieter Hugo – Nollywood
Nandipha Mntambo – Ukungenisa///Article N° : 8985