Première édition du Festival du Film Tunisien à Paris : les enjeux d’un ‘cinéma national’ dans un contexte diasporique

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Du 13 au 15 mars 2008 s’est déroulé aux cinémas de la Clef et de l’Archipel à Paris, un petit festival étonnant, le premier « festival du cinéma tunisien ». L’universitaire Patricia Caillé livre ici une analyse mettant en jeu les questions posées par son succès.

Se réclamant ouvert et fondé sur une programmation très éclectique rassemblant des classiques qui faisaient la part belle aux films de Nouri Bouzid, depuis Les Sabots en or produit en 1986 mais qui, malgré son retentissement national et international, n’est sorti presqu’oublié sur les écrans commerciaux français qu’en 1995, Poupées d’argile sorti très discrètement sur les écrans français en 2004 et son dernier film, Making off qui traite de la transformation d’un jeune danseur hip hop désoeuvré en Islamiste. Il ne manquait que Nouri Bouzid lui-même, retenu par un tournage loin de l’événement. Sa présence aurait sans doute contribué à replacer ce festival dans l’histoire d’un cinéma tunisien que, de ce côté de la Méditerranée, on a sans doute tendance à trop oublier.
Ce festival a présenté neuf longs métrages qui ont permis de voir ou revoir l’univers poétique et spirituel du Collier perdu de la colombe de Naceur Khemir sorti en 1994 et de découvrir des films beaucoup plus récents, comme La Tendresse du Loup (2006) de Jilani Saadi sorti confidentiellement, il y a quelques semaines à Paris, ou El Kotbia (2003) de Nawfel Saheb Ettabaa, qui jusqu’ici n’était sorti commercialement en Europe que sur les écrans norvégiens et hongrois, en passant par 5 documentaires historiques, patrimoniaux et/ou politiques, dont J’en ai vu des étoiles de Hichem Ben Ammar (2006), Mare Nostrum de Mourad Ben Cheikh (2007), Albert Samama Chikli (2006) et Les Beys de Tunis (2007) de Mahmoud Ben Mahmoud, ainsi que 17 courts de fiction et un film d’animation, Les Naufragés de Carthage d’Abdelkader Belhedi (2006). Certains de ces films avaient déjà été montrés à la dernière Biennale des cinémas arabes de l’IMA, comme Les Beaux jours de Meriem Riveill, ou Ma Sœur, la chose et moi de Kaouther Ben Hnia, ou le dernier long métrage de Selma Baccar, Khochkhach (Fleur d’oubli, 2005), film sur l’addiction liée à la frustration sexuelle, lui aussi montré à l’IMA mais n’ayant pas été depuis distribué en France.
Ponctuée d’interludes musicaux, de concerts de Neshez et Haytem Achour, de moments conviviaux, ces trois jours constituèrent une opportunité unique de montrer la diversité de la production d’un cinéma national, ou se revendiquant comme tel, depuis les très populaires, VHS Kahloucha (2006) de Nejib Belkadhi, qui pose lui-même directement la question de ce qu’est le cinéma depuis sa production jusqu’à son public, ou Visa, la Dictée (2005) de Brahim Lataïef, jusqu’à l’univers très caustique et drôle de Wissem Tlitli dans Perversions (2006), une parodie du global/local de la téléréalité, en passant par une fiction épurée sur l’intimité du couple fondée sur la répétition et l’ennui, travaillée par le son et la couleur de Walid Mattar et Leyla Bouzid, Sbeh El Khir. Le documentaire politique, Fils de tortue (2006) de Walid Mattar, qui traite du rêve que suscite l’émigration et des rêves et désillusions qui l’accompagnent a beaucoup marqué le public. D’autres courts également, La Brèche (2004) de Kaouther Ben Nhia aborde l’impossibilité du dialogue dans une relation entre un père et sa fille d’une façon très personnelle, loin des clichés exotisants.
Cette manifestation bien organisée, dont le modeste budget s’est élevé à 8000 euros (dont 4500 euros de location de salles), a été portée de bout en bout par les membres de l’ « Association des Jeunes Tunisiens » (1) qui ont investi leurs propres deniers, avec à leur tête Melik Kochbati. Cette manifestation était soutenue financièrement principalement par l’Acsé ainsi que par quelques autres partenariats fondés sur des échanges permettant la communication, le Consulat de Tunisie ayant, lui, contribué à l’acheminement de copies. Elle a également bénéficié du soutien des réalisateurs, réalisatrices, producteurs et constitué un moment fort de construction d’une communauté liée autour d’un ensemble d’images partagé avec enthousiasme par un public national, bi-national et plus vaste. Ancré dans une communication média et internet très stratégique ayant favorisé un relais par les listes thématiques et « communautaires », un bouche à oreille efficace, cet événement étalé sur trois jours a offert gracieusement – toutes les séances, sauf une, étaient gratuites – un accès à des films rares, qui ont, le plus souvent, fait salle comble y compris lors de la projection des courts du samedi, une sélection de films réalisés par de très jeunes réalisateurs et réalisatrices revendiquant leur droit à sortir des sentiers battus. Comme le remarquait Melik Kochbati, le court, comme d’ailleurs le cinéma amateur, a toute une tradition en Tunisie et peut attirer un large public. Il offre également un espace de liberté et d’originalité aux cinéastes du fait de son moindre coût. Une telle entreprise cherchait, dans les dires de son principal initiateur à tordre le cou à plusieurs clichés sur ce qu’est le « cinéma tunisien » en insistant sur sa variété et sur la demande d’un public dont il n’avait jamais douté de l’existence. L’affluence au festival n’a pu que le confirmer dans cette intime conviction, et ce pour un cinéma dont la place dans la culture cinématographique en France reste ambivalente.
Le festival fut également l’occasion d’un débat animé, « Le cinéma tunisien : prémices et promesses d’une nouvelle vague », modéré par Mériam Azizi d’Africiné et Olivier Barlet d’Africultures, qui avait rassemblé des réalisateurs et réalisatrices, un producteur et une journaliste et critique de cinéma à La Presse, Samira Dami. Malgré les quelques injonctions largement ignorées d’Olivier Barlet sur l’opportunité d’une discussion centrée sur les thématiques, les réalisateurs et réalisatrices présents semblaient plus à l’aise dans une discussion de leur propre rapport au cinéma. Ainsi, le débat s’est clivé autour de deux positions, l’une défendue par Walid Tayaa qui attribuait la vitalité du cinéma tunisien à l’implication du Ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine, une vitalité attestée par le nombre de courts produits chaque année, environ une vingtaine. Il appelait de ses vœux un cinéma populaire fondé sur l’histoire racontée et l’humour. Le producteur Mohamed Charbagi, quant à lui, prônait également la dimension industrielle et collective de la production du cinéma, pour regretter le manque de producteurs, l’absence de scénarii, ainsi que le manque de marché. Pourtant, les documentaires réalisés par Mahmoud Ben Mahmoud qu’il a produits et montrés pendant ces journées apportent tout un pan d’une histoire nationale dont tout un public semble très avide.
Nadia El Fani, auteure notamment de Bedwin Hacker (2003), s’est opposée avec force au portrait souriant du cinéma tunisien dressé par Walid Tayaa. Si le cinéma tunisien allait toujours qualitativement bien, s’il produisait beaucoup de courts, ce n’était pas nouveau. Il avait toujours su revendiquer une liberté de ton, mais on ne saurait pour autant se voiler la face. Le cinéma tunisien souffre d’un manque de volonté politique dans l’attribution des financements, un manque désastreux d’aide à la distribution, une absence de salles en Tunisie. Le cinéma tunisien n’avait pas su non plus entretenir les liens étroits qui avaient traditionnellement unis le cinéma amateur, un vivier de créateurs de talent, aux réalisateurs professionnels, ni faire vivre l’ACT (Association des Cinéastes Tunisiens). En outre, le cinéma tunisien demeure méconnu en Tunisie du fait de l’absence d’engagement des télévisions, un constat plus critique indirectement confirmé par d’autres interventions. Wissem Tlitli rappelait ainsi que de nombreux diplômés des écoles de cinéma sont au chômage, que tout un cinéma indépendant demeure invisible. Leyla Bouzid, quant à elle, a défendu le besoin d’une réelle « humilité » et d’une vraie « rigueur » au regard des lueurs minuscules de la production actuelle de films, rappelant le besoin d’apprendre de ceux qui ont fait le cinéma tunisien. Les réalisateurs s’en sont également pris vivement au rôle de la critique prompte aux jugements négatifs péremptoires et peu sensibles aux enjeux de la promotion d’un cinéma national, un débat qui n’est pas sans rappeler l’article d’Olivier Barlet qui suivit les JCC de 2002 (2).
Si ce festival qui, de par son titre, était fondé sur la croyance forte en l’existence du cinéma national, de son renouveau et de sa diversité, le pari est réussi puisque Melik Kochbati estime qu’il a rassemblé entre 1800 et 2000 spectateurs. Il a montré clairement que cette notion de « cinéma national » est toujours très prégnante dans l’imaginaire des réalisateurs et réalisatrices, des critiques, et du public qui n’a pas hésité à faire part de ses réactions. Mais on ne saurait oublier que cet événement s’est malgré tout déroulé à Paris, grâce à l’engagement d’une poignée d’individus dont l’investissement personnel ne peut en aucun cas laisser indifférent, devant un public majoritairement issu de la diaspora mais aussi français, ce qui pose plusieurs questions de fond. (3) Pourquoi un public s’est-il déplacé aussi nombreux pour voir, parfois sur des supports numériques, des films sinon pour marquer par cette démarche même un attachement à des formes multiples de production d’images, à une pratique du cinéma, en même temps qu’une appartenance ? Dans ce cadre, quels sont le prix et les enjeux de la culture dans un contexte diasporique et, de facto, postcolonial ? Comme l’affirme Winifred Woodhull, on ne saurait réduire la circulation des capitaux, des images, des personnes dans le contexte de mondialisation en Méditerranée à un seul rapport franco-maghrébin (4), ou ici franco-tunisien, d’autant que le cinéma tunisien a su créer une image distincte. Le débat fut d’ailleurs l’occasion de rappeler que cette spécificité était aussi une des raisons de ses difficultés puisque le cinéma tunisien se vend mal dans les autres pays arabes et du pourtour méditerranéen. Néanmoins, un tel festival ne relève-t-il plus que de l’engagement personnel, du bénévolat et de l’aide de l’Acsé, l’Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Égalité des Chances? Il ne s’agit aucunement de critiquer l’engagement de cette agence qui a le grand mérite d’exister et qui a offert un soutien très précieux et permis à ce festival de voir le jour. (5) Il s’agit plutôt de s’interroger sur la catégorie et le statut que cette agence confère à cette manifestation qu’elle construit par ses objectifs dans l’espace social et politique comme une lutte contre les discriminations. L’envergure de ce festival, depuis les organisateurs jusqu’au public présent, nous impose d’examiner les hiérarchies culturelles qui structurent aujourd’hui encore nos imaginaires. Nous sommes dans un cinéma « des minorités » (6). Le politique et le culturel étant inextricablement liés, si le cinéma est si important à la culture tunisienne et à un public diasporique et/ou français, quelles sont les conditions de sa survie, des formes de la rencontre entre les films et leurs publics, et donc de sa production et de sa visibilité ?
Dans un contexte où l’internationalisation des financements, les migrations permanentes des personnels-que ce soit pour la formation et/ou la production-sont la norme plutôt que l’exception, qu’est-ce qu’un « cinéma national » ? Est-il fondé sur le ou les pays producteur(s), sur l’identité revendiquée de ses réalisateurs et réalisatrices, que celle-ci soit liée au(x) passeport(s), ancrée dans l’expérience et le vécu des individus, ou purement stratégique, ou bien alors est-il fondé sur les cultures représentées ? Quels sont alors les enjeux du rapport entre « cultures représentées » et « publics » quand les financements des films, eux, sont déjà internationaux, et que la majorité des cinémas nationaux, dont le cinéma tunisien, dépend d’un public plus large que le public « domestique » pour sa survie ? En outre, qu’en est-il alors de tous les films qui justement abordent la question des migrations, le désir de migration présentée comme la seule issue, et nous mettent face à la transformation permanente-contrainte, subie ou revendiquée-des identités ainsi qu’aux politiques incitatives mais le plus souvent répressives qui les affectent ? Ce sont justement ces films qui peinent à trouver leurs publics dans les circuits de distribution commerciale traditionnels alors que l’affluence ici atteste d’une attente.
On observe ici les effets pervers du décalage avec une forme valorisée de l’expérience cinématographique, celle du cinéma en salle, et clairement revendiquée lors de ce festival, et dont on tend à attribuer l’étiolement à des logiques commerciales binaires. La logique qui consiste à opposer le blockbuster transnational aux cultures endogènes est assez bien décrite par Mohamed Bensalah dans Cinéma en Méditerranée et d’autres (7). Cette culture « endogène » en France se définit encore aujourd’hui, le plus souvent implicitement, comme celle du petit film d’auteur dont la valeur est fondée sur un rapport du réalisateur à l’œuvre privilégiant certaines formes filmiques (plutôt que des thématiques !), une conception elle-même héritée d’une profonde mutation technologique et des personnels, la Nouvelle Vague, et d’une révolution symbolique, la « Politique des Auteurs ». Cette logique du blockbuster transnational comme l’autre du cinéma tant décrié peut ainsi recréer insidieusement des logiques coloniales. L’opposition à un gros cinéma commercial et/ou à l’hégémonie américaine pour privilégier un petit cinéma d’auteur contribue souvent à mythifier « le » public de cinéma en salles, celui qui saurait apprécier le cinéma. Ce  » public de cinéma en salles » largement imaginaire de l’ex-métropole renvoie à l’invisibilité de nombreux publics avec lesquels il partage une histoire et dont il nous empêche justement de voir la diversité. Alors même que de nombreuses réflexions actuelles sur les rapports des individus à la culture tendent à montrer la grande variété des profils et la complexité des histoires qui lient les individus à non pas une mais des cultures, un tel festival prouve la nécessité de reposer les termes dans lesquels la production des savoirs sur la culture ou les cultures-une production qui est le résultat de choix politiques-a été conçue (8).
Qu’en est-il de cette diaspora (et des autres) qui fait vivre des films par des pratiques qui ne sont pas celles du cinéma en salles commerciales qui lui sont le plus souvent inaccessibles, mais par la circulation assez intense de supports DVD légaux ou non puisque la vaste majorité des films ne sont pas « officiellement » disponibles en DVD, et par la multiplication d’événements du même type ? Ces manifestations vont, en outre, devoir pallier l’absence de la Biennale des Cinémas Arabes si la rumeur de sa disparition venait à se confirmer. Si certains médias, certaines institutions, Internet, en particulier des sites très précieux tels qu’Africultures, Maghrebarts et Africiné et d’autres, les chaînes satellitaires dans une petite mesure, certains festivals et la Médiathèque des 3 Mondes, par exemple, ont longtemps constitué et constituent encore une ressource essentielle pour l’accès à l’information ou à des films populaires ou classiques, on ne peut que remarquer la présence décroissante des longs-métrages tunisiens de fiction dans le passage de la VHS au DVD. Des films de Néjia Ben Mabrouk, Nouri Bouzid, Nadia Fares (« Miel et Cendres » jamais distribué dans les salles en France), Moufida Tlatli étaient disponibles en VHS et donc dans certaines bibliothèques municipales, mais le passage au DVD les en a exclus. Cette disparition est l’effet combiné du passage à vide qu’a connu le cinéma tunisien au début des années 2000 mais également du manque de légitimité de ces cinématographies. En outre, les films de certains réalisateurs, par exemple ceux de Ridha Béhi, demeurent pratiquement invisibles en France. Certes, les films comme toute autre production culturelle ont une durée de vie limitée, et rares sont les grands classiques qui résistent à l’épreuve du temps. Mais dans une culture postcoloniale qui peine encore à gérer sa mémoire et la dimension culturelle de son rapport à l’histoire, même si elle ne cesse d’en discourir, on peut s’étonner du manque d’institutionnalisation de vastes catégories de films. On peut noter, en particulier, l’absence ou la présence très parcellaire de ces films dans les bibliothèques universitaires ou de recherche.
En outre, comme le remarquait Nadia El Fani, si un pays aussi petit que la Tunisie produit aussi peu de longs métrages, la responsabilité qui pèse sur les réalisateurs ou réalisatrices est immense. On ne peut donc que se poser la question de la liberté réelle de ces derniers dans le rapport de force asymétrique qui est en jeu dans la circulation des productions culturelles. On saurait d’autant moins l’oublier que les grandes années du cinéma tunisien sur les écrans commerciaux français sont liées aux « films sur la condition des femmes ». Le succès de cette catégorie de films est lié à Halfaouine, l’enfant des terrasses de Ferid Boughedir, sorti en septembre 1990 et resté sur les écrans parisiens en continu pendant plus d’un an, un film qui nous renvoie à un autre âge de la distribution et de l’exploitation. Cette grande époque se termine avec Satin Rouge de Raja Amari (2002), qui a fait davantage de spectateurs en salles en France qu’en Tunisie, en passant par le très grand Silences du palais de Moufida Tlatli (1994). Ce sont les films sur la condition des femmes, même s’ils ne représentent qu’une petite dizaine de films dont la presque totalité est (co)produite par la Tunisie et la France, qui ont placé le cinéma tunisien contemporain sur le marché français, puisqu’ils représentent environ 9 entrées en salles pour le cinéma tunisien en France sur 10 sur depuis 1990 (9). Si certains de ces films sont magnifiques, la catégorie dans laquelle ils se sont retrouvés enfermés a eu des effets pervers sur les liens établis entre culture cinématographique et culture nationale puisqu’elle a contribué à assimiler les films eux-mêmes à la culture tunisienne, rendant ainsi l’œuvre « visitée, transparente, traversée » et, finalement, invisible (10). Cette catégorie piège, même si elle est valorisée en Tunisie comme en France quoique de façon très différente (11), efface ainsi toute la densité et l’opacité du travail. Cette assimilation de la représentation filmique à la culture représentée, « la Tunisie », dévalorise l’œuvre tout en révélant une fascination du public français pour les femmes de l’ex-colonisé. À ce titre, le manque d’intérêt porté par la critique aux stratégies de résistance de ces mêmes femmes dans les films eux-mêmes est révélateur du statut ambivalent des films. La fascination pour cette catégorie du film « sur la condition des femmes » – à la fois revendication dans la culture nationale tunisienne, une dimension essentielle des discours politiques et culturels sur le cinéma en Tunisie et piège commercial lié en partie à l’hégémonie du marché cinématographique français – semble appartenir au passé.
Néanmoins, dans un contexte postcolonial, cette attirance rarement problématisée pour un type de films nous rappelle aussi que le regard-les spectateurs et spectatrices qui paient leur place de cinéma-est pouvoir. Ce pouvoir a largement contribué à la marginalisation de tous les autres films sortis sur les écrans français qui ont fait beaucoup moins bien au box-office, comme dans la critique. Elle a également contribué à un manque d’analyse des représentations cinématographiques dans le cadre des productions culturelles autres que cinématographiques. Qui, en France, s’intéresse au lien entre cinéma et « Nouveau Théâtre », au lien entre cinéma et les autres arts, au lien entre cinéma et politique ? Une telle fascination ne peut que nous alerter sur les limites du rapport des réalisateurs et réalisatrices à leur œuvre car si ce cinéma national, demeure, comme les autres cinémas du Maghreb, peu légitime, les spectateurs en salles en France représentent 65% des spectateurs européens. En outre, la France demeure le premier coproducteur et importateur de films tunisiens (12).
Ce festival est donc important pour plusieurs raisons. Il a su montrer une diversité jusque-là invisible et donc très largement ignorée. Il prouve également, si besoin était, que les festivals constituent des réseaux parallèles et opèrent comme une ressource essentielle pour la visibilité des productions culturelles n’ayant pas ou que très marginalement accès à la distribution commerciale. S’il soulève la question que Leyla Bouzid posait avec justesse en coulisses, « Y a-t-il un cinéma tunisien ? », alors de quoi ce dernier est-il fait ? Si cinéma tunisien il y a – ce que ce merveilleux moment tant à nous laisser croire malgré toutes les questions qu’il peut susciter – alors quel est son devenir, et quelles formes les « coopérations » et « partenariats » doit-il prendre pour arriver au « véritable patrimoine commun » et multiple de la Méditerranée que Mohamed Bensalah appelle de ses vœux ?

1. Cette association, structurée autour de trois pôles, la culture, l’économie et la recherche, vise à mettre en valeur des projets initiés par de jeunes Tunisiens, voir le site www.jeunestunisiens.com
2. Barlet, Olivier. « Carthage 2002 : le cinéma tunisien entre art et politique » publié sur Africultures le 24/03/2003, n°2669, ainsi que le compte-rendu du colloque sur la critique n°2670.
3. Voir les articles de Samira Dami sur le festival, en particulier le 2ème qui est un bilan du festival.
http://www.lapresse.tn/index.php?opt=15&categ=11&news=68807
4. Winifred Woodhull, « Postcolonial thought and culture in Francophone North Africa » In Francophone Postcolonial Studies : A Critical Introduction by Charles Forsdick and David Murphy, London, Arnold, 2003. pp. 211-219.
5. L’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (l’Acsé) est « un établissement public national à caractère administratif, chargé de mettre en oeuvre les orientations gouvernementales en matière de politique de la ville, d’intégration, de lutte contre les discriminations et d’égalité des chances ». http://www.lacse.fr/dispatch.do
6. Nous reprenons ici une expression de Zaïda Ghorab-Volta, une réalisatrice qui refuse justement avec véhémence que ses films soient catégorisés comme tels.
7. Bensalah, Mohamed. Cinéma en Méditerranée : Une passerelle entre les cultures. Aix-en-Provence : Edisud, 2005.
8. Donnat, Olivier (dir.). Regards croisés sur les pratiques culturelles. Paris : La Documentation Française, 2003. Lahire, Bernard. La Culture des individus : Dissonances culturelles et distinction de soi. Paris : La Découverte (Poche), 2004, 2006.
9. Caillé, Patricia. « Figures du féminin et cinéma national tunisien. » La Fiction Eclatée : Etudes socioculturelles (Vol.1) Actes du Colloque de l’AFECCAV- Lyon. Paris : L’Harmattan, 2007. pp. 193-210.
10. Brenez, Nicole. De la figure en général et du corps en particulier. Paris, Bruxelles : De Boeck, 1998.
11. Voir par exemple, Khélil, Hedi. Abécédaire du cinéma tunisien. Tunis, 2007.
12. Chiffre obtenu à partir de la base de donnée Lumière disponible sur le site de l’Observatoire Européen de l’Audiovisuel complétée par une vérification des chiffres du Film français.
///Article N° : 7491

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