Un état des lieux sans complaisance d’une presse ivoirienne prise entre autorégulation et automitrailleuses.
Échaudés par le Rwanda et par la tragique dérive de ce qu’on a appelé » les médias de la haine « , les observateurs de la crise ivoirienne ont rapidement pointé et dénoncé le rôle de la presse dans la préparation et l’exacerbation de la situation qui prévaut depuis la mi-septembre 2002. Il est vrai que la violence extrême des lignes éditoriales a paru parfois comme un prolongement des combats se déroulant derrière l’autre ligne, celle du front militaire. Si pourtant, la presse ivoirienne n’a jamais été un exemple probant de modération, et ce, en dépit des appels incessants de l’OLPED (Observatoire de la liberté de la presse de l’éthique et de la déontologie) à plus de retenue, elle a, en revanche, bénéficié d’un environnement économique général qui a favorisé son essor : de bonnes unités d’impression, un excellent système de fabrication, un système de distribution tout aussi efficace et, par-dessus tout, un pouvoir d’achat des lecteurs qui, bien qu’érodé, reste relativement élevé par rapport aux autres pays de la sous-région.
Cela explique que la presse foisonne depuis le début des années 1990. Au point que même Édipresse, le distributeur qui exerce un monopole de fait, se trouve débordé, malgré un savoir-faire certain et des moyens logistiques éprouvés. L’essentiel des ventes se faisant à la criée, ce sont, certains jours, plus de vingt titres que les petits vendeurs sont obligés de porter à bout de bras aux feux tricolores et le long des principales artères : une quinzaine de quotidiens, de nombreux hebdomadaires aux parutions aléatoires. Entre naissance soudaine et mort subite, la démographie de la presse ivoirienne est un mouvement perpétuel. Dès qu’un journal disparaît, deux ou trois apparaissent aussitôt !
Pourtant, cette multiplicité de titres n’est pas forcément synonyme de diversité : les contenus, assez identiques dans leur structure comme dans la présentation, sont largement dominés par la » politique « . Cela va sans doute continuer puisqu’il y a fort à parier que la course au lancement de nouveaux titres va s’accélérer, d’ici à 2005, date théorique des prochaines élections présidentielles cette période de joutes étant toujours favorable à une boulimie de consommation d’informations et de rumeurs. De plus, en dépit des dénégations, la sphère politique encourage, ouvertement ou en sous-main, l’émergence d’une presse encline à la polémique. Toutefois, on note une certaine lassitude du lecteur, qui se livre de plus en plus à une sorte de zapping entre diverses unes, sans en acheter aucune. Il faut dire que, compte tenu des » strabismes » éditoriaux (forcément divergents), un lecteur est obligé, pour se faire une idée sur un sujet, d’acheter plusieurs journaux différents. Sauf, et c’est fréquent, à se contenter d’une lecture univoque plus destinée à conforter sa propre opinion qu’à s’informer véritablement.
Un repli presque sectaire sur ses habitudes de lecture qui explique en partie la stagnation globale des ventes. Tout comme les opinions politiques, le lectorat ivoirien est aujourd’hui particulièrement émietté. Les ventes quotidiennes cumulées oscillent entre 80 et 100 000 exemplaires. Ce qui, comparé aux ventes » groupusculaires » de certains pays peut paraître élevé. Mais ce chiffre montre que, quantitativement, le marché de la presse n’a pas bougé depuis plus de dix ans
Saturation ? Peut-être. En tout cas, ce niveau ne reflète guère le potentiel économique général. Une tendance suicidaire puisque, a contrario, le lecteur est prêt à récompenser même la plus petite audace éditoriale. En effet, lorsqu’un journal oublie un court moment son intégrisme éditorial, il a toutes les chances d’aller au-delà de son lectorat, captif présumé gagné cependant par le doute. Se peut-il que tout soit noir ou blanc ? Où est la nuance grise ? C’est ce qu’a perçu en son temps 24 heures, un nouveau venu dans la presse mais dirigé par un journaliste d’expérience et qui a pu rejoindre le peloton de tête en terme de diffusion, grâce à quelques coups très professionnels. La proximité avec un parti continue pourtant d’être un gage de pérennité du titre. En fait, il s’agit d’un savant dosage, tout l’art consistant à être proche d’un parti sans le toucher, ou alors en l’effleurant. Mais en général, au lieu de s’en défendre, plusieurs titres assument crânement leurs prises de positions partisanes. Il advient que les journaux de même tendance s’accusent de tiédeur quant au soutien à un parti ou à une politique. Aussi lorsque, comme c’est le cas aujourd’hui, toute la presse ivoirienne est indexée pour ses errements, ceux qui estiment avoir fait correctement leur métier le ressentent comme une véritable injustice.
Reste que la vraie ligne de partage persiste entre journaux d’obédiences opposées, au point que, un moment occultée par la vraie guerre, la guerre entre rédactions a repris progressivement. Va-t-elle s’intensifier à mesure qu’on approchera des échéances électorales ? Rien n’est plus sûr. D’ailleurs, au grand dam de l’OLPED dont la hantise est le risque de discrédit général qui plane sur toute la corporation, les ingrédients de ces conflits sont déjà en pleine germination dans les arrières-salles où politiques et journalistes se croisent. La question est donc plutôt de savoir si les bonnes volontés organisations non gouvernementales, organisations de la société civile et même de nombreux hommes politiques seront suivies dans leur tentative d’endiguer les passions. Pour l’heure, chacun y va de son couplet sur la régulation et l’autorégulation. Or, les instances créées à cet effet sont pratiquement toutes confrontées à de nombreux problèmes qui finissent par entamer leur crédit.
Ainsi, des jugements sans doute excessifs estiment que l’OLPED a montré ses limites au moment où sa voix était espérée. Une telle assertion choque M. Dan Moussa, président de cet observatoire considéré longtemps comme une référence et un modèle dans maints pays africains Il estime en effet que la guerre est un moment de pure folie qui empêche tout fonctionnement normal d’un organisme tel que celui qu’il dirige, au surplus dépourvu de moyens et ne reposant que sur le bénévolat. Sans vouloir dédouaner cette institution, il faut bien admettre en effet que, dans le contexte de crise paroxystique qu’a connu le pays, la tâche était particulièrement ardue : meurtres en séries ; rumeurs invérifiables qui montent comme la houle ; des rédactions entières plongeant dans la clandestinité ; des vendeurs passés à tabac ; journaux détruits, exemplaires rescapés lus furtivement. Le tout dans un pays dont on dit par commodité qu’il était coupé en deux, mais qui offrait plutôt l’allure d’un puzzle aux pièces impossibles à assembler
Alors, la question de fond devient celle-ci : l’autorégulation est-elle possible avec les automitrailleuses ? Autre forme d’autorégulation qui a plus ou moins bien fonctionné avant la création de l’observatoire, l’Union nationale des journalistes, qui vient de renouveler ses instances et de se donner un nouveau président, le 20 juillet dernier, a dû prendre en charge pendant longtemps l’ensemble des problèmes de la presse, se substituant tour à tour aux éditeurs, aux instances de régulation voire à l’État, qui ne dispose d’aucune stratégie pour le développement de la presse écrite. L’UNJCI, essoufflée pour diverses raisons, un peu épuisée par les crises externes et internes, aura fort à faire pour éviter les risques de scission, compte tenu de l’ambiance passionnée qui entoure désormais tout ce qui touche aux médias. Sa force, jusque-là, a résidé dans sa capacité à coopérer étroitement avec l’État tout en défendant farouchement son indépendance. Elle l’a prouvé plus d’une fois, en dénonçant entraves et intimidations des pouvoirs successifs et en réclamant un soutien plus conséquent à la presse. Elle a pu conquérir ainsi une certaine crédibilité. En revanche, elle n’a pas réussi à contenir les dérives. Elle s’y est certes essayée. En vain. Car réguler la presse écrite, quelles que soient les stratégies, est une tâche difficile. La CNP (Commission nationale de la Presse, instance créée et financée par l’État et dirigée par un président désigné par l’État) tente désespérément depuis, quelques années, de le faire. Mais cette instance se trouve confrontée à plus d’une difficultés. Le trop classique manque de moyens bien sûr, mais, plus grave, cette commission, pourtant d’essence paritaire, n’a jamais été vraiment acceptée par la corporation des éditeurs et des journalistes. Soit ceux-ci l’ignorent carrément, soit ils la regardent avec un brin de condescendance. Surtout que les formalités de création des journaux sont, en Côte d’Ivoire particulièrement allégées : une simple déclaration auprès du procureur de la République, suivie d’un dépôt légal d’ailleurs pas toujours respecté. Aucune demande d’autorisation préalable n’est exigée
Faut-il envisager une autre procédure ? Les avis sont partagés. Une bonne partie des professionnels craignait que, sous prétexte de régulation en amont, cela n’aboutisse à une présélection contraire à l’esprit même de la liberté d’éditer. Depuis, de terribles événements ayant plongé le pays dans le doute quant au rôle de la presse, des voix s’élèvent pour réclamer un renforcement (en fait un durcissement) des conditions requises pour la création des journaux. Un début de réponse existe peut-être dans l’adoption d’un nouveau projet de loi sur la presse, dont les esquisses se trouvent déjà à l’Assemblée nationale. Il n’est pas sûr cependant que cela suffise. Que, non plus, la période actuelle où affleurent les nerfs et les émotions soit la meilleure pour étudier sereinement un texte d’une telle portée, dont chacun perçoit la nécessité, mais avec des arrière-pensées différentes.
Quoique diplomatiquement formulée, une recommandation issue des accords de Marcoussis prévoit de remettre à plat l’économie générale du secteur des médias, avec, au besoin, la mobilisation de la Francophonie et d’autres instances de coopération. Dans son discours d’orientation prononcé il y a quelques semaines devant les députés, le Premier Ministre M. Seydou Diarra a également évoqué le chantier de la reconstruction d’une presse crédible, quitte pour cela à revoir les bases juridiques ainsi que des modalités plus appropriées de la formation des journalistes. Gardien des accords de Marcoussis, l’éminent Albert Tévoedjrè, représentant du secrétaire général de l’ONU ne manque aucune occasion pour rappeler le rôle (passé) néfaste de la presse et celui, plus faste, qu’elle peut jouer en faveur de la réconciliation. Le vieux sage laisse même entendre, malicieusement, que ceux des médias qui se conformeront aux règles minimales du métier bénéficieront de soutiens divers. Quant aux autres
Au demeurant, une mission de l’Organisation internationale de la Francophonie était fin juin à Abidjan pour une première évaluation de l’état des médias et des opinions des différents acteurs, directs ou indirects, c’est-à-dire des hommes de médias mais aussi de la classe politique, toutes tendances confondues. Du Président de la République jusqu’à d’autres dirigeants moins connus, en passant par les ministres du gouvernement d’union. Selon des indiscrétions, tous ont juré, la main sur le cur, qu’ils feraient tout pour préserver la liberté de la presse, mieux, qu’ils aideraient celle-ci à sortir de l’ornière. Reste à passer à l’acte.
Le contrôle des moyens de communication est, dans l’actuel contexte ivoirien, un enjeu stratégique. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce poste dévolu aux ex-rebelles désormais appelés » forces nouvelles » est occupé par leur leader le plus en vue. Soro Kigbafory Guillaume, ancien dirigeant de mouvement estudiantin et ci-devant ministre d’État en charge de la communication, ne fait pas mystère de son intention de » nettoyer » les écuries des médias publics. Même lorsque son discours tente de s’enrober de vernis consensuel réconciliation oblige la volonté d’engager la rupture ne tarde pas à affleurer. Un incident survenu au cours de sa visite dans les locaux de la télévision nationale a donné à ce stratège, rompu aux rapports de force et à l’adversité, l’occasion de débarquer les deux premiers responsables de la RTI (Radio Télévision ivoirienne) Depuis, l’affaire, éminemment politique, s’enlise dans les méandres juridico-administratives, puisque les anciens responsables ont saisit la cour suprême
Ambiance.
Le manque de sérénité est tout aussi patent à Fraternité-matin, unique journal d’État, créé en 1964 par la volonté d’Houphouët-Boigny, premier Président du pays. C’est tout naturellement la version officielle que le journal d’État a relayée au début de la guerre, avec zèle, avec véhémence, avec constance. Mais pourquoi s’en étonner ? L’alignement de Fraternité-matin sur les positions des gouvernants est une tendance lourde, quasi irréversible. Cette fois, ce soutien a pris un caractère particulier, qui a ému jusqu’aux observateurs internationaux. La confrontation directe avec les rebelles a atteint un tel niveau d’acrimonie réciproque qu’il était difficile d’imaginer un ex-rebelle exerçant la tutelle sur la vieille maison. Les responsables de Fraternité-matin ont fini par l’admettre, et se contentent désormais de vanter leur bilan positif avec emphase et lyrisme, comme dans ce supplément en quadrichromie inséré dans l’édition datée du 18 juillet dernier. Depuis un an, le journal a en tout cas connu une sévère cure d’amaigrissement, qui a vu le licenciement de la moitié de ses effectifs et la disparition de certains de ses produits de diversification tels le quotidien Ivoir’Soir, les mensuels Femme d’Afrique et Stades d’Afrique. Un projet de privatisation du journal ressort épisodiquement, presque au rythme des marées ministérielles.
Bien que parfois décriée, la vieille maison fait saliver encore beaucoup de monde. Outre un tirage d’environ 30 000 exemplaires par jour, sa valeur symbolique forte (c’est une partie de la mémoire collective du pays), elle dispose de locaux fonctionnels battis sur plusieurs hectares, d’une usine d’impression dont certaines machines sont en bon état de marche, d’une chaîne de façonnage et de finition capable de produire plus de deux millions de livres par an Sans compter ses 50 % de participation dans Édipresse, la très rentable filiale commune des NMPP (Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne). Assurément, la quadragénaire a du sex-appeal
Mais la vraie question est celle de savoir si le journal saura profiter des interstices de ce gouvernement » patchwork » pour prendre son indépendance définitive, ou bien s’il continuera de brandir son slogan qui laisse quelque peu perplexe par son ésotérisme : » Ni neutre, ni partisan « .
D’autres titres ne se sont pas condamnés à cet équilibrisme éditorial, mais ils n’en jouent pas moins leur survie sur le front de la recherche de l’impossible équilibre économique. Comment survivre avec une aire de diffusion restreinte du fait de la guerre, alors que la circulation des hommes et des papiers est plus que problématique ? Et comment maintenir la tête hors de l’eau dans une situation de récession publicitaire, qui voit les budgets significatifs aller en priorité vers le hors médias et d’autres supports ? Alors que fait l’État pour la presse écrite ? Pas grand-chose : un fantomatique fonds d’aide créé il y a quelques années n’a strictement rien apporté. On parle aujourd’hui de reprendre l’idée pour la concrétiser selon d’autres modalités. De nouvelles promesses sont faites urbi et orbi par tous ceux qui prétendent appuyer la renaissance de la presse ivoirienne. Or, même si la volonté existe, comment prendre pour argent comptant, si l’on ose dire, les paroles d’un État impécunieux, bousculé par les urgences ? En réalité, les promoteurs de journaux et les journalistes critiqués, pris à partie par tous pour leurs responsabilités dans la crise ivoirienne, ne se font guère d’illusions. Beaucoup affichent désormais leur scepticisme vis-à-vis de dirigeants politiques qui se sont rapidement défaussés. Et la nouvelle génération d’éditeurs qui émerge lentement devrait savoir que la presse sera d’abord sauvée par une ré-appropriation de l’éthique de la profession. Une presse certes désargentée, mais sans doute plus digne.
Ibrahim Sy Savané est consultant, après avoir été journaliste-chroniqueur, puis directeur général d’un groupe de presse et d’une agence de communication en Côte d’Ivoire. Economiste, il est spécialisé en management des systèmes d’information.///Article N° : 3095