« Puissions-nous vivre longtemps » : une fable puissante de Imbolo Mbue

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En 2016, les lecteurs découvraient la Camerounaise Imbolo Mbue dans un roman salué immédiatement par la critique, Voici venir les rêveurs. C’est son deuxième récit, publié en 2018, Puissions-nous vivre longtemps, qui a attiré l’attention de notre rédactrice, Annie Ferret. 

À l’origine du deuxième roman d’Imbolo Mbue, il y a une compagnie pétrolière américaine, Pexton, qui a jeté son dévolu sur le village de Kosawa, dont le sous-sol regorge de brut. Des décennies durant, elle exploite, surexploite, au mépris des habitants, polluant l’air et l’eau et causant la mort des nourrissons. À partir de cette trame aux allures de tragédie contemporaine trop entendue, Imbolo Mbue déploie une fable puissante et belle aux allures de fresque épique, qui s’ouvre à l’heure des fous et des enfants, celle de la prise de conscience nécessaire à la révolte.

« – Ils sont venus d’Amérique et nous ont détruits et maintenant vous voulez aller les trouver et les supplier de nous sauver ?

– Il ne s’agit pas des mêmes gens, je réponds alors que je voudrais dire qu’il est temps de partir. Les propriétaires de Pexton et les gens qui seraient prêts à faire ce qu’il faut pour que Pexton cesse de nous détruire sont deux sortes d’Américains différentes.

– Mais ils ne sont pas différents, beau jeune homme, dit Konga en s’approchant pour me regarder droit dans les yeux – pour la première fois de ma vie, j’ai le sentiment qu’il me voit, pas simplement d’être assimilé à un jeune de Kosawa parmi d’autres. Tu as compris que les gens qui viennent de l’Occident sont tous pareils, non ? Les Américains, les Européens, les Occidentaux qui ont posé le pied sur notre sol veulent tous la même chose, tu le sais ? » (p. 128-129)

 

Au fil d’une chronique tenue sur plusieurs dizaines d’années, on voit survivre le village autour de la figure centrale de Thula. Petite fille au moment des premiers décès et considérée par les garçons et les filles de sa classe d’âge, c’est-à-dire par ceux nés la même année qu’elle, comme la plus sage d’entre eux, elle fait face à la situation et passe par toutes les étapes, de la recherche de solution à la désespérance. Ce qui nous est conté dans Puissions-nous vivre longtemps, c’est exactement ce moment de l’Histoire où le monde noir est pris en étau entre Martin Luther King et Malcom X. La prochaine fois, le feu de Baldwin s’y retrouve comme mis en œuvre ou en exergue, parce qu’il n’y a plus d’autre choix, que le monde est intrinsèquement pourri et qu’attendre une amélioration de l’intérieur finit par ressembler à une complicité objective avec le mal. La grande réussite d’Imbolo Mbue, pourtant, est qu’elle ne tombe jamais dans le manichéisme et met en scène l’hésitation constante, l’espoir qui renaît, la logique sans faille d’un système pervers. S’il y a les méchants Américains et que les bons ont toujours quelque chose à voir avec ces méchants-là, comme le rappelle justement le fou Konga, on n’oublie jamais que l’Histoire est faite de heurts et de soubresauts, et que si l’on ne peut pas se tromper et se faire d’illusion sur le collectif, il ne faut pas oublier non plus qu’il y a aussi des individus, qui peuvent être meilleurs que d’autres, avec sincérité et vérité, mais qu’ils ne feront jamais le poids face aux masses.

Thula fait la synthèse de ces deux mondes. Élève brillante formée à l’école des Blancs, elle ralliera les États-Unis pour y étudier. Elle y séjournera longtemps sous le charme d’un Américain entièrement et réellement acquis à sa cause, mais qui ne peut plus rentrer avec elle dans un pays qu’il aurait pourtant aimé adopter. La fascination qu’elle éprouve, tant pour la nation qui lui a ouvert la porte du savoir que pour l’homme qu’elle aime, ne l’empêchera jamais de se rappeler sans cesse qui elle est et où elle est. Toujours elle appartiendra  aux siens et à son peuple, jusque dans les derniers combats.

Sous l’implacable, il y a dans ce texte, à travers les diverses voix, individuelles ou collectives, qui s’y font entendre, et en guise de contrepoids, une humanité réelle, qui donne chair aux proches de Thula, famille animée de ses querelles et de ses contradictions, comme toutes les familles, mais empreinte de compassion et de beauté.

« Une fois les enfants hors de ma vue, je suis allée voir comment allait Yaya. Je lui ai apporté un seau dans lequel cracher ou uriner ou déféquer, faire ce qu’elle avait à faire. Je le fais quotidiennement. Certains jours, elle ne parvenait pas à s’asseoir pour se servir du seau, alors je glissais un bout de plastique sous ses fesses et posais un chiffon sur le plastique pour qu’elle puisse déféquer allongée, après quoi je la nettoyais et la séchais.

Si ses selles dégagent une odeur, je ne la sens pas. Elle est ma mère. Quelles que soient les souffrances qu’elle endure, je les endure avec elle. Jusqu’à ce qu’elle me quitte ou me demande de la quitter, je lui appartiens et elle m’appartient. Elle a perdu toutes ses dents, alors je hache sa viande et prémâche son taro avant de le glisser dans sa bouche comme elle le faisait jadis pour mon mari et mes enfants. Quand elle a besoin de pleurer, je m’assois sur le lit et nous pleurons ensemble. » (p. 195)

 

On voudrait croire que la réalité de Kosawa, si elle a du mal à triompher, minuscule David face au géant Goliath, a pour elle le sens de l’Histoire et qu’à une échelle encore lointaine, trop lointaine pour Thula et ceux de sa génération, un monde meilleur finira par advenir. On veut y rêver, comme à un juste retour des choses, à la manière dont le village résiste et renaît avec une force surnaturelle et indescriptible.

« C’est pendant cette période d’attente que l’un d’entre nous a été réveillé en pleine nuit par les grognements de son épouse enceinte. (…) La doctoresse du ventre a tâté à nouveau le ventre et rectifié : les bébés arrivaient. (…) Pendant toute la journée, dans la forêt, il a pensé à ses bébés et nous nous sommes moqués de sa soudaine incapacité à engager la conversation. En rentrant au village, il imaginait, comme nous tous, que les bébés étaient nés et que nous passerions la nuit à boire dans sa case. Mais, à notre retour, les bébés n’étaient toujours pas là. À tombée de la nuit, le silence de sa femme s’est mué en grognements, le lendemain matin en grondements, au moment où nous rentrions de la forêt le lendemain soir en cris suraigus. C’est alors, avant même l’arrivée d’un marabout du premier des cinq villages sœurs pour le confirmer, que nous avons compris que Jakani et Sakani étaient de retour. » (p. 316-317)

On veut y rêver comme à une fable dont on cherche la leçon, peut-être aussi inutilement qu’a l’air de le dire à la fin le frère de Thula : je repensais à cette nuit où j’étais revenu d’entre les morts. Cette fameuse nuit, j’avais perdu quelque chose. J’ignore ce que c’était. J’avais gagné quelque chose. J’ignore ce que c’était, et sans doute, on sait déjà que ce rêve est presque impossible, mais la réussite indéniable de ce roman, c’est qu’il nous fait néanmoins un tant soit peu voyager et avancer dans la compréhension d’un monde, pourtant toujours plus illisible. En 2016, je n’avais pas été convaincue par Voici venir les rêveurs, mais, en refermant Puissions-nous vivre longtemps, je n’ai qu’une envie : celle de reprendre le premier roman d’Imbolo Mbue.

 

Annie Ferret

 

Imbolo Mbue, Puissions-nous vivre longtemps, Belfond, 2021, pour la traduction française

 

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