Quadras aux 67ha : quartiers de marché et trajectoires urbaines

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Les 67ha sont un des principaux quartiers populaires d’Antananarivo. Le grand marché du Zoma y a été partiellement déménagé en 1997. C’est une constante des politiques de ville à Antananarivo depuis le XVIIIème : les marchés sont situés à la périphérie des villes marquant les échanges dedans-dehors, puis se retrouvent en leur centre avec l’extension urbaine. Le transfert vers les périphéries est alors opéré. Sauf que cette fois-ci, le marché au lieu de gagner en expansion est démembré. Est-ce le dedans-dehors populaire qui est sacrifié aux périphéries urbaines qui deviennent des frontières d’inclusion-exclusion précaires ? Derrière les clichés sur la misère, auscultation par les trajectoires des quadragénaires dans ces quartiers, entre les municipales et les présidentielles.

1998. Débarquée de l’avion, je rejoins la Ville par la Digue. Je repense à ce commentateur en longeant la frontière Sud des 67. Car comment appeler autrement ces délimitations qui circonscrivent bien les remblais sur lesquels le quartier s’est construit. En bonne Malgache, j’essaie de retrouver mes repères affectifs : le lotissement de mes cousins, le duplex de ma grand-tante, les logements universitaires des condisciples de mes sœurs. Ma géographie personnelle est d’une piètre aide. Les avenues ont singulièrement rétréci, les accès ont changé de paysage, la population n’est plus la même, le pré-carré de la cité est noyé dans un patchwork de bric et de broc : enchevêtrement de palissades, de gargotes brinquebalantes, de lambeaux de marchés, de constructions hétéroclites, d’allées en sentes.
Zoma aux 67 Ha
Les rues défoncées sont noyées par les pluies australes. La boue s’étale de rouges en gris. Je cherche les murs de l’ancien stade universitaire devenu marché forain. 67 Ha Nord, Vendredi. Zoma, jour de grand marché. Démembrement de l’ancien Zoma, chanté comme un des plus beaux marchés à ciel ouvert du monde, devenu aussi une de ses plus grandes cour des miracles. Une trouée dans le mur, je rentre dans cet enclos au ciel lavé de bleu grisé. Ce marché n’a rien des splendeurs de l’ancien, mais il a du caractère. Je déambule et entends parler créole. Un couple de Réunionnais, la quarantaine enveloppée, marchande allègrement.
Un tableau digne de Bunùel se découpe. Un salon aux pieds tournés est fièrement campé au milieu de grandes flaques. Deux femmes sont assises côte à côte sur le canapé. La mère très digne, les tresses rassemblées selon la coutume en Imerina, le lamba immaculé , drapé suivant les règles de l’art, la mise soignée, le regard détaché. La fille, la quarantaine active, jean classique, polo de marque, lunettes noires, sans une fausse note dans l’attente du client. Elle veut bien collaborer à mes recherches. Le métier est un héritage. Les sept frères et sœurs ont fait des études en Europe puis sont revenus s’occuper de l’affaire familiale. Oui, les meubles artisanaux font vivre toute la famille. Bien vivre jusqu’à ces derniers mois. La perte de l’emplacement à Analakely a fait chuter le chiffre d’affaires, leurs clients évitent les 67 Ha, les meubles pourrissent les pieds dans l’eau et les magasins flambant neufs de meubles importés ont la part belle. Elle anime une association qui milite pour l’auto-gestion des emplacements de marché.
Cadres aux 67 Ha
Ce matin, je suis en avance à mon rendez-vous de l’Alliance Française. En attendant, je marche jusqu’aux 67 Ha Sud. Les locaux du CENAM, Centre de l’Artisanat. Le responsable est un condisciple de Sciences Po. Je songe à prendre rendez-vous pour mon enquête. Trop tôt. Je longe le canal. Des femmes sans âge, jupes retroussées, sont occupées à déblayer les berges. Riverains impliqués dans un projet de réhabilitation du quartier. Approche participative. Payées à la journée. Et demain ? … 13h. Mon rendez-vous de l’Alliance m’invite à déjeuner. La quarantaine sensible, elle vient de m’accorder un long moment d’authentique partage. Nous traversons la rue. Gargote qui sert de cantine alentour. Son mari s’étonne qu’elle y mange. Elle dit aimer ce quartier. Elle croit que je ne fréquente pas les gargotes.
« Tu as été à pied aux 67 Ha ? Ca craint ». Celui qui me parle a la quarantaine proche, dont cinq ans dans un pensionnat de la ville pour migrants provinciaux, quelques autres dans la famille ici ou là et une quinzaine d’années en France. Staff technico-politique d’un des plus grands partis du Pays. L’emploi est trop précaire pour se payer un logement. Fatigué de partager la maison familiale de la cousine en semaine, il avoue louer une chambre d’hôtel trois étoiles le week-end pour prendre une douche chaude et déstresser.  » 67 Ha, je ne fréquente pas.  » tranche-t-il.
Deux pièces sommaires quasiment nues dans ce quartier. L’hôte est un quadra- costume-cravate. Fonctions politiques dans un des plus grands ministères du Pays : emploi de courte durée. Candidat à la députation : emploi de moyenne durée. Il continue donc à occuper son ancien logement d’étudiant. Ce qu’il partageait autrefois avec des condisciples, il le partage aujourd’hui avec sa famille de Tanà et de province. Il a une maison familiale dans sa région d’origine. Bientôt les élections législatives, il a de bonnes chances d ‘ y être élu.
Le même quartier. Le téléphone sonne. Quelqu’un demande un voisin. La maîtresse de maison est secrétaire à l’Assemblée Nationale. Elle a donc le téléphone et réceptionne les appels pour le voisinage dans la journée, sauf aux heures de sieste. Son mari n’est pas au courant. Il n’apprécierait pas.
A quelques rues de là, deux enseignants devisent devant le logement de l’un d’eux dans cette ancienne cité universitaire. Ils attendent un collègue. De jeunes enfants se poursuivent en riant autour d’eux. La quarantaine enthousiaste, ils s’apprêtent à faire une conférence dans le lycée privé d’un village à une dizaine de kilomètres. Ils sont écrivains et y vont comme à une croisade pour la littérature malgache. Ils ont lancé un journal littéraire et animent un cercle de poètes. Leurs conversations sont celles de militants.
Foyers des 67 Ha
Quelques rues plus loin, visite chez des amis perdus de vue depuis vingt ans. Ils n’habitent plus à l’adresse indiquée. Je me renseigne à la petite épicerie du coin. Un homme émacié et dégarni, dont j’ai du mal à déterminer l’âge, le mien peut-être, me dévisage.  » Je me souviens de vous !  » s’exclame-t-il. C’est un des frères qui a déménagé trois appartements plus loin. Une pièce chichement meublée. Quelques livres, un gros cahier en feuillets recyclés. Pas de papier pour laisser un message. Une femme et deux enfants. Les cheveux de ceux-ci sont auburn. Avitaminose. Ils ont du se replier sur cette chambre quand la fratrie s’est dispersée au gré des mariages, carrières et migrations et a rendu le quatre-pièces-cuisine spacieux de leurs études de boursiers.
« Le mariage est une excellente institution » m’affirme un quadragénaire qui se dit nomade invétéré. » Sans cela, je serai quelque part aux 67 Ha à migrer du logement 1061, au 1068, puis 1752 et ainsi de suite « . Fonder une famille l’a conduit à rejoindre les hauteurs de la ville et à se fixer dans un appartement où, les racines familiales aidant, il assume un loyer en hausse vertigineuse en attendant de construire un pavillon.
Toujours 67 Nord. Un couple me reçoit dans un ancien logement d’étudiant d’un seul tenant. Le mari vient de fêter ses quarante ans cette année. Il me présente leurs trois enfants entre neuf ans et quelques mois. Il cumule plusieurs emplois dans le domaine culturel, elle a arrêté de travailler dans une usine textile pour des problèmes de santé. Pourquoi ont-ils gardé ce logement d’étudiant ? La famille du mari est d’origine rurale. Les études universitaires sont une exception chez lui. Il les a poursuivies à la force du poignée et contre l’avis parental. Il présente la mobilité sociale qui s’ensuit comme une acculturation qui l’éloigne inexorablement du cercle familial. « Or, chez nous » explique-t-il, « la valeur accordée à la famille est quasiment au rang de culte ». Rester là, c’est donc gommer les signes extérieurs d’ascension sociale, sinon de richesses, et préserver l’intégration familiale. Il vient d’acquérir le logement pour une dizaine de millions de francs malgaches payables en deux ans. Il se résout finalement à construire une maison en banlieue après cela.
67 Ha Sud. Un homme prend le bus. Il a passé la quarantaine. Il n’est pas marié, vit avec sa mère et quelques uns de ses sept frères et sœurs. Le père est mort il y a quelques années. Il part en visite chez un parent dans la Vieille Ville. Il y va négocier la part d’héritage de sa famille (terrains, rizières et maison ancestrale en province) contre des liquidités afin de pouvoir racheter le duplex qu’ils louent depuis deux décennies dans le quartier. Se résoudre à vendre le patrimoine, en particulier les rizières, est chose difficile. C’est sans doute qu’il n’a vraiment pas trouver d’autres solutions. Il lui faut une vingtaine de millions de francs malgaches.
Du haut des 67 Ha
Ma dernière visite aux 67 Ha. La Maison des Produits, siège de l’INSCAE, la fameuse école des comptables de la Ville, est déserte. Elle organise bientôt un colloque sur les enjeux et défis de la mondialisation. Les étudiants sont en vacances. Je cherche des yeux l’immeuble le plus élevé du quartier. Les Assurances. Un préposé me guide pour trouver un emplacement de parking. Accueil dans le hall. Vérification courtoise de l’identité. Ascenseur. Bureaux à l’américaine. Grandes baies vitrées. La vue sur les plaines immémoriales de l’Avaradrano, berceau de l’Imerina, est magnifique dans la lumière hivernale. Plusieurs dizaines de tables de travail cossues. Plantes vertes. La tranche d’âge : trente, quarante-cinq ans. Je viens renouveler l’assurance d’une voiture. Le commercial m’écoute tranquillement. Tout se fait très rapidement dans un quasi silence amortissant les bruits extérieurs. Il m’accompagne jusqu’à la caisse et prend congé.
J’ai repris l’avion et réintégré mon campement réunionnais. Des amis locataires à la Réunion me parlent alors des 67 Ha. Ils viennent d’y acquérir un duplex que leur mère restée au Pays occupe. Il sert de point de ralliement à la fratrie et leur sera un pied-à-terre pour les vacances.

///Article N° : 2978


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