Le rap hexagonal s’est complètement hissé aujourd’hui au top niveau des charts internationaux grâce à ses ventes. Les fils d’immigrés, en majeure partie issus de la communauté noire, y ont certainement été pour quelque chose. Ce n’est ni du racisme à l’envers, ni de l’affabulation. Les musiques africaines à la rencontre de l’horreur esclavagiste des champs de coton ont fini par donner le blues et le jazz, après de multiples ébats avec les sons échappés de la vieille Europe. L’esprit hargneux des tambours qui naviguaient malgré eux sur les bateaux négriers a engendré des miracles du côté de la latine Amérique, en se frottant à l’Espagne et au Portugal inquisiteurs notamment.
De même, le rap évadé des » prisons » urbaines de l’Amérique violente et ghettoïsante au contact des basanés de la grande banlieue française, fils, petits fils ou arrières petits fils d’authentiques enfants du continent africain, a su s’affranchir entre le début des années 80 et cette fin de siècle pour se frayer une nouvelle destinée dans le monde de la musique. Après un véritable rejet, lié à la tendance has been d’une certaine génération franchouillarde ou conservatrice, après la bêtise prônée par une bonne série de clichés racistes qui continuent à avoir la peau dure malgré tout, les fils d’immigrés ont fini par grimper plus haut qu’ils ne le pensaient, en damant le pion à une bonne partie des enfants chéris de l’industrie discographique française. Ce travail n’a pas été simple. Mais tous les concernés y ont mis ce qui leur était le plus cher, c’est-à-dire les tripes. Résultat : bonus et perspectives, l’avenir s’annonce rose…
L’un des architectes de cette réussite fut certainement, en région parisienne, le Secteur Ä. Un collectif de jeunes artistes installés à Sarcelles (la ville du ministre Strauss Khan), qui a donné naissance à Minister Amer (auteur de » Sacrifice de poulet « ), l’un des groupes les plus radicaux du rap français. Qui a aussi donné la vie à des albums solo fulgurants de la part des membres de ce Minister (tendance Stommy Bugsy, cap-verdien d’origine), des albums doublés d’une immense qualité stratégique. Le Secteur Ä a aussi engendré des succès moins rapologiques au sens strict du terme (la tendance du groupe Nèg’Marrons, africains/antillais d’origine) mais toujours aussi ferme et offensif quant au discours : » Jeune homme/lève-toi, bats-toi « . Contre l’injustice sociale, contre la ghettoïsation ambiante, contre la haine gratuite de l’autre…
L’un des principaux tenants de cette saga se prénomme Passi. Avec un album solo qui cartonne sur les charts : Les Tentations (1), une méga tournée qui s’annonce hot dans l’hexagone. Et un passage unique pour ses fans au Zénith (2) le 3 novembre prochain. Agé de 26 ans, congolais d’origine, parachuté en région parisienne en 79 avec parents et bagages, ce membre fondateur du Minister a su surmonter » le syndrome du mur « qui mine les jeunes des banlieues parisiennes pour prendre sa revanche sur un passé qui n’a pas toujours été facile pour une face de nègre. En évitant le ton grimaçant des contrôles de police tendancieux, nous sommes arrivés à lui poser quelques questions sur son dernier album, sur son rapport avec l’Afrique natale, sur la rencontre du rap avec les autres musiques (dans son Secteur par exemple) et sur sa manière d’apprécier le succès qui lui court après.
Au sujet de l’album Les Tentations. (1)
Cet album est assez autobiographique à certains moments. Mais il ne reste pas que dans l’autobiographie. C’est vrai que je base mes morceaux souvent sur du vécu, sur du lu ou sur du vu. Mais je me donne le droit à la fiction. » Les tentations » se définissent bien par mon logo. C’est celui d’un penseur. Ce sont des morceaux qui font plus réfléchir que danser. Je ne prends pas que des rimes faciles ou que des morceaux de fun. J’en ai toujours un ou deux, placés pour montrer que je suis capable de faire ça. Mais je ne peux pas te faire un album avec que des raps de ce style. Je préfère les concepts. Faire des raps où je fais réfléchir les gens.
L’Afrique…
Elle a une grande place chez moi. Mais c’est vrai que ça devient compliqué. Il y a un autre projet que j’ai fait et qui arrive, c’est le projet Bisso na Bisso. C’est du rap sur fond de musique africaine avec sept rappeurs congolais. Et on a fait un morceau dedans qui s’appelle le cul entre deux chaises. Voilà comme je me sens. Le cul entre deux… Quand tu vas au Congo, t’es trop blanc pour eux par ta rigueur, par ta façon de parler. Et quand t’es ici en France, t’es trop noir pour les gens. Ici, tu te sens comme un Négro vivant à Paris. En Afrique, tu te sens comme un Français vivant là-bas. Donc tu te retrouves vraiment le cul entre deux chaises.
L’ouverture du rap aux autres sons, aux musiques africaines notamment…
C’est vrai que dans mon Secteur, nous ne sommes pas bloqués par rapport à ce type d’ouverture musicale. Moi, quand j’avais 10 ans, je n’écoutais pas de rap. J’avais 12 ans quand j’ai commencé à le faire. Mais avant ça, j’écoutais du disco, de la musique africaine, de la salsa, du zouk, du reggae. Dans l’ancienne époque, j’écoutais Otis Redding. J’ai toute cette culture-là quand même. Il y a plusieurs vibes. Après, lorsque le rap est venu, c’est vrai qu’on a sauté dessus. Mais au début, nous-mêmes, sur nos premiers albums, on s’était déjà dit qu’on ne va pas faire comme les Américains, sampler des mélodies américaines… On s’était dit qu’on allait piocher dans la culture qu’on connaît le mieux. On avait déjà essayé de sampler du Manu Dibango. Il nous a torpillé au niveau des droits. Et ça nous avait fait flipper sur la solidarité noire à ce niveau-là. Après, on a essayé dans Minister Amer de faire une reprise de » Mario « , (3) le morceau de Franco. Je l’avais fait, le morceau. Mais je n’avais pas eu l’autorisation. Donc, je n’ai pas pu le sortir. Et c’est seulement aujourd’hui, avec le projet Bisso na Bisso que j’approche vraiment ce souhait-là. Ce délire que je voulais depuis longtemps. On a fait des morceaux sur fond de salsa, sur fond de zouk. Des morceaux typiquement rap aussi avec des histoires à l’africaine. Il y a un morceau dans la peau d’un président africain. Il raconte un peu comment ça se passe. Il y a des morceaux où on parle de l’école en Afrique, de l’éducation, d’ici, de là-bas. Du cul entre deux chaises justement…
La réussite
Ce qui compte, c’est ce que t’as dans la tête et le message que tu balances. Ton flow… Comment ça ressort, comment c’est percutant, comment tu le calcules. T’es un mec de quartier, tu sors de la merde. Tu dois prouver… Tu dois monter pour les tiens, te retourner ensuite et dire » voilà, j’y suis arrivé ! A vous maintenant ! « C’est ça le challenge qu’il faut comprendre. Etre un vrai lascar, je pense que c’est ça. C’est ce que fait le Secteur Ä. Et je pense que c’est plus underground que juste de venir dire nique ta mère… Nos parents ont fait le voyage d’Afrique à ici pour que l’on soit bien. Nous aussi, on doit faire en sorte que nos petits le soient aussi. Il faut jamais oublier.
1.Les Tentations, V2/Sony
2.Le Zénith est une des plus grandes salles de concert parisiennes.
3.Mario, de Franco Luambo Makiadi, est l’un des plus célèbres titres de rumba congolaise, qui a fait danser toute l’Afrique.///Article N° : 539