Artiste visuel, Jean David Nkot s’est particulièrement fait connaitre sur la scène artistique camerounaise d’abord, avec l’installation « Le Mémorial des martyrs », présentée en 2014 à Doual’art. Trois ans plus tard, pour le festival SUD (Salon Urbain de Douala), il interroge dans « Les Dits et les Non-Dits » la mémoire de Ruben Um Nyobé, figure des luttes indépendantistes dans son pays. Présent, aujourd’hui, sur le marché de l’art avec ses peintures, il est représenté par JackBellGalery au Royaume-Uni et Afikaris en France. Au cœur de son travail : les cartographies comme espace de questionnement des circulations aujourd’hui et des manières d’habiter. Une interview qui figure dans le projet dont Africultures est partenaire : « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » porté par le Labo148. L’interview est aussi disponible en anglais : « What will be the new cartography of the world when the crisis ends? »
Vos dernières séries de peintures ont pour point commun de travailler sur l’imaginaire des cartes, d’inventer des cartographies reliées à des portraits de femmes, d’hommes et d’enfants. Comment lisez-vous la crise sanitaire actuelle où, face à la pandémie, les circulations sont bouleversées ?
Je vois, ici, en Afrique, des Européens qui ne veulent plus rentrer en Europe. J’ai envie de leur dire : « Aujourd’hui vous voyez que c’est important de circuler librement, parce que lorsqu’un cas se déclare quelque part, un autre peut être espace d’accueil le temps de trouver des solutions. Pourtant, que faites-vous, vous, quand le reste du temps, vous fermez les frontières, et interdisez que d’autres entrent ? Si tout le monde commence à faire cela, comment s’en sortir ? Vous voyez bien qu’on a besoin de son voisin pour exister ». En Italie désormais ce sont les Cubains qui viennent aider les malades. Alors je me questionne : quelle sera la nouvelle cartographie du monde après la sortie de cet événement ? Comment les gens vont reconstruire la carte du monde ? Soit, nous allons davantage nous enfermer, soit nous allons véritablement revoir les questions de frontières entre nous. Pas physique, mais entre humains. Comment avons-nous envie de les revoir ? La cartographie est quelque chose de cruciale. On ne peut rien faire sans. Cela nous oriente. Mais quelles cartographies ? Est-ce que celles que nous utilisons actuellement nous conviennent ?
Vous créez vous depuis des années de nouvelles cartographies par des collages, des peintures, des installations. Des cartes que vous reliez à des portraits. Comment est né cet intérêt pour la cartographie ?
Mon travail questionne les problématiques de la condition humaine. Dès lors, j’aborde les questions de violences, d’identités, d’effacements, d’enfermements. Comment l’être humain est déshumanisé aujourd’hui, comment il est perçu, comment il est regardé, comment il est considéré dans un espace qui n’est pas le sien, ou qui peut être le sien. Les questions de l’altérité sont au cœur de mon travail ; comment on se regarde aujourd’hui. En 2015 je commence un travail autour d’une interrogation : comment écrire l’histoire contemporaine de mon pays, menacé à cette période par l’avènement de Boko Haram ? Comment, en tant qu’artiste, je traduis cela dans une dimension plastique ? Et comment aujourd’hui et demain pourrait-on se souvenir de ceux et celles qui ont été victimes de ces terroristes ? Je pense alors à un univers postal. Après des recherches, je transforme mes toiles en timbres géants. Le timbre a longtemps été un outil de communication pour signifier les événements importants d’un pays. Et puis il y a toute la symbolique de l’affranchissement et de la circulation qu’il véhicule. Alors pour moi qui avait besoin de faire circuler le message de ce qui se passe au Cameroun, le support était idéal, tant sur le plan philosophique qu’en terme de matière. Chaque timbre, normalement, est associé à une nation, via l’indication « république de… ». J’ai enlevé cette mention pour inscrire les lieux et les espaces où il y a eu des attaques terroristes. En 2016, cette façon de travailler m’a poussé, après une résidence à Bandjoun Station chez Barthélémy Togo à me questionner sur la notion de l’espace. Est-ce qu’écrire les lieux des attaques terroristes est la seule manière de représenter l’espace ? En creusant sur comment l’espace se matérialise physiquement, de l’écriture à sa représentation, je suis arrivé à la cartographie.
La cartographie est quelque chose de cruciale. On ne peut rien faire sans. Cela nous oriente. Mais quelles cartographies ? Est-ce que celles que nous utilisons actuellement nous conviennent ?
Vous parlez de circulation et non pas de migration. Y a-t-il une raison à cela ?
Les cartographies vont me permettre de toucher du doigts une question importante, celle des migrations. Mais je répète toujours : l’immigration n’est pas un sujet que je traite, c’est la condition humaine. Ce qui se passe entre le processus de l’immigration et du déplacement. Ce qui m’intéresse c’est la « zone grise » dont parle Primo Levi. Cet espace qu’il définit entre le bourreau et la victime. Et pour moi cette zone là c’est notamment ce laps de temps qui se passe entre le point de départ et celui de l’arrivée pour une personne en mouvement. Je cherche à le matérialiser par la cartographie.
Vos tableaux sont alors des enchevêtrements de cartes, de portraits et d’objets aussi. Parfois le personnage apparaît au premier plan, parfois il est deviné sous les lignes des cartographies. Que disent-elles ?
Celles dont les cartographies sont en « backstage » symbolisent des cartographies de rêves. Ces hommes, ces femmes que je représente conçoivent un espace de rêve dans leur mental. Dans ses œuvres je définis mes espaces en trois dimensions : l’espace physique, l’espace mental et l’espace virtuel. L’espace physique peut être défini par le lieu de résidence. Je le représente notamment sur certaines toiles par des objets qui indique la position, comme une chaise, un banc… Tout élément qui pouvait matérialiser l’univers de réflexion ; qu’est ce qui peut nous pousser à quitter la société où l’on est. L’espace mental c’est toutes les expressions du personnage, sa posture, l’attitude du corps qui va pouvoir traduire des émotions, ses vêtements… tout ça raconte aussi quelque chose. Et puis l’espace virtuel est représenté par cette cartographie en arrière-plan ou au premier plan ; une combinaison de tous les rêves qu’un individu peut se faire, la manière dont il s’imagine là où il voudrait être, là où il pourrait exister. Ces cartographies deviennent des lieux de revendication et de politisation dans mon travail. On le sait la manière de dessiner une carte n’est jamais neutre. La cartographie peut aussi être un espace de manipulation des territoires.
Comment le signifiez-vous ?
La cartographie n’est jamais un élément de décor. C’est un élément de politisation. Par exemple pour la série sur les orpailleurs, je travaille, à partir de cartes sur l’exploitation minière aujourd’hui en Afrique, c’est l’un des fléaux qui minent le continent africain aujourd’hui du fait de la richesse de ce sous-sol. Ce commerce est l’une des raisons, dans certains pays, pour laquelle les gens sont forcés de s’expatrier. Les Orpailleurs est une installation avec une représentation notamment de la République Démocratique du Congo en format géant et peint avec une cartographie de son sous-sol, sur lequel je place un jeu d’échecs mais dont les figurines sont surmontées d’outils de travail utilisés par les ouvriers. Je figure comme des hommes et des femmes sont utilisés à des fins économiques et politiques par de grands organismes. Ils sont des pions qui nourrissent de grandes entreprises qui les manipulent pour leur propre gain.
Et parfois ils sont obligés comme vous l’exprimez de migrer. Votre série Les Indésirables, puis Les Hommes de l’ombre notamment mettent en avant ces travailleurs qui se déplacent. Sur les cartes parfois en arrière-plan vous figurez des noms de lieux mais aussi des récits.
Je m’inspire du sociologue Michel Agier, qui a écrit le livre Les Indésirables. Il met en exergue le rapport entre l’étranger et l’espace, comment l’un et l’autre se regarde et se représente, et comment les deux essaient d’exister. Dans certains tableaux de portraits surgissent de l’espace, dans d’autres c’est l’espace qui phagocyte carrément l’être humain. Je travaille la question de l’identité dans le mouvement ; comment au fur et à mesure qu’on se déplace on perd peut-être quelque chose de soi.
Et puis où est ce que l’on s’arrête ? Comment arrive-t-on parfois dans des zones de transit qui deviennent des zones où on habite, où une nouvelle vie se crée. Puis, ces zones sont souvent détruites, mais alors c’est toute une vie qui est détruite, toute une histoire qui s’en va. Dans ces espaces, qui sont les produits de la globalisation, des déplacements, certaines villes naissent. Peut être donc que ce sont des futures villes. Et je voulais penser ces lieux là en faisant un travail symbolique qui mêle des cartographies européennes et des cartographies africaines et qui symbolisent ces zones dites de non-lieux, celles des Indésirables.
« Regarder le monde à partir de toutes les situations d’entre-deux ». Entretien avec le sociologue Michel Agier : http://africultures.com/regarder-monde-monde-a-partir-de-toutes-situations-dentre- deux/
Qui sont les personnages que vous représentez ?
Ce sont des personnes qui ont vraiment vécu la migration, avec qui j’échange. Je les prends en photo et je garde une traçabilité de leur histoire. Parce qu’il y a deux dimensions au projet des Indésirables qui continuent, une cartographie mentale et cartographie graphique : j’ai d’abord invité les migrants à retracer leur parcours migratoire. Quand on voit le travail de beaucoup d’artistes sur les déplacements, ils représentent souvent le point de départ et d’arrivée. Mais que se passe-t-il entre chaque arrêt, quelles émotions à chaque étape. J’ai invité chaque migrant à étoffer son récit de ce qui les ont marqués à chaque étape ; des événements, des anecdotes, des réminiscences, pourquoi et comment ils ont décidé au fur et à mesure de continuer le parcours. Donc chaque cartographie était marquée de points d’histoire vécue. Et dans un second temps je leur remettais des feuilles où ils figuraient eux-mêmes leur parcours avec les différentes étapes. Je réutilise tout cela sur des toiles. Parfois en changeant les visages. Je peux accoler le visage au récit d’une autre personne. Des textes et des parcours s’introduisent désormais à l’intérieur des cartes dans ce projet Les Indésirables.
« La cartographie n’est jamais un élément de décor. C’est un élément de politisation. […] C’est un objet de guerre »
Dans Feet story, l’un de vos tableaux, vous travaillez plus particulièrement sur la symbolique des pieds avec toujours la cartographie en fond.
J’ai photographié plus particulièrement les pieds de migrants que j’ai rencontré et j’écris leur histoire sur une cartographie issue de leur imaginaire. Le pied nous raconte le déplacement, c’est le pied qui marche, le pied qui subit. Mais on croit souvent que ce n’est que le pied qui laisse son empreinte au sol, on oublie que le sol nous renvoie aussi son empreinte. Ces deux empreintes créent l’histoire de celui qui marche. Comment à partir de la plante du pied je relaye l’histoire du déplacé. Parfois ce sont des mains, parce que ce sont les mains qui travaillent. Au cours de ce déplacement la main travaille pour pouvoir avoir de l’argent pour continuer le circuit. Comment les mains racontent son endurance au travail, au monde aujourd’hui. Ce sont les histoires des travailleurs. C’est une série que j’ai appelé « Manuscrit pictural ».
Où avez-vous rencontré ces migrants ? D’où partent-ils ?
Certains je les ai rencontrés à Paris où ils passent ou arrivent lorsque j’étais en résidence à la Cité des arts. Et beaucoup sont à Douala car je suis dans un quartier où il y a beaucoup de migrants ; de personnes qui veulent partir, d’autres qui sont revenus et veulent repartir. Je baigne dans ces histoires-là. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à monter un nouveau projet « El Consquitador », inspiré de la période des explorations. Comment je détourne ces évènements qui se sont déroulés entre le 14e et le 17e siècle pour les relier à ce qui se passe actuellement. Quand les Européens quittaient leur continent pour l’ailleurs, ils étaient considérés comme des explorateurs, des conquistadors. Ils allaient avec des armes pour conquérir un espace. Aujourd’hui les « explorateurs » ne quittent pas leur pays avec des armes, mais pour des rêves d’une vie meilleure. Ils vont voyager avec des idées, des pioches, des pelles, beaucoup d’éléments qui renvoient au travail. J’ai fait une série de photo où des migrants sont avec des tenues de l’armée et des outils de travail et je vais travailleur sur de nouvelles cartographies mêlant celles des siècles passés à celles d’aujourd’hui.
Quelles sont les autres œuvres sur lesquelles vous travaillez en ce moment en lien toujours avec des cartographies imaginaires ?
J’ai travaillé sur un projet que j’ai intitulé « Djoudjou Connection » inspiré de rituels liées à la migration au Niger. Je questionne le rapport entre des pratiques rituelles et le déplacement. Comment les femmes plus particulièrement deviennent dépendantes de ce qu’on appelle la « mama », la marraine qui finance le déplacement de la fille en lui promettant qu’elle va fréquenter les meilleures écoles, qu’elle va travailler alors qu’elle va se retrouver dans un réseau de prostitution. J’ai donc réfléchi au sujet de la condition des femmes migrantes.
Quels sont les projets à venir ?
Tout est arrêté un petit peu en ce moment avec la crise actuelle. Mais de toute façon ce sont les œuvres qui font les expositions. Donc on continue de créer. Les expositions viendront quand ce sera le moment. La peinture est un combat, je la considère comme Picasso la voyait : c’est un objet de guerre.