Réactualisations de la mémoire de l’esclavage dans le roman haïtien ultra-contemporain

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La littérature haïtienne, qui s’écrit en français et en créole, mais aussi en anglais ou en espagnol, a cette spécificité d’être une littérature nationale de plus de deux cents ans d’existence. Si elle ne cesse de questionner l’émergence de la « première république noire », modèle historique de la Négritude, il n’en reste pas moins qu’elle puise dans cet événement fondateur ce qui fait sa force, son originalité et une vitalité sans commune mesure. Il s’agira ici de s’intéresser à une réactualisation toute récente de la mémoire de l’esclavage et du roman de Saint-Domingue dans des récits confrontés, ces dernières décennies, à une histoire immédiate chaotique.

Haïti qui reprenait ses droits sur Saint-Domingue en 1804, à l’issue d’une longue guerre amorcée le 22 août 1791 par l’insurrection des esclaves du Nord, c’était une révolution américaine qui entendait donner tout son sens à la déclaration des Droits de l’Homme de 1789. C’était la première indépendance de l’empire colonial français. Pourtant, ironie de la chronologie commémorative ou effet d’une conscience historique à l’œuvre, le bicentenaire de la nation « où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité » (1) fut célébré par une insurrection contre la présidence de Jean-Bertrand Aristide, contre le « prophète » qui avait relégué les espoirs suscités par la chute du régime duvaliériste, en 1986, au magasin des chimères d’une post-dictature.
Défini de facto – et bien avant l’arrivée au pouvoir de Papa Doc, en 1957 – par la confrontation à « l’histoire immédiate » (2), le roman haïtien avait réduit l’histoire de la guerre d’indépendance au statut de mythe fondateur, de réservoir de symbolisme, pour en faire le point de fuite des allégories du politique. En ce tournant de siècle, il dut prendre acte d’une précipitation événementielle qui, défiant tout enregistrement mémoriel, semblait induire une « écriture du chaos » ou « de l’urgence » – citons, à titre d’exemple, Bicentenaire (3) de Lyonel Trouillot, publié en 2004. Mais, la fiction a également une partition à jouer au-delà des apories de l’immédiat, au-delà de l’événement.
De fait, plusieurs romans, parus entre 2001 et 2008, témoignent de la capacité du récit à se confronter au deuil impossible du « temps présent » et à une « mémoire du fantasme » ainsi invalidée : il s’agit bien désormais de questionner la mémoire de l’esclavage, de le faire à partir de ce présent et de revenir au point de rupture qu’avait constitué le passage « de l’acte révolutionnaire à l’acte vengeur », érigeant « un mur de séparation ontologique entre Nègres et Blancs. » (5)
Les « armes miraculeuses » de la « première république noire »
Dans un premier temps, il convient de rappeler ces quelques éléments qui ont contribué à constituer « la première république noire » en paradigme et qui servent peu ou prou de soubassement à la réactualisation de la mémoire de l’esclavage dans le roman haïtien ultra-contemporain. À commencer par Aimé Césaire, qui, en 2004, disait encore à Françoise Vergès : « Dans la Révolution française, il existe un problème capital sur lequel on fait l’impasse avec la plus grande légèreté, et même les spécialistes, c’est le problème colonial ». Et d’ajouter, au sujet de l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, qu’il tenait à distinguer des luttes intestines des Blancs et des mulâtres pour la défense d’intérêts de classe : « Ce n’est ni une fronde ni une révolte, c’est la révolution. La révolution haïtienne est une révolution nègre. » (6) On a beaucoup glosé sur la distance idéologique que la dérive noiriste de la dictature duvaliériste aurait imposée à Césaire à l’égard du pays où il avait séjourné, de mai à décembre 1944, sur l’invitation de l’attaché culturel de la France libre, Pierre Mabille, et participé au Congrès international de philosophie, organisé, en septembre, par Camille Lhérisson. De fait, dans les entretiens de 2004, les analyses de l’ancien maire de Fort-de-France, évoquant la persistance des questions de « race » et de « classe » comme un héritage de « la fronde » des Blancs et de la « révolte » des mulâtres que la « révolution » n’aurait pas réussi à solder, rejoignent celles d’un Gérard Barthélémy, qui incriminent l’opposition entre une culture « bossale » de la petite propriété et la culture de la plantation des anciens esclaves « créoles » et des « anciens libres », affranchis noirs ou mulâtres.
Chez Césaire, ici comme sur d’autres questions, la pensée politique le dispute à un « imaginaire » dans lequel, pour reprendre les termes de Lilian Pestre de Almeida, « les Amérique noires, si elles existent du sud des États-Unis au sud du Brésil, de la côte péruvienne aux îles de l’archipel des Caraïbes, ont pour centre secret Haïti. » (8) On se souvient bien sûr de l’héroïsation de Toussaint Louverture dans le Cahier. Césaire devait ensuite consacrer un essai à ce héros de l’indépendance haïtienne, en 1961. Et pour ce qui est du domaine théâtral, si l’on a pu lire La Tragédie du Roi Christophe (10) de 1963, au prisme d’une double actualité, celle, haïtienne, de la dictature duvaliériste en phase de radicalisation, et celle, internationale, des nouvelles indépendances africaines, un chercheur américain, Alex Gil, a découvert, il y a quelques années, à la bibliothèque municipale de Saint-Dié-des-Vosges, une première version d’Et les chiens se taisaient (12), qui révèle que ce que l’on a longtemps présenté comme l’oratorio des Armes miraculeuses (13) de 1946, avait d’emblée été pensé comme une pièce de théâtre, et, surtout, que le personnage du Rebelle avait d’abord eu les traits de Toussaint Louverture.
Au-delà de la biographie césairienne, le paradigme de « la première république noire » vaut peut-être aussi plus largement comme courroie de transmission entre le mouvement de la Négritude et celui de la Harlem Renaissance. Ainsi Léopold Sedar Senghor racontait-il :
« Étudiant en Sorbonne, j’avais commencé de réfléchir au problème d’une Renaissance culturelle en Afrique Noire, et je me cherchais – nous nous cherchions – un parrainage qui pût garantir le succès de l’entreprise. Au bout de ma quête, je devais trouver Alain Locke et Jean Price-Mars. Et je lus Ainsi parla l’Oncle d’un trait comme l’eau d’une citerne, au soir, après une longue étape dans le désert. J’étais comblé. L’Oncle légitimait les raisons de ma quête, confirmait ce que j’avais pressenti. Car, me montrant les trésors de la Négritude qu’il avait découverts sur et dans la terre haïtienne, il m’apprenait à découvrir les mêmes valeurs, mais vierges et plus fortes, sur et dans la terre d’Afrique. » (14)
Dans l’histoire culturelle d’Haïti, le mouvement indigéniste, et son compagnonnage avec l’ethnologie, a longtemps cristallisé à lui seul tout le potentiel « populaire », au sens de « culture populaire noire », du littéraire haïtien. De fait, l’indigénisme paracheva le processus par lequel la littérature haïtienne avait élaboré, dès le XIXe siècle, une véritable mythologie nationale, partagée entre la référence au temps des caciquats comme à un âge d’or – on pense à la nouvelle d’Alexis consacrée à « la Fleur d’or », Anacaona – et le culte des figures de l’indépendance, entre une mémoire précolombienne renvoyant de fait à une identité absente et la mémoire des afro-descendants réinvestissant, intégrant et occultant la première.
Quant aux liens avec la Renaissance de Harlem, évoqués par Senghor, il suffit de se reporter aux conférences prononcées par Alan Locke en Haïti pour s’en convaincre et, au-delà, pour comprendre l’importance de l’indépendance haïtienne à la fois pour les mouvements d’émancipation africain-américains et pour la définition d’une identité culturelle américaine. Une révolution procédant d’une insurrection d’esclaves ne pouvait qu’apporter un contrepoint salutaire aux autres révolutions atlantiques postcoloniales que sont les révolutions créoles des États-Unis d’Amérique et d’Amérique latine. Comme l’explique Rose-Mie Léonard, « [d]ans la perception des Noirs américains, Haïti est une référence qui fonctionne à la fois comme symbole de sortie de l’esclavage, terre d’asile et lieu d’inspiration politique. » (19)
La Postcolonie ou la « mémoire du fantasme »
Si, comme le rappelle Stuart Hall, la pensée postcoloniale peine à prendre en considération les indépendances antérieures à la décolonisation, les trente années de dictature duvaliériste et l’histoire immédiate d’Haïti relèvent incontestablement du régime de la Postcolonie qu’Achille Mbembe définit par référence au « poids du semblable sans lequel il est impossible d’imaginer une éthique du prochain », à « l’intensité de la « violence du frère à l’égard du frère » et [au]statut problématique de la « sœur » et de la « mère » au sein de la fratrie », (21) longtemps occultés par le rapport entre colonisateur et colonisé. Que devient en effet le paradigme de la « première république noire » comme mémoire de la sortie de l’esclavage lorsque ses discours génèrent une dérive dictatoriale dans la seconde moitié du XXe siècle, puis un sentiment d’inachèvement dans la période qui tente justement de solder les comptes de la précédente ?
Des récits allégoriques de la dictature, tels Dézafi (22) de Frankétienne ou Le Mât de cocagne (23) de René Depestre, émergent deux figures : celle du zombie, par laquelle, on le sait, l’imaginaire collectif cherche à rendre compte du vécu de l’esclavage, et celle du héros schizophrène voué à la mort. Souvent inaugurale, comme dans Les Possédés de la pleine lune (24) de Jean-Claude Fignolé ou dans Mère-Solitude (25) d’Émile Ollivier, la mort du héros justifie alors aussi la mise en œuvre d’une narration qui associe le recours à l’occulte et la structure régressive du polar pour déjouer les « abus de mémoire » résultant de la « manipulation concertée de la mémoire et de l’oubli par des détenteurs de pouvoir ». -26) L’une et l’autre figure renouent avec l’héritage du Nègre marron – dans les récits allégoriques, le zombie, dont une nourriture sodée doit éveiller la conscience, incarne la force de rébellion latente -, et participent de la « mémoire du fantasme ». De fait, dans les années de post-dictature, les enquêtes dans la société haïtienne démontrent que cette mémoire de la sortie de l’esclavage, notamment dans les discours de victimes, procède d’une « mémoire du corps », qui porte trace d’exactions violentes, héritées des schèmes esclavagistes.
C’est par ce biais que Yanick Lahens aborde cette période récente de l’histoire d’Haïti dans son avant- dernier roman, La Couleur de l’aube. Se partageant l’instance narrative, Joyeuse et sa sœur aînée Angélique sont comme les deux Erzulie – Fréda et Dantor – qui tiennent une place de choix dans le panthéon vaudou de leur mère.
« Sur ma peau traîne la senteur entêtante des feuilles d’orangers et de corossoliers répandue à grands traits. Elles ont macéré des heures dans une bassine au soleil. Derrière la plaque de tôle qui nous sert de paravent dans l’arrière-cour, je m’en suis méticuleusement lavé le visage, le ventre, les bras et les jambes avant que le sommeil m’emporte. Je suis une créature de lueurs vives dont le corps s’est défait à mesure de la gaucherie enfantine pour une vigueur et une souplesse qui m’enchantent.
Combien de temps ai-je mis à devenir une femme ? Je ne le sais pas. Mes hanches ont pris une franche ampleur. Mes cuisses se sont allongées comme des palmiers. Au fil des jours, un nid profond s’est creusé entre mes deux seins. En s’assombrissant, la fine ligne entre mon nombril et mon pubis est devenue objet de mystère et de convoitise. »
(28)
Le monologue de Joyeuse commence ainsi par une réécriture du corps féminin, selon le principe du blason cher à « l’érotisme solaire » (Depestre) du réalisme merveilleux ou magique. Dans la violence quotidienne de l’hôpital, Angélique, parente pauvre de Claire, la « mulâtresse-noire » de Marie Chauvet, se réapproprie le corps dont l’amant d’un soir, la naissance de Gabriel et la foi désespérée en un Dieu invisible l’ont dépossédée : « Comme si j’étais une certaine forme dans laquelle on aurait coulé une certaine histoire qui n’est pas la mienne. » (30) Déjà, la narratrice du premier roman de Yanick Lahens, Dans la maison du père, vivait dans le souvenir obsédant de la gifle paternelle, expression des tabous sociaux qui l’avaient poussée à s’exiler pour donner libre cours à sa vocation de danseuse. L’auteur s’en explique :
« La répercussion de l’histoire sur les corps est, à mon avis, une réalité qu’on n’appréhende pas souvent à sa juste mesure, surtout dans nos sociétés. Il faudrait même envisager une histoire des corps. Parce qu’une société qui a connu l’esclavage, cette expropriation du corps, et en même temps l’utilisation du corps pour une sortie de l’esclavage, développe certainement un rapport au corps spécifique. […] De même, une société où le corps est chevauché par les dieux dans la prière ne peut pas avoir le même rapport au corps qu’une société où la prière est avant tout intérieure. » (23)
Durant une journée de février de la post-dictature, Joyeuse et Angélique disent, à deux voix, l’anxiété partagée face à la disparition du jeune frère. Fignolé s’est écarté du « parti des Démunis » et n’est plus à un fixe près. Au lecteur pour qui le temps se serait arrêté avec Baby Doc, au Blanc en mal d’humanitaire comme le journaliste américain John, à ceux « qui se hâteraient de nous chasser de leur esprit parce que nous ne sommes plus supportables. Basta, basta ! », Yanick Lahens impose une plongée salutaire dans la complexité sociale d’Haïti, au-delà du surplace dont la succession des Prophètes-Présidents peut donner l’impression. Dans cette île, que reste-t-il aux mères et aux sœurs, si ce n’est le cri, l’exorcisme par la possession vaudou ou la vengeance, lorsque l’événement survient : « La mort de Fignolé n’est plus quelque chose qui doit arriver. Elle a eu lieu » (34) ? Un événement, non-événement, dont le corps portera désormais la trace en creux : « Fignolé, tu me manques, tu me manques comme un membre amputé, comme un enfant mort-né. » (35)
« Les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la domination générique de Noirs », proclamait l’article 14 de la Constitution de 1804 de Dessalines. En Haïtien, le mot « nègre » est polysémique, qui désigne tantôt le Noir, tantôt l’homme en général. Si l’histoire immédiate d’Haïti porte trace de l’héritage révolutionnaire, c’est parce qu’au-delà d’une « mémoire du fantasme » et d’une « mémoire du corps », elle en éclaire les zones d’ombre et oblige la littérature à une relecture de la République noire comme discours. Yanick Lahens (36) le rappelle, aujourd’hui le Blanc désigne toute personne riche en Haïti, tout étranger, à commencer par les représentants des O.N.G., qui peuvent donc être noirs. C’est dire, avec Césaire, que la question « raciale » ne saurait être envisagée indépendamment de la notion de « classe ». Ajoutons, avec Yanick Lahens, que cette question ne saurait non plus être dissociée d’une appréhension genrée, entendue comme origine d’une narration dissidente.
Appréhension genrée du temps historique
Dans Une heure pour l’éternité Jean-Claude Fignolé revient sur la dernière campagne consulaire à Saint-Domingue, « sur les lieux d’une mémoire que l’histoire avait anéantie » (37), entre la déportation de Toussaint Louverture et la mort du général Victor-Emmanuel Leclerc, fatalement touché par la fièvre jaune : « Alors voilà le grand défi et l’impulsion / sataniques et l’insolente / dérive nostalgique de lunes rousses, / de feux verts, de fièvres jaunes ! » (38) Dans l’espace de cette heure d’agonie, une veillée – un dialogue d’outre-tombe entre Toussaint et Leclerc – condense l’histoire des périodes esclavagiste et indépendantiste, comme pour en faire le deuil, tandis que le personnage métaphorique de Pauline Bonaparte, sur le point d’être veuve, cristallise le temps historique d’une nation alors en quête d’elle-même, désormais en proie au déni des apories du présent : « se réfugier dans ses souvenirs pour exorciser un présent de malheur. Refuser l’instant pour ne point devoir raccorder le passé à l’avenir ». (39) Contre le « présentisme », ainsi que François Hartog nomme la crise du régime moderne d’historicité, la « spirale » de Jean-Claude Fignolé rejoint sans doute à certains égards la « constellation » benjaminienne, cette « conjonction fulgurante entre le passé et le présent » (42). Comme dans un roman précédent de Jean-Claude Fignolé, Aube tranquille (43), où les personnages féminins, appartenant à des strates temporelles différentes, le XVIIIe et le XXe siècle, ont des doubles qui portent les mêmes prénoms, la spirale ne repasse jamais tout à fait la même, au même endroit ; et, au-delà de la dialectique du même et de l’autre, c’est la transmission générationnelle, et le legs de l’histoire, que l’auteur interroge.
Ce faisant, son écriture participe d’une écriture du dit de l’esclavage qui associe scénographie mémorielle et scénographie du secret. Ces deux scénographies semblent liées en Haïti, comme dans le reste de la Caraïbe, à l’idée d’une transmission de la mémoire collective souvent reléguée, déléguée à l’espace de la veillée nocturne – « la parole de nuit » (44) – et à la voix féminine, par le même temps potentiellement coupable de trahison, en vertu du stéréotype de l’esclave partageant la couche du maître. Ainsi, dans Rosalie l’infâme, (45) Évelyne Trouillot substitue-t-elle un roman mémoriel au roman historique de Saint-Domingue : Lisette, une esclave créole, c’est-à-dire née sur la plantation, s’acharne à percer le secret des autres femmes de sa lignée, esclaves bossales, à savoir l’expérience du négrier. Ce besoin de mémoire est mis en scène et, parce qu’il se heurte au refus de dire, se trouve transformé en désir d’effraction. Ce qui apparaissait d’abord comme oubli, omission, occultation devient énigme, mystère puis secret, donc, qu’il importe de défendre contre la curiosité de l’exclue, celle qui est née après la traversée. Car, le partage du secret implique aussi celui de la faute, faute générale de l’esclave coupable d’avoir perdu la liberté, faute particulière des femmes esclaves qui, comme la grand-tante de Lisette, commettaient des infanticides pour dérober les nouveau-nés à la condition servile. « Je répète sans relâche : la première s’appelait Kilima, elle avait été arrachée à sa mère Malayika, puis vendue aux négriers. Sur l’île, elle donna naissance à Emma, puis Emma à Rosa ; puis vient Fifie et encore Emma. Et dans mes veines court le même sang », (46) scande Emma, auteur d’une thèse sur la traite des Noirs, qui fut mal reçue, lors de sa soutenance à Bordeaux – en vertu du hasard objectif. Au fantôme de Beloved, aux figures de la hantise et de la « revenance », Marie-Célie Agnant articule la linéarité qui interroge la possibilité du temps historique, dès lors que le « livre d’Emma », francophone, ne peut s’appuyer sur l’hypotexte des « slave narratives ». Et, dans le service psychiatrique où Emma, soupçonnée d’infanticide, a été internée, à Montréal, l’interprète créolophone se demande dans quelle mesure elle peut traduire, trahir ses propos.
Confrontant l’écrivain à un questionnement éthique, la prégnance de l’histoire immédiate conduit in fine à proposer des narrations dissidentes ou « contre-narrations » (49) du roman de Saint-Domingue. Prenant le pas sur les personnages historiques masculins, l’héroïne fictive d’Évelyne Trouillot incarne l’actualisation d’une capacité d’agir au féminin : dépositaire des secrets, Lisette fait le choix de la clandestinité du marronnage. La force de la fiction mémorielle est donc bien de répondre à l’invitation d’Aimé Césaire de repenser les rapports de « race » et de « classe » au sein de la Révolution et du paradigme de sortie de l’esclavage. Mais, au-delà, en réponse à l’instrumentalisation de la femme « coloniale » dans la construction de la nation française,(50) puis de la nation « postcoloniale », le corpus romanesque haïtien ultra-contemporain recourt également au « genre » comme outil épistémologique pour appréhender un temps historique mis à mal par les apories du présent.

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1983 [1ère éd. 1939], p. 24.
Entendue au sens historiographique de période terminale de l’histoire que la délicate question de l’ouverture des archives ne saurait borner.
Lyonel Trouillot Bicentenaire, Actes Sud, 2004.
Cécile Marotte et Hervé Rakoto Razafimbahiny, Mémoire oubliée. Haïti 1991-1995, Montréal, Regain et CIDIHCA, 1998, p. 123 : « La mémoire du fantasme est celle qui inscrit l’individu dans son histoire et marque son appartenance identitaire au-delà des groupes sociaux. L’Haïtien, aussi démuni soit-il et aussi précaires que puissent être ses actuelles conditions de vie, est porteur d’un savoir éminemment paradoxal : il sait qu’il n’est plus esclave et que les « Marrons de la liberté » sont ses ancêtres, donc un peu de lui-même. »
Getser Faustin « Histoire et schizoïdie sociale à Haïti », dans Michel Beniamino et Arielle Thauvin-Chapot, dir., Mémoires et cultures : Haïti, 1804-2004, Limoges, Pulim, coll. Francophonies, 2006, p. 23-41 [23-24].
Aimé Césaire. Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, 2005, p. 53-54.
Gérard Barthélémy, Le Pays en dehors, Port-au-Prince, Éditions Deschamps, 1989 ou Gérard Barthélémy, « Aux origines d’Haïti : « Africains » et paysans », dans Marcel Dorigny (dir.), Haïti première république noire, Saint-Denis, Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer / Association pour l’étude de la colonisation européenne, 2003, p. 103-120.
Lilian Pestre de Almeida, Aimé Césaire. Une saison en Haïti, Montréal, Mémoire d’encrier, 2010, p. 198.
Aimé Césaire, Toussaint Louverture, la Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence africaine, 1961.
Aimé Césaire, La Tragédie du roi Christophe, Présence Africaine, 1963.
Alex Gil, « Découverte de l’Ur-texte d’Et les chiens se taisaient », dans Marc Cheymol et Philippe Olle-Laprune (dir.), Aimé Césaire à l’œuvre, Éditions des Archives contemporaines / AUF, 2010, p. 145-156.
Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, Présence africaine, 1958.
Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses, Gallimard, 1946.
Léopold Sedar Senghor, « Hommage à l’Oncle », dans Jean Fouchard et Emmanuel C. Paul, éd., Témoignages sur la vie et l’oeuvre du Docteur Jean-Price Mars, Port-au-Prince, imprimerie de l’Etat, s. d., 3, reproduit dans L’Indigénisme, Conjonction, n° 197, jan.-fév.-mars 1993, p. 109.
Dans l’expression « culture populaire noire », le signifiant « noir », explique Stuart Hall, est « là pour signifier la communauté noire où ces traditions ont été conservées et dont les luttes survivent dans la permanence de l’expérience noire (l’expérience historique du peuple noir de la diaspora), dans la permanence de l’esthétique noire (les répertoires culturels caractéristiques à partir desquels les représentations populaires ont été élaborées) et dans la permanence des contre-récits noirs pour l’expression desquels nous nous sommes battus » (Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, édition établie par Maxime Cervulle, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, Paris, éditions Amsterdam, 2007, p. 223).
Jacques Stephen Alexis, Romancero aux étoiles, Paris, Gallimard, coll. L’Imaginaire, 1960.
Alain Leroy Locke, Le Rôle du Nègre dans la culture des Amériques, présentation d’Anthony Mangeon, Paris, L’Harmattan, 2009.
Voir Francis Arzalier, « Exemplarité de la révolution haïtienne », Haïti et l’Afrique, Présence Africaine, n°169, 2004, p. 33-40.
Rose-Mie Léonard, « L’Indépendance d’Haïti : perceptions aux États-Unis. 1804-1864 », dans Marcel Dorigny (dir.), Haïti première république noire, Saint-Denis, Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer / Association pour l’étude de la colonisation européenne, 2003, p. 207-225 [224].
Stuart Hall, op. cit.
Achille Mbembe, De la Postcolonie : essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2005 [1ère éd. 2000), p. X.
Frankétienne, Dézafi, Port-au-Prince, éd. Fardin, 1975.
René Depestre, Le Mât de cocagne, Paris, Gallimard, 1979.
Jean-Claude Fignolé, Les Possédés de la pleine lune, Paris, Seuil, 1987.
Émile Ollivier, Mère-Solitude, Paris, Albin Michel, 1983
Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 97.
Cécile Marotte et Hervé Rakoto Razafimbahiny, op. cit.
Yanick Lahens, La Couleur de l’aube, Paris, Sabine Wespieser, 2008, p. 15.
Marie Chauvet, Amour, Colère, Folie, Paris, Gallimard, 1968, rééd. Maisonneuve et Larose, 2005.
Yanick Lahens, La Couleur de l’aube, op. cit., p. 186.
Yanick Lahens, Dans la Maison du père, Paris, Le Serpent à plumes, 2000.
Yanick Lahens, « Retourner la marge en centralité », propos recueillis par Yolaine Parisot, Cultures Sud. L’engagement au féminin, n°172, janvier-mars 2009, p. 71-76.
Yanick Lahens, La Couleur de l’aube, op. cit., p. 84.
Yanick Lahens, La Couleur de l’aube, op. cit., p. 199.
Yanick Lahens, La Couleur de l’aube, op. cit., p. 206.
Yanick Lahens, La Couleur de l’aube, op. cit.
Jean-Claude Fignolé, Une heure pour l’éternité, Sabine Wespieser, 2008, p. 385.
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 32-33.
Jean-Claude Fignolé, Une heure pour l’éternité, op. cit., p. 87.
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2003.
Jean-Claude Fignolé a fondé, avec Frankétienne et René Philoctète, le « spiralisme ». Pour Frankétienne, la « spirale » désigne l’œuvre devant rendre compte du mouvement physique du monde.
Walter Benjamin, Paris capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages, traduit par Jean Lacoste, Paris, éd. du Cerf, 1989, p. 478
Jean-Claude Fignolé, Aube tranquille, Paris, Le Seuil, 1990.
Voir Ralph Ludwig (dir.), Écrire la « parole de nuit ». La nouvelle littérature antillaise, Paris, Gallimard, Folio, 1994.
Évelyne Trouillot, Rosalie l’infâme, Paris, éd. Dapper, 2003.
Marie-Célie Agnant, Le livre d’Emma, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2004 [2001], p. 146.
Tony Morrison, Beloved, NY, Alfred A. Knopf, 1987.
Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, éd. de Minuit, 2006.
Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture (1994), traduction de Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007, p. 236-237.
Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2006.
///Article N° : 13021

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