Depuis que je vais aux Journées cinématographiques de Carthage, la première fois étant en 1988 avec mon premier long-métrage Une porte sur le ciel, coproduit par le Maroc et la Tunisie, la production et la distribution dans les pays du Sud ont alimenté le gros de nos discussions. Or, si nous sommes arrivés à faire des coproductions entre partenaires du Sud – le Maroc et la Tunisie et vice versa, le Maroc et le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, la Tunisie et l’Algérie, etc. – pour ce qui est de la distribution c’est une autre histoire. Le premier argument contre est celui de la difficulté de comprendre la langue par les spectateurs, comme cela a été longtemps le cas pour les films canadiens en France. Quelques expériences isolées ont été tentées mais sans aucun accompagnement et elles n’ont pas abouti. Pourtant nos spectateurs raffolent des films égyptiens dont la langue a fini par s imposer, et, fait plus étrange, l’engouement pour les films indiens dont la langue leur est bien plus incompréhensible ! Il y a beaucoup de jeunes qui chantent en indien et certains même ont appris à le parler.
On peut en conclure qu’il faut habituer le spectateur et que la promotion joue un grand rôle. Ainsi des films comme Halfaouine ou Les Silences du Palais, dont la promotion avait été faite par des distributeurs français ont bien marché dans nos salles.
Les Maghrébins ont commencé à voir des films étrangers avant de voir leurs propres films qui n’ont été produits chez eux qu’assez tard, dans les années soixante-dix. Les réseaux de distribution étant déjà constitués, ils n’ont pas trouvé leur place au début. D’autant plus que c’est un cinéma qui se veut d’auteur. Il n’y avait pas d’industrie à proprement parler, les films sont nés du désir de leurs auteurs et le marché international leur reste pratiquement fermé jusqu’à nos jours. Les cinéastes marocains, par exemple, sont le plus souvent réalisateurs et producteurs de leurs propres films. Les pouvoirs publics ayant fini par comprendre l’importance dun cinéma national ont créé une aide à la production mais cela n’a pas incité le secteur privé à créer un marché dans leur sillage. J’ai produit dans les années soixante-dix, le premier long-métrage de Jillali Ferhati, Une brèche dans le mur qui a été sélectionné par la Semaine de la Critique, à Cannes, mais aucun distributeur marocain n’en a voulu. J’ai alors supplié l’exploitant du cinéma Mauritania à Tanger de le projeter. Je lui ai promis, juré qu’il aurait des spectateurs. Je suis allée avec des copines coller des affiches dans les cafés en ville et dans la médina. Nous nous sommes débrouillées, à bord d’une camionnette avec haut-parleur, pour sillonner les rues de la ville et de sa banlieue et faire l’annonce du film. Finalement, nous avons réussi à remplir la salle et le film y est resté une semaine. L’exploitant m’avoua qu’il avait fait une meilleure recette qu’avec Les Dents de la mer qui était le film qui avait le mieux marché cette saison-là.
Ainsi nos films étaient visibles dans les festivals à travers le monde, mais pas dans les salles au Maroc. Les gens parlaient du cinéma marocain sans l’avoir vu et confondaient nos films avec les productions de la télévision. Il a fallu attendre l’arrivée de Najib Benkiran, un jeune distributeur marocain qui a décidé de s’investir dans ce créneau. C’est lui qui a distribué À la recherche du mari de ma femme, le film d’Abderrahmane Tazi dont j’ai écrit le scénario et qui a constitué un véritable phénomène de société. Les spectateurs y sont allés en famille, il y en avait qui n’étaient jamais allés au cinéma, certains l’ont même vu et revu à maintes reprises. Et c’est à partir de là que les distributeurs sont devenus demandeurs de films marocains.
Dernièrement c’est le film Marock de Layla Marrakchi qui a le plus fait parler de lui. C’est un film très provocateur pour le public marocain, et c’est face à ce public qu’il prend toute sa dimension.
Dès les premières images, la fille est dasra c’est-à-dire d’une insolence insoutenable. Elle a l’insolence des riches quand elle s’adresse au policier, elle ne le craint pas, elle exprime l’impunité des puissants. Ensuite sa gestuelle est libre, elle n’est pas entravée par une éducation traditionnelle : à travers elle on sent l’acculturation des classes dominantes. C’est un constat lucide sur une certaine bourgeoisie marocaine que fait Layla Marrakchi. Les parents sont absents, les enfants laissés à eux-mêmes et aux domestiques qui leur prodiguent un peu de tendresse. Même s’ils se disent musulmans pendant le ramadan, ils vivent dans une bulle à l’heure de TF1. C’est en français qu’ils parlent à leurs enfants inscrits dans des écoles françaises et qui le plus souvent parlent mal l’arabe. D’une certaine façon, ils se comportent comme des colons. Ils jouent au golf et planquent leur argent à l’étranger. Il y a eu des victimes de Madoff même à Casablanca !
J’ai entendu dire par des critiques français que le film comportait beaucoup de clichés. Mais c’est toute cette frange de la société qui vit en suivants ces clichés. C’est tellement faux que porté à l’écran cela frise l’invraisemblable et pourtant
Les élèves du lycée Lyautey s’y sont reconnus. Quand aux Marocains stupéfaits, ils ont crié en majorité : ce n’est pas le Maroc ! Les islamistes sont montés au créneau pour dire qu’il fallait boycotter ce film. Les médias se sont mobilisés pour ou contre, et cela a fait l’événement, c’est-à-dire la promotion d’une certaine façon et le film a fait les meilleurs chiffres en salle de l’année
Le problème en ce moment, c’est que les gens ne vont plus au cinéma et que les salles sont en train de fermer une à une.
///Article N° : 11159