Réflexions sur la nouvelle danse africaine

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Chargé de production et de diffusion au centre chorégraphique national de Montpellier (compagnie Mathilde Monnier), Michel Chialvo a parallèlement managé la compagnie Salia Nï Seydou entre 1993 et 2000. Suivant de près le travail de ses fondateurs, les Burkinabés Salia Sanou et Seydou Boro, tous deux danseurs chez Mathilde Monnier, et les accompagnant dans tous leurs déplacements, il s’est trouvé au coeur des problématiques de la danse contemporaine africaine. Son expérience et son regard distancié lui ont inspiré un certain nombre de réflexions tant sur ses enjeux culturels qu’artistiques.

La danse contemporaine africaine est dans une situation de foisonnement et de bouillonnement. Partout sur le continent, on peut observer l’émergence d’une danse africaine jeune et talentueuse. Chaque année, un nombre grandissant d’artistes africains viennent en Europe et ailleurs montrer leur travail devant un public curieux et étonné de l’émergence de cette « nouvelle danse africaine ». Des noms comme Salia Nï Seydou, Vincent Mantsoe, N’Soleh, Robin Orlin, The Floating Outfit Project, Tché Tché, Gaara, Tumbuka et bien d’autres sont les révélations d’une génération de chorégraphes africains reflétant une grande diversité chorégraphique. De nombreux festivals et théâtres prestigieux n’hésitent plus à intégrer ces démarches artistiques nouvelles dans leurs programmations contemporaines faisant sortir du même coup la danse africaine d’un réseau de diffusion trop marginalisé. Faut-il y voir un effet de mode ou au contraire l’expression d’une Afrique qui bouge ?
Un rapport à la tradition sans complexe
Certes, il est impensable de donner une définition de ces nouvelles danses africaines si diverses et si protéiformes tout en tâchant de ménager le souci des anciens de voir émerger une danse qui aurait oublié sa filiation envers la danse traditionnelle et le désir profond d’expressions multiformes et actuelles d’artistes sans complexe vis-à-vis de la tradition et au-delà de la domination chorégraphique occidentale. Pour autant, cette émancipation se fait moins jour sous la forme d’un militantisme que sous la réalité concrète d’un travail de création. Le développement des échanges ne se fait plus seulement dans le sens Nord/Sud dans une perspective classique de formation et de montage de projets mais de plus en plus couramment, nombre de projets de collaboration voient le jour entre chorégraphes africains eux-mêmes ce qui témoigne d’une pleine confiance en leur travail et aussi d’une volonté grandissante de vivre et de travailler au pays.
La découverte de l’autre, à travers d’autres formes de cultures, d’approches artistiques variées, de processus et de techniques de travail différents n’a pas dissout la danse traditionnelle africaine, elle a simplement généré d’autres danses à côté d’elle.
Les chorégraphes ne restent pas moins africains par l’utilisation de procédés d’acteurs, de phrases musicales et d’un vocabulaire gestuel puisés dans l’immense richesse du patrimoine artistique africain. On peut souvent déceler chez les danseurs contemporains africains des techniques issues des danses traditionnelles de leur pays même s’ils n’hésitent pas à utiliser celles de bien d’autres pays voisins.
Le rapport à la musique a remarquablement évolué car les musiciens sur scène ne sont plus seulement utilisés comme une illustration sonore de ce qui se passe sur le plateau mais ils font partie véritablement de la création en étant intégrés à la chorégraphie. Parfois même, et c’est le cas pour Salia Nï Seydou, des instruments qu’on croyait oubliés retrouvent une place inattendue le temps d’une danse. Le silence est entré dans la danse même si elle peut apparaître comme une concession à l’intellectualisation tant le rapport de la musique et la danse est étroit en Afrique.
Enfin, la chorégraphie est restée dans la grande majorité des cas assez figurative même si beaucoup de procédés abstraits rendent plus elliptique la narration. Certes, les Sud-africains par exemple ont développé une danse plus déstructurée car nombre de ses chorégraphes ont été formés à l’école anglo-saxonne. Autant il est remarquable de voir la Sud-africaine Robin Orlin distiller aussi finement une observation juste et crue des rapports culturels à l’intérieur de son pays avec des éléments apparemment disparates, autant Boyzie Cekwana retrouve à travers un vocabulaire épuré mais sophistiqué une spiritualité très émouvante.
Par ailleurs, la profondeur du propos de certaines danses en Afrique de l’Ouest est portée par une physicalité et une plastique qui transforme le regard du spectateur. Par exemple, la présence des danseurs chez N’Soleh ou Tché Tché (Côte d’Ivoire) est largement incarnée par le corps noir en représentation parfois jusqu’à l’exploitation de sa fascination. Corps athlétiques, exploits, effets de surprise, enchaînements spectaculaires, acrobaties, c’est une danse pleine de fierté et de sève qui s’exécute avec tonicité devant nous, donnant au propos chorégraphique toute sa puissance.
D’autres danses au contraire, comme chez Gaara (Kenya), Tumbuka (Zimbabwe) ou Salia Nï Seydou (Burkina Faso) sont le reflet d’une énergie plus fluide. La vibration et la rythmicité du corps permet de jouer sur toute la richesse de gamme d’une interprétation sentie.
La question récurrente de l’identité
Bien entendu, ce n’est pas tant la technicité qui place la danse contemporaine africaine au cours d’une effervescence, c’est sa capacité à transformer qui est en jeu dans une vision du monde d’aujourd’hui lucide et sans complaisance. Une capacité de synthèse qui n’échappe pas au public tant elle est ancrée dans un principe de réalité du monde africain actuel.
Il persiste néanmoins des confusions laissant planer des doutes sur la place du danseur/chorégraphe africain dans l’art contemporain. La légitimité d’un travail chorégraphique moderne doit-elle se poser nécessairement en postulat d’enracinement et d’origine ?
Il est difficile aux artistes africains de se choisir une identité contemporaine sans présupposés artistiques, sémiologiques, historiques. en témoignent les très nombreuses discussions, débats et conférences d’après spectacles qui reflètent à la fois le désir d’approfondir le regard que nous portons sur cet art chorégraphique nouveau et en même temps l’envie souvent étonnamment jubilatoire de reconnaître une autre Afrique, celle qui se projette et qui crée des écritures contemporaines. Le fait que les artistes africains partagent des processus de travail qui nous sont familiers et qu’ils intègrent des influences extérieures dans leurs propres chorégraphies pose cependant, de manière récurrente, la question d’une supposée perte d’identité africaine dans des expressions chorégraphiques jugées parfois trop occidentalisées.
Cette vision alarmiste d’une jeune danse qui s’égare rappelle celle vécue par la danse contemporaine vis-à-vis de la danse classique en France dans les années 80, où le débat faisait rage à l’époque chez les tenants d’une danse classique bien campée sur son immobilisme.
La danse contemporaine africaine est en ébullition, il faut lui laisser le temps de vivre son évolution et non de la juger en fonction de l’idée de ce que l’Occident se fait de la danse africaine ou de ce que les traditionalistes auraient envie qu’elle soit.
Le public lui-même ne se contente plus d’un style de danse auquel il est habitué. Il accueille la nouveauté avec doute parfois mais souvent avec enthousiasme parce qu’il reconnaît une gestuelle qui lui appartient et un propos qui n’est pas si éloigné de lui. Cependant, il appartient aux historiens, chercheurs, critiques et professionnels de la médiation culturelle de donner à la fois des repères pour les publics et de fournir de la matière pour la déconstruction des clichés concernant la danse africaine. Le regard que nous portons sur la danse contemporaine africaine est largement dépendant du lien supposé qui la lie avec la danse traditionnelle et de ce que nous savons d’elle, c’est-à-dire celle véhiculée par les Ballets Nationaux Africains exportés en Occident.
Entre continuité et rupture
Pourtant, la naissance d’une danse créative en Afrique n’est pas apparue subitement. Elle a été possible grâce à un esprit d’ouverture, d’échanges dans le cadre de formations et de rencontres interculturelles conduites par les générations précédentes. Mudra Afrique (Sénégal) qui a été dirigée par Germaine Acogny, les Ballets Africains de Guinée, l’ensemble Kotéba de Souleymane Koli, le Ky Yi m’bok Théâtre de Were Were Liking en Côte d’Ivoire, des danseurs chercheurs chorégraphes comme Flora Théfaine (Togo), Kofi Koko (Bénin), Elsa Wolliaston (Usa – Kenya), Irène Tassembedo et Alassane Congo (Burkina-Faso), Peter Badejo (Angleterre – Nigeria), Alphonse Tiérou (Côte d’Ivoire) etc… mais aussi des étrangers comme Mathilde Monnier, Michel Kelemenis, Bernardo Montet, Benjamin Lamarche, Jean François Duroure, etc… (pour ne citer que les francophones), ont su partager leurs expériences en Afrique et à travers le monde. Cette danse restera forte et pérenne si elle sait rester elle-même, c’est-à-dire si elle assure une continuité avec les expériences artistiques précédentes même si cela doit s’opérer dans la rupture. Une danse de création faite par des créateurs et non des conservateurs.
L’Afrique est un continent où 80% de la population est rurale et où le poids de la tradition est encore très important. Les danses de cérémonies sont innombrables et rythment une vie sociétale de plus en plus troublée par la télévision, la radio et autres médias qui introduisent dans le plus profond des villages une culture mondiale. Politique, société et culture sont entrées dans l’univers des Africains comme elles sont entrées dans le nôtre, de gré ou de force. Il y a là sans doute une menace pour la culture ancestrale d’autant que la formation des danseurs en Afrique se transmet par mimétisme et que la culture chorégraphique contemporaine est largement dominée par la culture urbaine. Pourtant la perte de certaines pratiques ne semble pas inéluctable dans la mesure où à partir d’une danse traditionnelle qui sait traiter des affaires quasi collectives (rites saisonniers, rites de passage, rites du pouvoir), les danseurs/chorégraphes contemporains sont passés progressivement à une danse conscientisée et personnelle mise au défi de son temps. La danse traditionnelle est très respectée par les chorégraphes contemporains africains mais simplement ils ne se retrouvent plus dans cette vision d’un art immuable qui a cessé de se confronter à la culture de leur quotidien en particulier celle de la ville.
De plus, on danse différemment selon que l’on vit à Abidjan, Ouagadougou, Johannesburg, Libreville, à Brazzaville, à Luanda, à Tananarive, etc… car les influences y sont fonction non seulement du contexte culturel local mais surtout de la fréquence et la qualité des échanges, des rencontres et de la formation des danseurs chorégraphes sur place. La danse africaine apprend vite et évolue dans une sorte de bouillonnement intense mais elle avance inégalement par régions selon que les politiques culturelles mises en place sont plus ou moins efficaces.
Danser autrement en Afrique est largement rattaché à la conscience du désastre dans un continent ravagé par tous les maux mais aussi plus positivement lié à la rapidité de circulation des informations, de la mobilité sociale et enfin plus prosaïquement guidé par la certitude que la danse peut devenir un métier et donc une source de revenus.
C’est dans ce mélange entre une révolution chorégraphique patente et les conditions d’existence des artistes, occultées par le développement des tournées internationales, que règnent les grands paradoxes de ce mouvement singulier.
En effet, si nous pouvons nous réjouir de ce formidable potentiel artistique et acclamer ces chorégraphes qui ont réussi à émerger sur les scènes étrangères, qu’en est-il de la réalité chorégraphique quotidienne en Afrique ?
Une carence de formation et d’information
Comme ses prédécesseurs, la danse contemporaine africaine a commencé à son tour à se modeler en fonction des réalités des programmations occidentales. N’oublions pas que l’esthétique chorégraphique est largement dominée par la prééminence des espaces de représentations occidentaux et qu’au regard des moyens locaux, la danse africaine dans sa grande majorité n’est pas encore adaptée à ces hautes conditions scénographiques et à un minimum d’organisation professionnelle nécessaire à la circulation des oeuvres chorégraphiques. D’un autre côté, la légèreté des fiches techniques, la faiblesse des cachets demandés en regard d’une billetterie plutôt flatteuse font bonne mesure avec un minimum d’engagement technique de substitution et compensent les efforts administratifs pour obtenir entre autres exemples visas Schengen et autorisations de travail.
Tout de même, un certain nombre de freins administratifs à la production et à la diffusion des oeuvres chorégraphiques deviennent des obstacles majeurs au développement des compagnies de danse en Afrique.
Elles ne disposent pas de personnel rompu aux questions administratives, aux outils nécessaires à la production de documents, aux connaissances sur la valeur des produits culturels qu’elles vendent, sur ses obligations sociales envers leur personnel. Dans la mesure où l’objectif est de produire et de diffuser, les compagnies s’inscrivent très difficilement dans le contexte réglementé du marché des arts vivants.
Le plus souvent, les compagnies ne disposent que de très peu de lieux et d’espaces de répétitions pour faire leurs créations et doivent donc trouver un accord avec les structures d’accueil locales, souvent les Centres culturels français en Afrique.
D’autre part, l’absence d’un réseau de diffusion en Afrique indépendant des Centres culturels français (qui ont des capacités techniques d’accueil fort variables d’un pays à l’autre) et le manque cruel d’accès à l’information professionnelle fragilise la situation des danseurs/chorégraphes en renforçant leur isolement.
Enfin, en dégageant tout ce qui ressort des particularités nationales concernant les régimes juridiques, sociaux, et fiscaux des compagnies et du statut d’artiste inexistant dans la plupart des pays africains, il s’avère que ce n’est pas tant le manque de moyens que les carences de formation et d’information des équipes administratives (quand il y en a) qui constituent de sérieux handicaps pour les équipes de création.
L’organisation de la profession reste à faire et doit s’inscrire dans un souci de pérennité dont les artistes ne sont pas toujours conscients. La tentation des chorégraphes est forte de se concentrer uniquement sur l’artistique dans un rapport au travail, à l’argent et au temps à très courte vue. L’artiste n’est pas exempt de ses responsabilités au niveau de sa structure s’il veut exercer son activité comme une profession mais il a aussi du mal à trouver une personne qualifiée et encore plus de difficulté à la rémunérer et préfère généralement consacrer tous ses moyens qu’il a pour lui-même.
Force est de constater que si nous nous intéressons aux oeuvres et à l’originalité des démarches artistiques, nous sommes par ailleurs directement confrontés à leurs conditions de production.
De plus, compte tenu du fait que ces créations sont préparées en Afrique avec les moyens locaux humains et techniques, l’inadaptation aux règles et au format occidental peut constituer un aléa sérieux aux projets de tournée des compagnies.
Au-delà des perspectives artistiques, bien des questions restent posées sur les enjeux de structuration des compagnies, les conditions de formation et de transmission, les moyens de la création chorégraphique au pays. Les besoins de développement sont réels et des réponses ont déjà été apportées par nombre de structures occidentales même si elles ont souvent tendance à être parcellaires et limitées dans le temps. Comme contre exemple, la compagnie Salia Nï Seydou a bénéficié des moyens du Centre chorégraphique national de Montpellier pendant trois ans.
Souvent précédé de bonnes intentions, le désir d’échange est fort, mais il suppose une bonne connaissance du terrain et des enjeux de l’autonomie artistique africaine. Le dialogue ne peut que se renforcer par un accompagnement structurel en essayant de créer ou de renforcer des points ressource efficaces et la formation des hommes sur place. L’enjeu d’une autonomie économique est réel car elle est source d’emplois et crée les conditions d’une économie locale.
Pour être complet et efficace, un programme d’accompagnement d’artiste implique un travail sur mesure qui demande une disponibilité, une compréhension des besoins dans un contexte particulier, une méthodologie adaptée à la situation et à un territoire singulier.
A moyen terme, la constitution d’une ossature de lieux de travail et de formation, de centres de ressources et de compétences autour des compagnies dont le développement pourrait peu à peu constituer un réseau, premiers maillons indispensables pour une autonomie chorégraphique africaine. En cela, les projets de création de Toubab Dialaw (l’Ecole des Sables) de Germaine Acogny au Sénégal comme celui du futur Centre National de Développement Chorégraphique (La termitière) de Salia Nï Seydou au Burkina Faso, préfigurent chacun à leur manière ce que sera l’Afrique chorégraphique de demain.

///Article N° : 10

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