Roman et philosophie au crépuscule des Lumières : les Jagas de Ben Mâacoro et l’anti-utopie de Butua dans la « Lettre trente-cinquième » d’Aline et Valcour de Sade

Université de Paris IV-Sorbonne(C.R.L.V.) / Middlebury College (Vermont)

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La Révolution n’a pas seulement bouleversé le paysage politique, social et idéolo-gique français. Elle a en effet exercé une influence décisive sur la production littéraire, en contraignant les auteurs à répondre à de nouvelles attentes et à se conformer à de nouveaux modèles, ou au contraire en les incitant à s’en détourner, en explorant des voies inédites. Ses plus illustres représentants ayant épuisé les possibilités offertes par le roman par lettres et par le roman-récit, le roman est, au lendemain de la Révolution, littéralement à réinventer. Parmi les romanciers qui vont redéfinir et renouveler cette forme figure notamment Sade, dont l’œuvre va, tandis que le nouveau régime impose la Révolution comme nouvel et seul horizon historique, idéologique et littéraire, éclairer de ses noirs feux le crépuscule des Lumières. Paradoxalement, Aline et Valcour ou le roman philosophique (1) est une œuvre exotérique (2). Tourné vers l’extérieur, c’est un « livre », un « ensemble », une « collection de lettres » dont la vérité est toujours ailleurs. Dans ce monde de papier et de lettres, l’autre, c’est celui – ou celle – qu’on ne (re)connaît pas mais dont la physionomie et les pratiques sont dans tous les sens du terme familières. « […] ce n’est ni sur la physionomie de tel ou tel personnage, ni sur tel ou tel système isolé, prévient Sade, qu’on peut asseoir son opinion sur un livre de ce genre. » (3) Cet avertissement est-il à prendre à la lettre ? En excipant des saisissants contrastes existant entre les « cruelles vérités » de Butua et les « fictions plus agréables » de Tamoé, l’Avis de l’éditeur attire d’emblée l’attention du lecteur sur l' »Histoire de Sainville et de Léonore » contenue dans cette lettre sans fin qu’est la célèbre « Lettre trente-cinquième » (4). Dans cette lettre comme dans le roman d’ailleurs, les certitudes sont annihilées, les vérités questionnées, les personnages confondus, les intrigues démultipliées. A la veille de la Révolution, mêlées, violentées, poussées à leurs limites, les formes traditionnelles sont vivement éprouvées et les valeurs, les structures, les modèles dont elles sont les héritières ne sont pas épargnés. La « Lettre trente-cinquième » occupe une place décisive dans l’économie du roman dans le sens où les questions « philosophiques » qui y sont débattues via les descriptions successives de l’anti-utopie de Butua et de l’utopie de Tamoé sont supposées trouver un large écho dans la fiction appréhendée dans sa totalité. Dans la notule qui précède la « Lettre première », Sade invite son lecteur à ne porter un jugement sur son ouvrage « qu’après l’avoir bien exactement lu d’un bout à l’autre » et dans la première note de la « Lettre trente-cinquième », il le met en garde avec autorité et requiert son extrême vigilance en le dissuadant vivement de négliger la lecture de l' »Histoire de Sainville et de Léonore » : « Le lecteur qui prendrait ceci pour un de ces épisodes placé sans motif, et qu’on peut lire ou passer à volonté, commettrait une faute bien lourde ». A travers l’anti-utopie du royaume de Butua, Sade n’a t-il pas pour dessein de donner à voir sous une forme extrême et quasi caricaturale cette inhumanité immanente à la nature humaine et dont le roman dans sa totalité livre des exemples des plus variés empruntés aux mœurs de la bonne société du temps ?
Sainville au pays des Jagas. L’anti-utopie de Butua : envers ou miroir du monde civilisé ?
En dépit des multiples tentatives de rationalisation des savoirs opérées tout au long de la seconde moitié du dix-huitième siècle, le continent africain continue d’exciter l’imaginaire occidental. C’est presque naturellement que ses désordres séduisent Sade. C’est sans doute parce que les mœurs des peuplades hottentotes sont trop connues, mais aussi pour développer sa fiction, ses fantasmes et sa philosophie tout à son aise qu’il choisit pour cadre de sa fiction le royaume des féroces Jagas (5) du cruel Ben Mâacoro (6). Pour fabriquer son anti-utopie, le marquis de Sade s’inspire principalement des écrits de deux polygraphes et d’un grand voyageur, Jean-Nicolas Démeunier, Cornélius De Pauw et James Cook ,qu’il cite tous trois dans une longue note qu’il consacre à l’examen des causes de l’anthropophagie : « L’anthropophagie n’est certainement pas un crime ; écrit-il, elle peut en occasionner sans doute, mais elle est indifférente par elle-même. Il est impossible de découvrir quelle en a été la première cause : MM. Meunier, Paw et Cook ont beaucoup écrit sur cette matière sans réussir à la résoudre ; Le second paraît être celui qui l’a le mieux analysée dans ses Recherches sur les Américains, tome I ; et cependant, quand on en a lu et relu ce passage, on ne se trouve pas plus instruit qu’on ne l’était auparavant. » (7). L’Histoire de Sainville et Léonore constitue une parenthèse picaresque. Rejeté sur les côtes à la suite d’un naufrage, Sainville entreprend de rejoindre le Cap de Bonne-Espérance en traversant la Cafrerie et le pays des Hottentots (8). Sa première hantise est d’être dévoré. A mesure qu’il progresse dans l’intérieur des terres, il s’en convainc : « Il était clair que je me trouvais dans un pays peuplé d’anthropophages ; plus j’examinais ma position, moins j’en pouvais douter. » Cette progression peut être assimilée à une descente aux enfers : « N’était-ce pas multiplier mes dangers que de m’enfoncer encore plus dans les terres ? » Lors de sa première rencontre avec des Jagas, Sainville assiste à une scène de dévoration, à un véritable festin cannibale. Sous l’arbre dans lequel il a trouvé refuge, deux cents Jagas s’affairent autour d’une vingtaine de prisonniers. Six sont assommés, dépecés, et distribués « tout sanglants à la troupe. » Leurs pièces de chair sont rôties et aussitôt goulûment englouties. Ces cruelles agapes achevées, un prisonnier est lié à un arbre et lentement déchiqueté dans l’enthousiasme : chaque morceau « s’avalait cru, aussitôt qu’il était coupé ; mais avant de le porter à la bouche, il fallait se barbouiller le visage avec le sang qui en découlait. » Durant la journée entière, le rescapé assiste à « ces exécrables cérémonies. » Bien qu’affamé, il résiste à la tentation de se sustenter des reliefs de l’odieux festin de chair des Jagas : « Je ne voulus même pas cueillir les racines dont je me nourrissais, dans les environs de cet horrible endroit. » (9). Capturé le jour suivant, il ne nourrit – pour ainsi dire – aucune illusion quant au sort qui lui est dévolu, intimement convaincu de se retrouver bientôt à la table du prince : « J’étais en un mot dans le royaume de Butua, habité par des peuples anthropophages, dont les mœurs et les cruautés surpassent en dépravation tout ce qui a été écrit et dit, jusqu’à présent, sur le compte des peuples les plus féroces. » (10) Conduit dans le palais que gardent des femmes « noires, jaunes, mulâtres et blafardes » (11) et introduit devant le prince, Sainville découvre l’horreur : des corps de victimes sacrifiées à l’idole jonchent le sol. Le jugeant « trop maigre pour être mangé, et trop âgé pour ses plaisirs », Ben Mâacoro décide de l’épargner, projetant de faire de lui le successeur de son intendant, Sar-miento. La pensée de Ben Mâacoro est le fruit d’une éducation européenne. C’est à l’infâme Sarmiento que Ben Mâacoro doit son éducation et le regard qu’il porte sur les femmes. Se moquant des efforts déployés par Sainville pour retrouver Léonore, il s’excla-me : « Vous êtes fous […], vous autres Européens, d’idolâtrer ce sexe ; une femme est faite pour qu’on en jouisse, et non pour qu’on l’adore ; c’est offenser les dieux de son pays, que de rendre à de simples créatures le culte qui n’est dû qu’à eux. Il est absurde d’accorder de l’autorité aux femmes, très dangereux de s’asservir à elles ; c’est avilir son sexe, c’est dégrader la nature, c’est devenir esclave des êtres au-dessus desquels elle nous a placés. » (12) Pour demeurer en vie, Sainville doit promettre qu’il lui succèdera.
« Totalement dénaturalisé », le fielleux Sarmiento est sodomite et anthropophage comme son prince. C’est lui qui dans le royaume de Butua fait office de cicérone en initiant Sainville aux coutumes et pratiques des Jagas et notamment à leurs mœurs phagiques (13). Les femmes de ce royaume sont ravalées à l’état de bêtes de somme. Les hommes les mènent aux champs à coups de fouet. Ce sont elles qui sont attelées à la charrue tout en donnant la mamelle à leur progéniture. Chaque partie du royaume s’acquitte chaque mois de son tribut en femmes au monarque, lequel « monte ordinairement à cinq mille. » Ben Mâacoro dispose d’un harem de douze mille captives réparties en quatre classes. Les femmes de la première classe, les plus puissantes, des archères nues, composent sa garde rapprochée. Les femmes de la seconde classe assurent le service du palais et des jardins. Les femmes de la troisième classe, des vierges de seize à vingt ans, sont destinées à être sacrifiées à une idole. Les femmes de la quatrième classe, des enfants, ont quant à elles, charge d’assouvir les « menus plaisirs » du Prince. « C’est là ce qui sert plus particulièrement à ses plaisirs » note Sain-ville. « Ce serait là où se placeraient les Blanches, ajoute-t-il, s’il en avait… ». Les femmes du peuple et celles des grands partagent cette ignominie : « le sort des bêtes féroces, constate-t-il non sans une certaine amertume, est sans doute préférable au leur. » (14) Ben Mâacoro punit sévèrement les femmes qui osent partager sa jouissance. A Butua, sont dévorés les ennemis capturés à la guerre, les sujets qui dérogent à la loi, les parasites, les morts de saine constitution. Le cannibalisme y est érigé en système économique et politique (15). L’Etat est proche de sa ruine. « On dirait que ce malheureux peuple, explique Sarmiento, pressé de voir sa fin, imagine avec soin tout ce qui peut l’accélérer. » (16). Bien que dépourvu d’histoire, ce peuple ne s’en estime pas moins le plus ancien de la terre. Il « vit d’ailleurs avec insouciance et sans s’inquiéter du lendemain, jouit du présent le mieux qu’il peut, ne se rappelle point le passé, et ne prévoit jamais l’avenir ; il ne sait pas mieux l’âge qu’il a, il sait celui de ses enfants jusqu’à quinze ou vingt ans, puis il l’oublie et n’en parle plus. » Le portrait que brosse l’intendant portugais de ce peuple s’articule autour d’une opposition sexuée. S’il insiste sur la beauté de ses membres, il ne manque pas de pointer leur extrême cruauté. Le comte exigeant de son correspondant qu’il lui décrive sans détour les mœurs de ces êtres, Sainville entreprend alors de se livrer à la description des mœurs des Jagas du vil Ben Mâacoro : « Comme […] il n’existe aucune relation de ces contrées, j’imagine, écrit-il, que vous ne serez pas fâchés d’apprendre quelques détails sur la manière dont ces peuples se conduisent ; j’affaiblirai sans doute ce que cette relation pourra présenter d’indécent ; mais pour être vrai, je serai pourtant obligé quelquefois de révéler des horreurs qui vous révolteront. Comment pourrai-je autrement vous peindre le peuple le plus cruel et le plus dissolu de la terre ? » Education, pratiques judiciaires, rituels funéraires, mœurs phagiques, mœurs sexuelles et pratiques homosexuelles… Sainville semble veiller scrupuleusement dans sa description à n’omettre aucun aspect de leur misérable mode de vie. Ce catalogue des mœurs influe sur l’écriture même du roman : la forme épistolaire est progressivement délaissée au profit du dialogue. L’implacable logique de Sarmiento contraint Sainville à faire fi de ses préjugés à défaut d’adopter les pratiques des Jagas. Après avoir examiné quatre femmes blanches enlevées dans un fort portugais et destinées au prince – parmi lesquelles figure sa bien-aimée qu’il ne reconnaît pas –, Sainville s’échappe de Butua. Passée la rivière Berg il rencontre des « colons dénaturalisés » : ceux-ci se sont si bien accommodés des modes de vie du pays, qu’il est difficile de les distinguer des indigènes : « Il y en a parmi eux qui ne sont que les petits enfants des Hollandais du Cap, et qui n’y ont jamais été de leur vie ; fils d’Européens et de Hottentots, on ne saurait démêler ce qu’ils sont ; on ne peut plus même les entendre. » (17) Les viles mœurs des Jagas sont l’occasion de développer maintes réflexions et de soutenir force comparaisons avec les modes de vie des Occidentaux (18). Sanguinaire et débauchée, l’anti-utopie de Butua permet à Sade de cataloguer les transgressions les plus abjectes qui soient. Sodomie, endocan-nibalisme, exocannibalisme, omophagie, nécrophagie : le quotidien n’est que débauche (19). Le sens de cet épisode est éminemment politique. Monde où la paresse, la luxure, le vice règnent en maîtres absolus, l’anti-utopie sadienne fonctionne à la fois comme envers et comme miroir du monde civilisé. Là-bas comme ici, la jouissance du mâle prime, le père agit avec sa famille comme le gouverneur avec son district et le tyran avec sa nation : femme, fille, fils, esclave sont des objets de débauche. L’autocratie déployée, arborée, exhibée là-bas trouve son exact inverse dans l’absolutisme larvé, dissimulé, perpétré ici.
Sainville au pays des chimères. L’utopie de Tamoé : envers ou miroir de l’anti-utopie de Butua ?
Tamoé s’inscrit dans la lignée de ces terres lointaines et heureuses qui constituent un modèle géométrique de vie rationnelle. Son édification obéit à un plan géométrique typique des projets d’urbanisme de la Renaissance. « Elle avait plus de deux lieues de circuit ; sa forme était exactement ronde ; toutes les rues en étaient alignées ; mais chacune de ces rues était plutôt une promenade qu’un passage. Elles étaient bordées d’arbres des deux côtés, des trottoirs régnaient le long des maisons, et le milieu était un sable doux, formant un marcher agréable… » Utopie dans sa configuration même donc, la ville est accueillante, le climat, agréable, la nature, généreuse et arcadienne (20). Les maisons sont simples. Elles ont la même apparence, les mêmes dimensions, elles sont uniformes. La nature elle même semble se plier à cette régularité. L’obligeante bonté de Zamé contraste avec l’insultante perversité de Ben Mâacoro. « Grand par ses seules vertus, respecté par sa seule sagesse, gardé par le seul cœur du peuple, je me crus transporté, en le voyant, écrit le narrateur, dans ces temps heureux de l’âge d’or, où les rois n’étaient que les amis de leurs sujets, où les sujets n’étaient que les enfants de leurs princes. Je crus voir enfin Sésostris au milieu de la ville de Thèbes. » Zamé est à l’ori-gine de cette utopie. Ce sont sa connaissance et son expérience conjuguées des nations, des systèmes, des législations, des mœurs, des croyances qui l’ont incité à se retirer sur cette île, à créer cette cité et à dissimuler son existence au monde. C’est lui-même, pour Sainville, qui fait office de cicérone et qui se livre à la description détaillée des mœurs, coutumes, lois, usages, qui ont cours dans son île. A Tamoé, tout repose sur l’égalité. Tous jouissent des bienfaits offerts par la terre. Le vice y est inexistant. L’or n’y a aucune valeur. La quête de l’harmonie générale y est une priorité. Les punitions mêmes y sont légères. La femme est respectée, considérée, admirée, célébrée : « […] les jeunes femmes me font plaisir à voir, ce sexe a tant de qualités ! s’exclame Zamé. Mon ami, confie-t-il à Sainville, j’ai toujours cru que celui qui ne savait pas aimer les femmes, n’était pas fait pour commander aux hommes. » C’est parce qu’ils n’ont aucun contact avec l’extérieur que les insulaires de Tamoé sont heureux et Zamé ne manque pas une occasion d’énumérer et de vilipender les vices qui gangrènent les sys-tèmes politiques européens : l’inégalité, les passions, la superstition… Tout puissants à Butua, les prêtres sont devenus superflus à Tamoé : « […] nous n’avons plus redouté, en les bannissant à jamais, explique Zamé, de voir massacrer nos frères pour l’orgueil ou l’absurdité d’une espèce d’individus inutile à l’Etat, à la nature, et toujours funeste à la société. » (21) Nul besoin de prêtres, de superstition, de religion. Nul besoin de sacri-fices non plus. Nul abandon au cannibalisme par conséquent. Aucune sorte de viande n’est d’ailleurs consommée à Tamoé : « […] tout le repas consistait en une douzaine de jattes d’une superbe porcelaine bleue du Japon, uniquement remplie de légumes, de confitures, de fruits et de pâtisserie. » (22) Michel Delon l’a bien vu : « […] la frugalité et l’altruisme qui y règnent sont l’exact contrepoint de l’égoïsme et de la dépense qui caractérisent Butua. » (23) Si l’individualisme, l’égoïsme et l’insensibilité sont poussés à l’extrême à Butua, la générosité, l’altruisme et la sollicitude sont quasi excessifs sur Tamoé. L’obsession géométrique et la remarquable police des mœurs constituent assu-rément les expressions les plus achevées et les plus visibles de la rationalité utopique. L’utopie blanche n’est pas seulement l’envers de l’anti-utopie noire : c’est aussi d’une certaine manière son miroir : à l’irréalité d’une loi dépourvue d’exception s’opposant la réalité d’un désir sans limite. Hermétique, sibyllin, subtil, le despotisme de l’utopie de Tamoé constitue à la fois l’exact envers et le parfait miroir de l’absolutisme de l’anti-utopie de Butua, sanguinaire, abject et spectaculaire.
Roman, philosophie et politique : le sens de la « Lettre trente-cinquième » dans l’économie d’Aline et Valcour
Le titre complet le pose dès la première édition : Aline et Valcour n’est pas un roman philosophique quelconque mais le roman philosophique par excellence (24). Si les romans dits philosophiques ont traditionnellement le lourd défaut d’être tributaires de la philosophie dont ils sont sensés être l’illustration, Sade fait preuve dans Aline et Valcour d’une imagination débordante, cumulant et multipliant les péripéties, surexploitant et poussant à leurs limites les ressources du genre – enlèvements, substitutions d’enfant, meurtres, fuites, reconnaissances, naufrages, rencontres d’anthropophages… (25) Aline et Valcour est indéniablement porté par une puissante énergie romanesque. Si les retrouvailles de Sainville et de Léonore sont plutôt heureuses, il n’en va pas de même des retrouvailles d’Aline et de Valcour. Le dénouement du roman est marqué par la mort de Madame de Blainville, le viol d’Aline par son père suivi de son suicide, la fuite du Président de Blamont et la fin de Valcour. Entre les systèmes politiques et les systèmes amoureux peuvent être établies des correspondances : à la tyrannie de Ben Mâacoro, au sentimentalisme de Zamé et à l’anarchisme de Brigandos correspondant la perfidie calculatrice du Président de Blamont, la vertu de Valcour et l’insoumission de Léonore. La « Lettre trente-cinquième » semble donc fonctionner comme une mise en abîme du roman, invitant le lecteur à considérer également ce qui se passe là-bas et ici. Tel est d’ailleurs sans doute le sens du double avertissement sadien. Quelle est la morale du roman ? En comporte-t-il seulement une ? Répugnante, cruelle, anthropophage, l’anti-utopie de Butua est le pays des ombres. Cependant, elle n’est pas pire que l’utopie de Tamoé ou l’anarchie de Brigandos. Le Président de Blamont, en violant sa fille, n’est pas moins abject que le prince Ben Mâacoro, qui sodomise des garçonnets. La vision que Sade livre des mœurs des sauvages est profondément insoutenable. S’il a préféré inscrire un épisode de son roman chez les Jagas plutôt que chez les Hottentots, sans doute est-ce pour surenchérir librement dans la monstruosité. En cette fin de siècle, les mœurs des Hottentots, décrites avec force détails par les voyageurs, les historiens, les savants, ne suscitent plus les haut-le-cœur d’antan. Au Cap de Bonne-Espérance, ils côtoient les familles blanches. La frontière qui sépare le sauvage du civilisé est imprécise et l’inhumanité inscrite aux tréfonds de l’homme resurgit toujours, là-bas comme ici, et ce tandis que les Lumières jettent leurs derniers feux sur des ordres en pleine déliquescence.
C’est dans les années 1770-1780 seulement que l’intérieur du continent africain commence à être exploré, que sa faune et sa flore sont décrites et que ses populations sont rencontrées. Parmi les voyageurs qui ont fait escale au Cap ou exploré l’arrière-pays, certains, à l’instar de Robert Jacob Gordon, ne vont pas faire paraître le récit de leurs expéditions, d’autres, comme Pierre Sonnerat ou Pierre-Marie-François de Pagès, vont publier le récit de leur voyager sitôt de retour en Europe, et d’autres encore, comme François Levaillant ou William Patterson, vont faire paraître leur récit plusieurs années après leur retour (26). Si l’on considère l’ensemble de la production scientifique et littéraire de la période révolutionnaire, on remarque les descriptions et gravures insérées dans ces relations sont demeurées sans effet sur les savants, les romanciers et les dramaturges. À l’exception de la Parisiade, le mièvre poème héroi-tragi-comique signé Hottentot, pas une tragédie, pas un roman ne mettent en scène un Hottentot. Car en attendant la Vénus Hottentote (27), plus que le Cafre et le Hottentot, c’est le sort du Noir des colonies qui préoccupe les politiques, les administrateurs coloniaux, les romanciers et les dramaturges, comme l’atteste une importante production de brochures politiques, de petits romans ou de courtes pièces dans lesquelles le Noir est très présent. Au crépuscule des Lumières, Sade va être le seul romancier à choisir pour théâtre d’un épisode de l’un de ses romans, Aline et Valcour ou le roman philosophique, les fins-fonds de l’Afrique, avec l’anti-utopie de Butua et ses féroces Jagas. Cependant, en dépit des savoirs neufs réunis par Anders Sparrman, Carl-Peter Thunberg ou François Levaillant, c’est dans les écrits déjà anciens de James Cook, Cornélius De Pauw et Jean-Nicolas Demeunier que Sade va trouver les matériaux qui vont lui permettre de représenter avec l’anti-utopie de Butua un monde qui va pouvoir fonctionner à la fois comme envers et comme miroir du monde civilisé.

1. Donatien Alphonse François de Sade, Aline et Valcour, ou le roman philosophique. Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France. Orné de quatorze gravures. Par le Citoyen S***, Paris, Girouard, 1793. Rééd. : Sade, Aline et Valcour ou le roman philoso-phique [in]Sade, Œuvres, I, Paris, Gallimard, 1990, « Bibliothèque de la Pléiade », n°371. Édition établie par Michel Delon, p.385-1109. Notices, notes et variantes, p.1196-1354.
2. Les première partie de l’ouvrage relate l’histoire d’Aline et de Valcour. Les seconde et troisième parties sont consacrées aux tribulations de Sainville et de Léonore. La quatrième partie relate la fin des malheurs d’Aline et Valcour. Une opposition formelle et thématique gouverne les agissements des deux couples : les aventures d’Aline et de Valcour consistent en un récit épistolaire et les aventures de Sainville et de Léonore se présentent sous la forme de deux récits parallèles à la première personne inclus dans des lettres adressées par Déterville à Valcour. Comme le note Michel Delon, « le couple soumis à la morale conventionnelle vit dans un cadre européen sinon exclusivement français alors que les jeunes révoltés traversent les décors les plus exotiques. » Michel Delon, « Aline et Valcour, ou l’ambition philosophique » [in]Jean-Marie Graitson, dir., Sade, Rétif de la Bretonne et les formes du roman pendant la révolution française. Les Cahiers des Para-littératures, n(4, 1989, « Bibliothèque des para-littératures de Chaudfontaine », p.53-59. Cit. p.56.
3. « L’homme impartial et juste, ajoute-t-il, ne prononcera jamais que sur l’ensemble. » Sade, « Es-sentiel à lire », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.389.
4. La lecture de sa correspondance révèle qu’à l’automne 1786, Sade s’est attelé à la fois à la rédaction de l’histoire d’Aline et de Valcour et de celle de Sainville et de Léonore. Dans son Catalogue raisonné des œuvres de M. de S*** à l’époque du 1er octobre 1788, Sade insiste sur le rôle essentiel dévolu à l’intrigue centrale des quatre volumes d’Aline et Valcour. Il décrit le roman en ces termes : « Roman en lettres sur le canevas desquelles courent les deux épisodes de Sainville et de Léonore se ralliant au sujet ; dans celle de Sainville se trouve la description réelle, et faite sur des mémoires certains, d’un pays au centre de l’Afrique, absolument inconnu jusqu’à présent, la découverte d’une île dans la mer du Sud, échappée à Cook, où règne une forme de gouvernement, faite pour servir de modèle à tous ceux de l’Europe ; dans l’épisode de Léonore est un voyage curieux autour du monde, de très singulières aventures au Monomotapa, au Midi de l’Afrique, en Portugal, en Espagne, à l’Inquisition, et une nouvelle espagnole […]. » Catalogue raisonné des œuvres de M. de S*** à l’époque du 1er octobre 1788 [in]Sade, Œuvres complètes du marquis de Sade, II, Paris, Cercle du livre précieux, 1966-1967. Edition établie par Georges Lely, p.266.
5. « Peuple féroce, guerrier et anthropophage, qui habite la partie intérieure de l’Afrique méridionale et qui s’est rendu redoutable à tous ses voisins par ses excursions et par la désolation qu’il a souvent portée dans les royaumes de Congo, d’Angola, c’est-à-dire sur les côtes occidentales et orientales de l’Afrique. […] Si l’on en croit le témoignage unanime de plusieurs voyageurs et missionnaires qui ont fréquenté les Jagas nulle nation n’a porté si loin la cruauté et la superstition : en effet, ils nous présentent le phénomène étrange de l’inhumanité la plus atroce, autorisée et même ordonnée par la religion et par la législation. » Encyclopédie, tome VIII, p.433a. Parmi les sources de Sade figurent les ouvrages de l’abbé de La Porte, de l’abbé Raynal et de Jean-Louis Castilhon. Abbé Joseph de La Porte, Le Voyageur françois, ou la Connoissance de l’Ancien et du Nouveau Monde. Mis au jour par M. l’abbé Delaporte, Paris, Louis Cellot, 1771-1772, tomes XIII-XV ; Abbé Guillaume-Thomas Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux Indes, La Haye, Gosse fils, 1774, 7 vol. Autres éditions : Genève, Léonard Pellet, 1780, 10 vol. ; Neuchâtel et Genève, Libraires associés, 1783, 10 vol. ; Jean-Louis Castilhon, Zingha, reine d’Angola, histoire afri-caine, Paris, Lacombe, 1769. « La cruauté des Jagas était passée dans la langue courante au XVIIIe siècle, note Michel Delon, ainsi Rétif de La Bretonne compare un public de théâtres houleux à « des tigres, ou des Jagas. »  » Michel Delon, « Notice » [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.550.
6. « Au palais du nègre roi de Macoro, écrit Louis-Sébastien Mercier, on tue journellement deux cents hommes, mais c’est pour la bouche du souverain ; chez nous, peuple policé, on les tuait sur une opinion. » Louis-Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, Gênes, Imprimerie de la Gazette nationale, an III, 6 vol., tome I, p.170.
7. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.563. Jean-Nicolas Démeunier, L’Esprit des usages et des coutumes des differens peuples […], Londres, Pissot, 1776. Cornélius De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, Berlin, Pitra, 1768. De Pauw traite de la dégénérescence de l’Amérique en se fondant sur ses lectures et en établissant de nombreux parallèles entre les Américains et les peuples sur lesquels les voyageurs ont laissé des écrits. Il accorde à l’anthropophagie une place prépondérante dans son ouvrage et Sade prête comme lui attention à l’ingratitude générale de la nature à l’égard des hommes dans son roman. Mais comme l’a bien vu Frank Lestringant, « par la désinvolture avec laquelle il traite les matériaux ethnographiques pour les plier au gré de ses fantasmes, on pourrait voir en Sade un anti-De Pauw. » Frank Lestringant, Le Cannibale. Gran-deur et décadence, Paris, Perrin, 1994, « Histoire et décadence », p.264. James Cook, Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde fait […], Paris, Hôtel de Thou, 1778, 5 vol.
8. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.550. Sur les voyages et les paysages dans ce roman : Roger Mercier, « Sade et le Thème des voyages dans Aline et Valcour » [in]Dix-huitième siècle, n°1, 1969, p.337-352 ; John Dolan, « Source and Strategy in Sade. Creation of « Natural » Landscapes in Aline et Valcour » [in]French Forum, 1986, p.301-316.
9. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour […] [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.552.
10. Dans ses Recherches philosophiques sur les Américains, Cornélius De Pauw n’accorde aucun crédit à la fable des marchés de chair humaine : « Quoique les Auteurs de l’Histoire universelle, écrit-il, prétendent que les Jagas pratiquoient toutes ces abominations, et avoient fait une loi de ne vivre que de chair d’homme, on peut hardiment dire que cela n’est point vrai, ni vraisem-blable. Non cadit in quemquam tantum nefas. » Cornélius de Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, I, op.cit., p.233. C’est dans ce fonds légendaire que puise abondamment Sade. Il y trouve les étals de boucherie du royaume de Ben Mâacoro « toutes fables, écrit Frank Lestringant, que De Pauw s’était employé à ruiner au nom de l’anthropologie comparée et du simple bon sens. » Frank Lestringant, Le Cannibale. Grandeur et décadence, op.cit., p.261.
11. « C’est un des objets de luxe des monarques nègres, précise Sade dans une note, d’avoir de ces sortes de femmes dans leur palais, quelques affreuses qu’elles soient ; ils en jouissent par raffinement. Tous les hommes ne sont pas également aiguillonnés à l’acte de la jouis-sance par des motifs semblables ; il est donc possible que ce qui est singulièrement beau , comme ce qui est excessivement laid , puisse indifféremment exciter, en raison seulement de la différence des organes […]. » Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., note p.555.
12. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour […] [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.555-557. Disposant de femmes à satiété, le prince ne refuse pas de se distraire avec des hommes.
13. « Nous ne mangeons pas la chair des femmes, explique ainsi Sarmiento à Sainville en se repaissant de la cuisse d’un Jaga ; elle est filandreuse et fade, et tu n’en verras jamais servir nulle part. » Sade ajoute en note : « La plus délicate, dit-on, est celle des petits garçons : un berger allemand ayant été contraint par le besoin de se repaître de cet affreux mets, continua par goût, et certifia que la viande de petit garçon était la meilleure. Une vieille femme, au Brésil, déclara à Pinto, gouverneur portugais, absolument la même chose. Saint Jérôme assure le même fait, et dit que dans son voyage en Irlande, il trouva cette coutume de manger des enfants mâles établie par les bergers ; ils en choisissaient, dit-il, les parties charnues. Voyez pour les deux faits ci-dessus le second Voyage de Cook, tome II, page 221 et suivantes. » Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour […] [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.562. Sainville redoute d’avoir à se rassasier d' »une portion de hanche ou de fesse. » Sarmiento tempère alors ses propos. L’anthropophagie ne saurait être assimilée à une quelconque corruption morale. C’est une pratique conforme à la nature mais ce n’est que dans l’adversité que l’homme est en mesure de se détourner de ses préjugés.
14. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour […] [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.559. Sainville expliquera plus loin le penchant du roi pour les blanches.
15. Sarmiento ne pense pas que l’appétence des hommes pour la chair humaine puisse être tenue pour la cause première de la guerre. Il pense que ce sont l’ambition, la cupidité, la vengeance, bref, les passions, qui en sont à l’origine. Ce qui était vraisemblablement à l’origine une nécessité est devenu une coutume dans le royaume : « Une population autrefois trop forte dut autoriser ces anciens usages, explique Sarmiento, un peuple trop nombreux, borné de manière à ne pouvoir s’étendre ou former des colonies, doit nécessairement se détruire lui-même ; mais ces pratiques meurtrières deviennent absurdes aujourd’hui dans un royaume qui s’enrichirait de ses sujets, s’il voulait communiquer avec nous. » Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.565.
16. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.591. « Butua vit et agonise sous le régime d’une autophagie meurtrière, écrit Frank Lestringant. Par une sorte d’accélération vertigineuse du processus, ajoute-t-il, l’appétit du corps social consomme l’organisme tout entier […]. L’île, alors, rétrécit. Ses bords se rappro-chent, à mesure que sa population diminue. Le contenant géographique se résorbe en proportion de son contenu social. Bientôt l’anti-utopie cannibale ne sera plus qu’un non-lieu, un vide sur la carte d’une Afrique abondante en déserts autant qu’en monstres. » Frank Lestringant, Le Can-nibale. Grandeur et décadence, op.cit., p.265, 270-271.
17. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.609. « Les organes de la voix, note Voltaire qui rapporte là une information puisée la traduction française du Caput Bonae Spei Hodiernum de Peter Kolb, sont différents des nôtres ; ils forment un bégaiement et un gloussement qu’il est impossible aux autres hom-mes d’imiter. » Voltaire, Essai sur les mœurs […], Genève, Cramer, 1756. Rééd. : Essai sur les mœurs, II, Paris, Bordas, 1990, « Classiques Garnier ». Edition établie par René Pomeau, p.308.
18. « Les usages, coutumes de ces peuples pour leurs femmes et leurs enfants, le despote des seigneurs, du souverain, écrit Madame de Sade, ce sont des faits attestés par les auteurs, et ils prouvent que la civilisation est nécessaire à l’homme pour son bonheur. Il n’est pas possible, mê-me philosophiquement, d’approuver ni de trouver une raison pour autoriser de pareilles mœurs. » Madame de Sade, Suite de réflexions sur le roman d’Aline et Valcour, op.cit., p.1219-1220.
19. « Avec De Pauw a triomphé un modèle d’explication matérialiste, note Frank Lestringant, secon-dairement associé à la dénonciation de la superstition, dont Sade hérite dans ses grandes lignes. De plus, la conjuration de l’effroi attaché au cannibalisme était le préalable nécessaire aux cruels raffinements que déploie l’œuvre sadienne […]. Dans la relation sexuelle qu’ils multiplient avec les objets les plus divers, poursuit-il, ils restent obstinément seuls, refusant toute réciprocité. L’autarcie forcenée qui caractérise l’utopie nègre de Sade répète donc à l’intérieur d’elle-même la figure de l’île. Isolisme sexuel, isolement du harem du prince où se déverse, mois après mois, la population féminine des principales provinces, rapidement consumée dans une succession d’orgies, de travaux pénibles et de sacrifices, solipsisme d’un peuple qui ignore ce qui se passe au-delà de ses frontières, oublie le passé et « ne prévoit jamais l’avenir », l’anti-utopie sadienne décline de toutes les manières possibles le principe de l’insularité. » Frank Lestringant, Le Canni-bale. Grandeur et décadence, op.cit., p.264-265 et 270.
20. L’accueil réservé à Sainville et à ses hommes n’est pas sans rappeler la scène de l’arrivée de Cook dans l’archipel des Amis : « Un nombre infini d’insulaires des deux sexes bordait la côte, quand nous arrivâmes ; ils nous reçurent avec des signes de joie qui ne pouvaient plus nous laisser de doutes sur leurs sentiments. » Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.613. Voir aussi James Cook, Voyage dans l’hémisphère austral et autour du monde, op.cit. planche 19. « L’humanité, la bonté et la politesse des habitants de l’île où il [Sainville] arrive mettent un baume et un calme dans le sang et dans les idées, reconnaît Madame de Sade. L’on espère être enfin quitte des horreurs que l’on a vues, et l’on en a besoin pour continuer de pouvoir lire le détail de l’arrivée, les ordres qu’il donne, tout cela, quoique simple, cause de l’enthousiasme et de l’admiration. L’on ne craint plus de lire, l’on dévore comme un affamé, voilà l’effet qu’il me fait. » Madame de Sade, Suite de réflexions sur le roman d’Aline et Valcour, op.cit., p.1222.
21. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.629-630. Dans Français, encore un effort…, chaque philippique lancée à la face de la « racaille tonsurée » offre au marquis l’occasion de s’interroger sur les motivations qui poussent l’homme à se laisser abuser : « Comment, poursuivrez-vous, a-t-on pu persuader à des êtres raisonnables que la chose la plus difficile à comprendre était la plus essentielle pour eux ? C’est qu’on les a grandement effrayés ; c’est que, quand on a peur, on cesse de raisonner ; c’est qu’on leur a surtout recommandé de se défier de leur raison et que, quand la cervelle est troublée, on croit tout et n’examine rien. L’ignorance et la peur, leur direz-vous encore, voilà les deux bases de toutes les religions. L’incertitude où l’homme se trouve par rapport à son Dieu est précisément le motif qui l’attache à sa religion. L’homme a peur dans les ténèbres, tant au physique qu’au moral ; la peur devient habituelle en lui et se change en besoin : il croirait qu’il lui manque quelque chose s’il n’avait plus rien à espérer ou à craindre. » Sade, Français, encore un effort… cité [in]Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, op.cit., p.218-219.
22. Sade, « Lettre trente-cinquième », Aline et Valcour ou le roman philosophique [in]Sade, Œuvres, I, op.cit., p.618. « Tamoé, note Frank Lestringant, est placée […] sous le signe du bonheur commun et de l’égalité des citoyens. Dans cette cité insulaire qui condense les principaux clichés de la littérature utopique en vogue, la diététique proscrit toute alimentation carnée. Butua au contraire, traduit le despotisme dans les termes sexuels et alimentaires les plus sanglants. » Frank Lestringant, Le Cannibale. Grandeur et décadence, op.cit., p.267-268.
23. Michel Delon, « Aline et Valcour, ou l’ambition philosophique » [in]Jean-Marie Graitson, dir., Sade, Rétif de la Bretonne et les formes du roman pendant la révolution française, op.cit., p.57.
24. Le roman offre dès son titre plusieurs niveaux de lecture : « Les trois éléments constitutifs du titre, note Michel Delon, suggèrent trois lectures de l’œuvre : comme roman sentimental (les aventures d’Aline et Valcour) comme roman philosophique (les aventures de la pensée des Lumières) et comme roman politique (les aventures de la loi et de la liberté). » Michel Delon, « Aline et Valcour, ou l’ambition philosophique » [in]Sade, Rétif de la Bretonne et les formes du roman pendant la révolution française, op.cit., p.55.
25. Dans ses Idées sur les romans, Sade avoue son admiration pour Prévost et Rousseau et plus particulièrement pour l’Histoire de Cleveland – Le Philosophe anglais ou Histoire de Cleveland – et Julie – Julie ou La Nouvelle Héloïse –. Comme Prévost, Sade fait parcourir le monde à son héros. Il lui fait découvrir diverses contrées et expérimenter des systèmes différents. Comme Rousseau, il opte pour la forme du roman épistolaire qui lui permet de multiplier les intrigues en même temps que les points de vue. « Aline et Valcour insère un voyage à la Cleveland au milieu d’une intrigue épistolaire sur le modèle de La Nouvelle Héloïse, observe Michel Delon, Sade totalise les formes romanesques de même qu’il rassemble tous les systèmes dans Le Roman philosophique. » Michel Delon, « Aline et Valcour, ou l’ambition philosophique » [in]Sade, Rétif de la Bretonne et les formes du roman pendant la révolution française, op.cit., p.56. « Il y use et abuse de la liberté romanesque, note Annie Le Brun, allant jusqu’à jumeler ou redoubler personnages, situations, intrigues, qui vont se développer en structures parallèles les unes aux autres. »Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade Introduction aux œuvres complètes, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1986., p.171.
26. C’est surtout au cours de la première moitié du dix-neuvième que les matériaux réunis par ces différents voyageurs vont retenir l’intérêt des savants. Les sociétés d’anthropologie qui vont naître pratiquement avec le siècle vont trouver dans les écrits et travaux de la génération des Sparrman, Thunberg, Sonnerat, Paterson et Levaillant des éléments relatifs à l’anatomie de différentes populations qu’ils vont notamment utiliser dans leurs travaux sur les races humaines. Parmi les scientifiques qui puiseront chez Levaillant ou Sonnerat matière à nourrir leurs réflexions figurent entre autres Etienne de Lacépède, Antoine Desmoulins et Pierre-Paul Broc, mais de nombreux autres savants comme Julien-Joseph Virey ou Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent. Etienne de Lacépède, Discours d’ouverture du cours de zoologie de l’an IX […], Paris, 1800 ; Julien-Joseph Virey, « Orang-outang » [in]Nouveau Dictionnaire d’Histoire Naturelle, Paris, Déterville, 1818 ; Antoine Desmoulins, Histoire naturelle des races humaines du nord-est de l’Europe, de l’Asie Boréale et Orientale et de l’Afrique Australe, Paris, 1826 ; Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent, L’Homme. Essai zoologique sur le genre humain, Paris, 1827 ; Pierre-Paul Broc, Essai sur les races humaines considérées sous les rapports anatomiques et philosophiques, Paris, 1836. Sur l’instrumentalisation du Hottentot dans cette littérature : François-Xavier Fauvelle, « Point d’histoire. Les Khoisan dans la littérature anthropologique du XIXe siècle : réseaux scientifiques et construction des savoirs au siècle de Darwin et de Barnum » [in]Bulletins et mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, n.s., t.11, 1999, 3-4, p.425-471.
27. De nombreux articles et ouvrages ont été en partie ou en totalité consacrés à Saartjie Baartman, celle que l’on a surnommé la Vénus Hottentote. Sur sa vie et les débats auxquels son corps a donné lieu, on pourra lire les observations de Georges Cuvier, qui a procédé à la dissection des organes de Saartjie Baartman. On se reportera aussi à Miscast, Negociating the Presence of the Bushmen, l’ouvrage de Pippa Skotnes, à un article de Jean-Jacques Courtine sur la présence des monstres humains sur les foires et dans les cirques, et à l’article de François-Xavier Fauvelle déjà cité. Georges Cuvier, « Extraits d’observations faites sur le cadavre d’une femme connue à Paris et à Londres sous le nom de Vénus hottentote » [in]Mémoires du Muséum, 1817, n°3, p.259-274 ; Pippa Skotnes, éd., Miscast, Negociating the Presence of the Bushmen, Cape Town, University of Cape Town Press, 1996, p.67-79 ; Jean-Jacques Courtine, « De Barnum à Disney » [in]Les Cahiers de médiologie, La Querelle du spectacle, n(1, Premier semestre 1996, p.73-81 ; François-Xavier Fauvelle, « Point d’histoire. Les Khoisan dans la littérature anthropologique du XIXe siècle : réseaux scientifiques et construction des savoirs au siècle de Darwin et de Barnum », op.cit., p.425-439.
///Article N° : 4039

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