Johannesburg, la ville natale de Miriam Makeba, est née d’un assaut insensé des pauvres et des riches du monde entier vers l’illusion colonialiste d’une fortune facile qui n’a jamais pris en compte la vie des peuples africains. Dès sa naissance, Mama Africa a dû affronter cette cupidité délirante qui fait de l’Afrique une proie pour le reste du monde.
Pire, elle est née exactement là où ils ont inventé l’apartheid.
L’apartheid, en effet, ne sera institué officiellement en Afrique du Sud, par une loi nationale, qu’en 1948 ; pourtant quand naît Miriam Makeba, c’est depuis longtemps la règle dans l’État du Transvaal, conquis par les Britanniques en 1902 mais où ils se sont vite réconciliés sur le dos de toutes les populations locales avec leurs ex-concurrents les colons « Afrikaans » – les « Boers » – bouviers en néerlandais.
Durant la « guerre sud-africaine » (1898-1902) l’armée anglaise a mené la politique de la terre brûlée. On lui attribue même (en concurrence avec l’armée allemande en Namibie) l’invention historique du camp de concentration : une bonne solution pour parquer toutes les populations civiles réputées rebelles, en l’occurrence les Boers et les « Negroes ». Ces derniers y furent traités de façon particulièrement atroce et y périrent par dizaines de milliers de malnutrition ou de maladies.
Dès lors, les épidémies (peste de 1904, grippe espagnole de 1918) offrent l’opportunité idéale d’un prétexte « sanitaire » pour chasser la population non-européenne (Bantous, Bushmen autochtones mais aussi Indiens) des zones fertiles et économiquement viables, pour la confiner dans des ghettos qui, quoique davantage ouverts, n’offrent guère plus de confort que les camps de concentration de la période précédente. Ce n’est pas un cas isolé : ces principes « hygiénistes » ont toujours servi d’alibi à l’urbanisme ségrégationniste, la médecine prophylactique étant instrumentalisée par toutes les administrations coloniales.
À Johannesburg, les « Blancs » s’approprient les quartiers nord, les plus salubres, afin de se préserver des contaminations possibles des pauvres, Bantous ou Indiens, relégués à l’ouest et au sud de la ville.
Le père de Miriam, Claswell Makeba, est instituteur. Disposant d’un « laisser-passer » très restrictif où figure la mention « educated », il n’est pas privilégié pour autant. En effet, vingt ans avant la promulgation officielle de l’apartheid, les lois locales du Transvaal ne lui laissent le choix qu’entre le retour en brousse (dans ces réserves quasi désertiques qu’on n’appelle pas encore des « bantoustans ») et les bidonvilles – encore faut-il bien sûr une autorisation administrative pour s’y établir.
Il l’obtient. Va donc pour Prospect Township, agglomérat hasardeux de cabanes et de huttes déjà surpeuplé au sud de la cité, qui préfigure ce que sera bientôt « Soweto » – qui n’est pas comme on le croit souvent un mot africain mais un acronyme né de l’imagination d’un obscur fonctionnaire de l’apartheid : SOWETO = SOuth-WEst-TOwnship.
Soweto, ce sera encore bien plus loin de Johannesburg. C’est là où l’apartheid reléguera les Bantous, encore plus loin de la métropole.
À Prospect Township il n’y a bien sûr ni l’eau courante ni a fortiori l’électricité, mais c’est encore proche de Johannesburg. On a le droit d’aller y travailler, selon le même système qui se généralisera et deviendra de plus en plus épuisant et inhumain : il faut s’entasser à l’aube dans un bus ou plus souvent un camion pas toujours bâché, et rentrer au ghetto avant la nuit, dans les mêmes conditions harassantes. Malheur à ceux qui seront surpris, trop tard, dans le quartier des « blancs ».
Prospect Township n’est alors guère plus qu’une cité-dortoir, contrairement à d’autres ghettos bantous comme Sophiatown, où se développe précocement une intense vie nocturne. Manque de chance :
c’est là que Miriam Makeba voit le jour, le 4 mars 1932, au milieu d’une misère qu’aggravent encore les effets de la Grande Crise (celle de 1929, d’après les livres d’histoire, mais elle a duré plus longtemps).
Les fées ne se sont certes pas penchées sur son berceau – une caisse à bière – mais elle a la chance de naître dans une culture assez solide
Chez les Xhosa – le peuple auquel appartient son père, tout comme Nelson Mandela – les prénoms traditionnels sont souvent des proverbes pleins d’humour. La future Miriam est donc baptisée Zenzi : abréviation de « Uzenzile » qui signifie « ne blâme que toi-même ! ».
Jusqu’à la fin de sa vie, Miriam Makeba en fera sa devise.
Le nom de son misérable quartier natal, Prospect Township, évoque paradoxalement ce qui fait de Johannesburg l’une des villes les plus dynamiques et prospères de la planète. À peine cinquante ans avant la naissance de Zenzi, il n’y avait là que quelques fermes isolées parmi des communautés de chasseurs-cueilleurs San fabriquant encore leurs armes et outils en pierre. En 1886, la découverte impromptue par un fermier de quelques pépites suscite aussitôt une ruée vers l’or encore plus effrénée que celles du Nouveau Monde. Naguère semi-désert, le Transvaal devient un nouveau « Far-West » où les prospecteurs, d’abord de simples aventuriers, puis les géologues des grandes sociétés minières, accourent des quatre coins du monde : de toute l’Europe et des deux Amériques mais aussi de l’Inde, du Proche-Orient et de l’Afrique de l’Ouest.
À moins de cent kilomètres de la capitale Pretoria, la ville-champignon (baptisée d’après le prénom commun à deux notables Afrikaans) se développe vertigineusement. Si elle n’est plus en 2008 « que » la quatrième ville d’Afrique (huit millions d’habitants), à l’époque de la naissance de Zenzi elle dépasse le million et dispute au Caire la première place. Surtout, l’ensemble des ghettos de Johannesburg constitue alors, et de loin, la plus grande communauté urbaine de souche africaine au sud du Sahara, évaluée à quatre cent mille personnes lors d’un recensement probablement minimaliste effectué en 1939.
Les Makeba n’auront pas trop de temps pour fêter la naissance de Zenzi. Dix-huit jours après, sa mère est arrêtée pour n’être pas rentrée dans le ghetto à l’heure légale, et emprisonnée pour six mois, avec son bébé. On pourra disserter, ergoter à l’infini sur cette communauté de destin qui rassemble les plus grands artistes de l’Afrique et de ses diasporas : de Louis Armstrong et Sidney Bechet à James Brown ou Fela, en passant par Billie Holiday ou Keita Fodeba, combien sont-ils qui pour d’obscures raisons ont croupi en prison ?
Parmi eux, Mama Africa a été la plus précoce. Elle aura passé en taule la moitié de la première année de sa vie : qui dit mieux, qui dit pire ?
La mère de Zenzi, Christina Makeba, semble avoir été un personnage extraordinaire, et d’ailleurs sa fille ne cessera de lui rendre hommage, prétendant même parfois qu’elle fut la seule personne qui l’aura vraiment influencée et inspirée.
Madame Makeba mère était probablement une sorte de sorcière. Sa fille ne reniait pas ce mot. On dirait aujourd’hui « une tradipraticienne ».
Elle était Swazi, issue d’un peuple très réputé pour sa connaissance des plantes et de toute sorte de médicaments naturels. Elle en faisait son métier et gagnait bien sa vie ainsi, mais il semble que la crise de 1929, qui fut un désastre pour l’économie naissante de l’Afrique du Sud, obligea Christina Makeba à exercer d’autres métiers.
À contrecur, pour s’en sortir elle accepta de devenir domestique d’une famille européenne des quartiers nord. Le salaire était ridicule, et elle trouva une autre solution.
C’est une histoire peu connue, mais en 1923, les fondamentalistes chrétiens qui avaient réussi à imposer la prohibition de l’alcool aux États-Unis trouvent des émules en Afrique du Sud. Le gouvernement de Pretoria édicte une loi assez extraordinaire, l’Urban Areas Act.
Ce texte, qui est le premier jalon explicite vers l’avènement de l’apartheid absolu, a deux objets. D’une part, il légalise la création de quartiers urbains racialement séparés. D’autre part, il institue un monopole étatique pour la production et la vente de l’alcool, et en particulier de la bière artisanale dont la consommation a toujours fait partie des habitudes des Bantous.
C’est ainsi que se développe à Johannesburg, puis dans tout le pays la culture « shebeen ». Ne cherchez surtout pas ce mot dans une langue bantoue. Selon David B. Coplan « il semble être né au Cap, au début du XX° siècle, parmi les policiers issus de l’immigration irlandaise. Ils ont pris l’habitude de nommer ainsi les lieux où les non-blancs vont boire, car en gaélique shebeen signifie « petite boutique ». (1)
C’est pour avoir tenté de faire vivre sa famille en tenant illégalement un de ces shebeens que Christina Makeba s’est retrouvée en prison avec son bébé Zenzi, la future Miriam Makeba.
Elle ne pouvait savoir que ce mot shebeen allait devenir un mot-clef dans l’histoire de sa fille et dans celle de la musique populaire africaine.
(à suivre)
1. La première partie de la saga Makeba a été publiée le 18 novembre 2008 : (//africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=8185)[ Saga Makeba / 1]///Article N° : 8217