Sahuti ya Banamuke, la grande voix de la mère ancestrale

Aux sources du rythme en Afrique

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L’origine du rythme est dans la nature humaine et cosmique. Elle se situe aussi au-delà de la vie et de la mort, dans le monde invisible des forces qui président à la démarche de l’univers. Mais c’est surtout dans le ventre nourricier de la femme que les percussions de l’Afrique puisent la sève primordiale qui en inspire le battement.

Il y a très longtemps… Mais encore aujourd’hui, les femmes baLuba, réputées être les plus belles du Congo, chantent le Tchikuna pour fêter la naissance de ceux jumeaux.
Avec une voix mélodieuse et forte, imposante comme les lacs et les plateaux du Kasaï, elles accompagnent les filles qui dansent, le bassin rond et bien garni.
La reprise de cette rythmique saccadée, de cette tonalité vocale à la fois profonde et émouvante, et de ces mouvements sensuels et joyeux, on fait la renommée de Tshala Muana. L’artiste luluwa a tiré de ce genre traditionnel le Mutuashi, style urbain désormais connu dans le monde entier.
Ce sont surtout les chanteuses de la musique africaine d’expression citadine qui représentent la continuité avec le patrimoine. Ce phénomène est dû sans doute à la place occupée par la femme noire dans la société traditionnelle, et qu’elle n’a pas tout à fait perdu malgré les affres de la modernité.
 » La femmes africaine est merveilleusement épanouie par sa maternité, qui fait sa grandeur et contribue réellement à l’imposer dans la famille, dans la vie « , souligne le critique et savant bantu Eno Belinga.
Ce ne sont pas les intérêts musicaux individuels qui déterminent la présence majeure de la femme dans les réjouissances et dans les cultes, mais plutôt l’importance sociale que lui confère son sexe dans la vie de la communauté. Lieu sacré de la vie, elle est également la racine du rythme en Afrique. Dans le ventre maternel se répète sans cesse le mystère de la vie originelle. Pendant la grossesse, la respiration de la femme habitue l’enfant, mutoto, aux vibrations primordiales.
Grandie dans les entrailles de l’obscurité, la créature, en quête de la délivrance, explore la voie qui la conduit vers la lumière de la naissance. Ses mouvements provoquent les douleurs, que la future mère assouplit en modulant son souffle selon un nouveau rythme plus rapide et qui augmente d’intensité, comme un prélude de l’accouchement. Ensemble, la femme et son fruit magique participent de la polyrythmie aurorale qui scande les cycles immuables de l’existence.
Les sources de la vie et celles du rythme se confondent ainsi dans les viscères de la première génitrice.
C’est dans cet acte de la transition du surnaturel au monde visible, que l’imaginaire africain puise les symboles des diverses activités musicales, dominés par la figure de la femme.
En Afrique de l’Ouest, le refrain entonné par la soliste et repris par le choeur est appelé  » mère du chant « . Pendant les cérémonies du Gelede de Ijio, au Nigeria, le tambour qui dirige la batterie des autres percussions s’appelle iyaalu : iya veut dire  » mère  » et alu  » tambour « .
Chez les BaSanga du Katanga, l’effort de la parturiente est soutenu par les roulements des tambours. Comme en transe, elle continue à pousser, suivant un rythme qui est repris par les batteurs. Finalement, le miracle de la vie se manifeste au grand jour. L’enfant est accueilli par un nouveau rythme qui lui donne la bienvenue.
En Afrique, tous les temps forts qui président à la conception autant qu’aux cycles successifs de la vie sont ponctués par l’appel aux forces invisibles, accompagné par l’ensemble des vibrations que les Occidentaux définissent par le mot musique. Celui-ci est intraduisible dans les langues africaines qui lui préfèrent une notion concrète associant chant, percussions et danse : par exemple, ere chez les Yoruba, oufoli (littéralement  » dire « ) chez les Bambara.
Ces rituels musicaux sont souvent la mise en scène des premiers temps : l’esprit de la mère ancestrale descend sur terre et éveille parmi les humains les souvenirs du savoir ancien.
Ainsi, dans les pratiques musicales, journalières ou périodiques, la femme noire est souvent protagoniste et l’on dirait que l’Afrique entière chante à travers la mélodie de sa voix lumineuse.
Magnifiquement parée des fruits de la terre et baignée par la soleil, elle transmet les secrets de la fécondité, la joie de vivre et le respect des défunts. Dans l’épaisseur de la forêt équatoriale, elle récite des poèmes merveilleux pour plaire à son mari, dansant la kutchebana avant la procréation. Elle chante l’aka’angana devant la maison clanique durant l’apprentissage des fillettes. Elle pleure et murmure pour célébrer les morts dans une langue archaïque qu’elle seule connaît.
Une bonne partie des danses et des chants s’inspirent par conséquent de la condition féminine.
Dans le nord-ouest de la Zambie, la danse Nyakasanga pour l’initiation des jeunes filles suit le tempo donné par le tambour principal, qui est enlacé à la taille du batteur. Ce dernier frappe les deux peaux en position verticale à l’aide de grosses baguettes. En même temps, les autres tambours Mwimbi, allongés et à une seule peau, donnent des rythmes différents à trois quarts, deux quarts et quatre quarts.
Au Rwanda, les ibihozo sont l’apanage des adolescentes. Pleins de douceur et de mélancolie, ils sont une sorte de poésie chantée qui traite du quotidien. Chez les Pygmées, avant de partir pour la chasse à l’antilope, une cérémonie propiatoire a lieu en présence de femmes chargées de porter les filets. Autour d’un grand feu se déroule le Djoboko ou danse de l’éléphant, dont le but est d’éloigner les mauvais esprits et de favoriser la réussite de la chasse. Après avoir chauffé les peaux des tam-tams Doumous, les batteurs à la tête baissée donnent à la frappe un rythme violent, pendant que les féticheurs dénichent les esprits perturbateurs dans les flammes. Une montée ultérieure du rythme, juste avant le début de la chasse, provoque encore l’intervention des sorciers, qui frappent les filets avec des feuillages tout en lançant des paroles incantatoires. Dans la signification de ces formules, se manifeste la réconciliation avec les génies de la nature pour qu’ils veuillent accorder l’autorisation d’une activité engendrant la mort d’autres êtres vivants.
Le tambour en fait, n’est jamais conçu comme un simple objet de loisir ou de culte, car sa fonction sociale s’apparente à celle d’un régulateur de l’ensemble des relations cosmiques.
Ainsi, la période de la circoncision ou la célébration d’un mariage sont des événements qui provoquent la rupture de l’équilibre au sein du village : le matériel sonore mis en branle par les percussions rejaillit sur la dynamique de l’univers, enrichi d’une nouvelle vie et de nouvelles énergies.
Si on prête oreille aux effets des percussions africaines, si on se laisse aller à l’obsession des coups qui secouent les tripes, font frémir la tête et étouffent les poitrines dans l’implosion violente des vibrations, on est alors en train de s’abandonner à une grande roue rythmique dont le caractère répétitif se joint à l’enchevêtrement paroxystique de la polyrythmie.
D’autre part, si l’on considère qu’une bonne quantité des danses en Afrique Centrale sont axées sur la rotation ou l’ondulation du bassin, se dévoile l’importance et la signification profonde de la fécondité.
Celle-ci se manifeste en forme d’allégorie à travers les deux figures de la Terre et de la Femme, enlacées dans une relation d’identité-complément. Le ventre de la femme et celui de la terre, où l’on revient à l’heure du passage de cette vie à l’autre, est par ailleurs le même ventre d’où sort tout le matériel sonore, que l’on chante, que l’on siffle ou que l’on tape sur un tam-tam.
Leur fécondité est  » la  » fécondité de cet univers à la fois fini et inachevé, représenté par une spirale qui tourne sans cesse, sans connaître début ni fin. Pulsation éternelle que le sang fertile du ventre transforme en vie après le mouvement de l’accouplement des sexes, le miracle de la fécondité jaillit dans la rythmique saccadée des percussions africaines et s’incarne dans la terre, qui donne à cette vie l’aliment de sa reproduction.
La danseuse du Buganda, en Ouganda, qui dans l’exécution de la danse nuptiale Embaga déclenche le mouvement frénétique du bassin et des anches, se produit avec une virtuosité dépourvue de tout cérébralisme. Ses gestes semblent au contraire surgir de la même terre abritant les racines de l’arbre transformé en tambour par la  » Parole  » de l’Homme.

Sahuti ya Banamuke veut dire  » le chant de la femme  » en kiswahili. ///Article N° : 176

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