Saison violente d’Emmanuel Roblès: témoignage d’une Algérie coloniale et d’une trajectoire littéraire contrariée 

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Emmanuel Roblès (1914-1995) appartient à la catégorie d’écrivains qui, après avoir connu le succès dans les années 1940-1950, a été victime de sa trajectoire personnelle et du contexte politique. Fils d’espagnols pauvres d’Oran au temps de la colonisation, il grandit entre des communautés qui vivent plus les unes à côté des autres qu’ensemble. Parlant l’arabe et l’espagnol, il accède à l’enseignement en français et à l’Ecole normale d’instituteurs où se côtoient Européens et Algériens. 

Des débuts littéraires fiévreux aux côtés d’Albert Camus

Contemporain et ami intime d’Albert Camus, son « frère de soleil » qui grandit dans les mêmes conditions à Alger, il sera avec lui et d’autres, notamment le libraire et éditeur Edmond Charlot, à l’origine de ce groupe d’écrivains appelé « Ecole d’Alger ». Romanciers, poètes, dramaturges, ils se font aussi journalistes. Roblès et Camus vont à ce moment encourager leur collègue Mouloud Feraoun à écrire, et ce sera, avec Le Fils du pauvre (1950), la naissance de la littérature algérienne francophone. 

Emmanuel Roblès s’implique aussi dans la vie de revues, publie à partir de 1938 des romans (il en écrira 19), des pièces de théâtre qui auront un succès international (ses 12 pièces seront publiées en deux volumes chez Grasset en 1985 et 1987). En 1948, sa pièce Montferrat est créée à Alger, Paris puis présentée et traduite dans de nombreux pays et son roman Les hauteurs de la ville reçoit le prix Femina.   

Le temps de l’exil et de l’effacement relatif

Quand éclate la guerre d’Algérie, il fait partie, comme Camus des « libéraux » du « Comité pour la Trêve civile » qui tente de promouvoir une « troisième voie » résiliente. Il préside le 22 janvier 1956 la réunion au cours de laquelle Camus lance son Appel. Ils ne seront pas entendus et, pire, seront longtemps vivement critiqués de part et d’autre de la Méditerranée. Installé en France à partir de 1958, Roblès poursuivra une œuvre littéraire (son ultime roman, L’herbe des ruines est publié en 1992 et sa dernière pièce, Lanterne magique en 1994) et éditoriale puisqu’il promeut les écrivains maghrébins dans la collection Méditerranée au Seuil. En dépit de son activité, de ses conférences dans le monde entier, de ses collaborations avec des cinéastes, et sans doute à cause de sa prise de distance avec les grands mouvements politiques, l’histoire littéraire…. française ou algérienne, l’a largement oublié.

Rééditer et documenter Saison violente pour témoigner

C’est donc à une redécouverte que nous invite Martine Mathieu-Job qui re-publie aux éditions Bleu autour le roman autobiographique Saison violente paru au Seuil en 1974. Ce texte évoque, sur le ton naïf propre aux souvenirs d’enfance rédigés à la première personne, les anecdotes de la vie d’un enfant orphelin d’un père maçon et fils d’une femme de ménage, qui observe aussi bien les gens que les situations. Passent ainsi « Khader, le palefrenier arabe », Brahim le marchand de miel, Sarcos le marchand de journaux militant, le sévère « homme-au-canotier », le curé, la bourgeoise raciste, les ouvriers collègues du père, Véronique la camarade française, et tout un petit monde issu de cette société coloniale hiérarchisée. Ce sont les événements qui défilent sur la scène enfantine : une réunion clandestine, les élections locales, les travaux ménagers, une manifestation de dockers, une descente dans le « quartier israélite ». Sans date, ils sont présentés selon le point de vue de l’enfant, sans les remettre en perspective : l’enfant relève ce qu’il entend et qui reste hors de sa vue, ce dont il est témoin et qui le choque ou l’indigne. Le narrateur adulte ne cherche ni à expliquer ni à analyser, laissant ce soin au lecteur qui parcourt les quartiers, comprend les tensions, entend les discours. Même si le récit reste centré sur le rapport à la mère, il peut donc être lu comme un témoignage sur une Algérie coloniale dont la complexité a été en partie occultée par les positions extérieures. 

Le grand intérêt de ce volume magnifiquement présenté tient dans le volumineux dossier qui l’accompagne. La spécialiste des littératures francophones Martine Mathieu-Job a déjà publié d’importants volumes de témoignages contemporains sur l’Algérie coloniale en collaboration avec l’écrivaine franco-algérienne Leïla Sebbar chez cet éditeur (A l’école en Algérie des années 1930 à l’Indépendance en 2018, L’Algérie en héritage, en 2020). Elle présente ici de nombreux documents qui remettent le texte dans son contexte biographique et social : documents personnels de et sur Roblès (photos, manuscrits, témoignages, bio-bibliographie), cartes postales et plan d’Oran, affiches des pièces. Dans le chapitre « Le rayonnement artistique d’Alger », elle reprend l’histoire de la « bande à Charlot », ce groupe qui cherchait dans les années 1930 à exalter une identité méditerranéenne transcendant les clivages raciaux et sociaux. Des notices rappellent les noms et les fonctions de ceux qui, avec leur revue Rivages, récompensèrent le marocain Driss Chraïbi en 1955. Ils ont écrit dans la presse algéroise (Combat, Alger républicain, L’Espoir-avenir avec Mouloud Mammeri), publié romans et poésie avant de mourir en France dans le quasi anonymat :  Jules Roy, Jean Amrouche, Gabriel Audisio, Blanche Balain, René-Jean Clot, Max-Pol Fouchet, Claude de Fréminville et Jean de Maisonseul. Martine Mathieu-Job parle d’un « esprit méditerranéen propice aux rapprochements intercommunautaires » de ces « intellectuels sincèrement engagés mais à l’audience nécessairement limitée » (p.202). 

Oran (c) Dominique Ranaivoson.

La reprise de ce roman est donc l’occasion de se pencher sur la trajectoire d’un écrivain qui, en changeant de terre au moment où la politique séparait celles auquel il appartenait, glissa du centre à la périphérie de champs littéraires devenus étrangers l’un à l’autre. Ayant passé de la gloire à l’oubli, d’Oran à Alger, entre Espagne, France et Algérie, Roblès s’est tourné vers le monde. Voyageant sans cesse, situant ses dernières œuvres dans des non-lieux. Il restera fidèle à l’utopie homérique de son monde méditerranéen où « l’univers tout entier flambait sous des cataractes de soleil » (p.32). 

Dominique Ranaivoson 

Roblés, Emmanuel, Saison violente. Présentation par Martine Mathieu-Job, St-Pourçain sur Sioule, Bleu autour, 2024, 236p. ISBN 978-2-35848-241-7. 

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