Sekouba Bambino, le « fruit de la Guinée »

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« Sinikan » (1) : douze chansons comme tout griot aime en inventer, dont la beauté et la modernité confirment la renaissance de la musique mandingue. Suite d’un destin extraordinaire : l’ascension irrésistible du « filleul musical » de Sékou Touré, malgré le déclin de la musique guinéenne.

La nuit à Conakry, les barrages de contrôle sont si nombreux que cette capitale plutôt calme donne soudain l’impression d’être sous couvre-feu. Mon ami freine et crie simplement : « Maître Barry, Kaloum Star ! »…aussitôt, grands sourires à la clef, les policiers nous font signe de passer. « Tu vois, me dit Barry, c’est tout ce qui nous reste de l’Ancien Régime : ici ce n’est pas comme ailleurs en Afrique, les musiciens sont respectés ! » L' »Ancien Régime », c’est celui de Sekou Touré, « président cultivé, mélomane et raffiné » dont aujourd’hui encore, aucun musicien Guinéen ne dit du mal. Il faudra un jour écrire l’histoire de cette période sanglante mais extraordinairement créative, où Conakry était devenue la capitale musicale de l’Afrique, accueillant d’innombrables artistes étrangers – Miriam Makeba étant la plus célèbre (2)…
Une époque où chacune des 33 préfectures entretenait un orchestre moderne, un ensemble traditionnel et une troupe de danse… sans compter les orchestres nationaux basés à Conakry, dont chacun disposait d’un lieu équipé d’une sono et des instruments nécessaires. Les musiciens étaient alors des fonctionnaires (avec une grille de salaires calquée sur celle des enseignants), logés par l’État, comme en témoigne la « Cité des Artistes » de Conakry où habitent encore la plupart des « anciens », autour de clubs légendaires et un peu défraîchis comme « La Paillotte »…
Ce merveilleux dancing au fond d’une vaste cour ombragée est encore animé par le vétéran Keletigui Traoré, saxophoniste-arrangeur dont les historiques Tambourinis ne se produisent plus que sporadiquement, faute d’instruments. C’est aussi le cas des autres orchestres nationaux : Les Amazones (fabuleux groupe féminin) ne jouent guère qu’à l’occasion des « fêtes des femmes » ; Balla & ses Balladins et le Horoya Band survivent, ils ont même recruté de jeunes musiciens mais sont en demi-léthargie, prêts à jouer mais dans l’attente fébrile d’un « coup de pouce » qui tarde à venir. Tous ces groupes fantastiques n’attendent leur salut que de l’extérieur…
Le plus célèbre d’entre eux, le Bembeya Jazz, n’a pas tourné depuis une dizaine d’années. Par bonheur, le producteur Christian Mousset l’a « poussé ». Il l’avait déjà invité une première fois dans les années 1980, et il le ressuscite pour son prochain festival « Musiques Métisses » d’Angoulême, assurant le renouvellement du matériel et des instruments.
« Le problème majeur, explique Maître Barry, c’est qu’il n’y a plus en Guinée de vrai ministère de la Culture. C’est devenu « le ministère du Sport et de la Culture ». Devinez lequel des deux a englouti l’autre ! » Maître Barry est l’un des rares à conserver une activité musicale régulière même si, à l’instar de tous les autres, il a un autre métier (instituteur). Brillant saxophoniste et flûtiste, chef d’orchestre depuis 1969, il continue de diriger le légendaire Kaloum Star et vient d’être chargé du projet d’un nouvel Orchestre National. Il est enfin et surtout le directeur musical de l’orchestre de Sékouba Bambino.
L’enfant chéri du président
Bien moins connu à l’étranger que son aîné et ami Mory Kanté, Sékouba Diabaté l’est autant en Guinée. Le 9 mars, au Stade du 28 septembre, c’est par une émeute heureusement sans gravité qu’a débuté le magnifique concert où il a donné à quelque 15 000 de ses concitoyens la primeur de son nouvel album « Sinikan ». La sono avait été amenée à grand frais de Dakar (ce qui en dit long sur l’état du matériel musical local) pour ce mini-festival où étaient conviés d’excellents groupes traditionnels, mais aussi chanteurs de variétés et rappers en play-back – le play-back est la plaie de la musique en Afrique de l’Ouest, le public de plus en plus conditionné par la télé préfère écouter note pour note ses cassettes favorites, les chanteurs gesticulant ridiculement au détriment des musiciens, exclus de la fête.
C’est contre cette décadence que se bat Sékouba. Son nouvel orchestre, aguerri par de longues répétitions, mêlant instruments mandingues (balafon, bolon, calebasses, djembé) et flûte peule aux claviers et cordes électriques et aux cuivres, est digne de ceux de l’âge d’or de la musique guinéenne, qui servirent de modèle au Mali : Modibo Keïta, émerveillé lors de ses visites à son voisin Sékou Touré, adopta la même politique musicale, et la musique moderne guinéenne devint ainsi la musique moderne du monde mandingue… Comme Mory Kanté, Sékouba Diabaté est un « djeli » (griot), fils d’une célèbre chanteuse, Mariama Samoura dont la chanson « Apollo » (dédiée aux astronautes) est demeurée, quarante ans après, le tube par lequel son fils conclut chacun de ses concerts dans une ambiance frénétique. Le mot « apollo » a même servi à désigner dans les années 1970 les bals modernes de Bamako comme de Conakry, comme le rappelle toujours dans ses interviews Salif Keïta.
C’est en interprétant le magnifique « Mandjou » de Salif (dédié à Sékou Touré) que Sékouba fait dresser l’oreille du « Président-Mélomane ». Sékou Touré convoque le gamin et ordonne à son père (un grand commerçant de Siguiri, à la frontière malienne) de le laisser chanter tout en continuant d’aller à l’école. Sékouba n’a que 14 ans quand Aboubacar Demba Camara, charismatique chanteur-soliste du Bembeya, meurt dans un accident de voiture au Sénégal. Sékou Touré « suggère » qu’il le remplace. Problème : l’inamovible guitariste virtuose du Bembeya, aujourd’hui plus connu sous son pseudonyme « Diamond Fingers » (Doigts de Diamant) est un homonyme. Qu’à cela ne tienne, le « nouveau » Sékouba Diabaté – qui 30 ans après a le même visage de chérubin – s’appellera désormais « Bambino » !
Un an avant sa mort (1984), le dernier « geste » du dictateur-mélomane envers « ses » musiciens sera de privatiser les orchestres nationaux en leur faisant cadeau à chacun d’un club, des instruments, du matériel et de 500.000 syllis (50 millions de FCFA). Cadeaux vite dilapidés, en dépit du bon sens…
Le nouveau « griot électrique »
Bambino comprend vite qu’il vaut mieux voler de ses propres ailes : premier groupe en 1990 et première cassette (« Sama »), premier CD (« Le Destin », 1992) puis un deuxième « Kassa » en 1997, avec deux chansons de sa mère (« Apollo » et « Tayer Tché ») fusionnées sous le titre « Kassouman Ma ». C’est alors la plus grosse vente en cassette d’Afrique de l’Ouest, dépassant le million d’exemplaires, et ensuite reprise sous le titre « Apollo » par le formidable groupe « salsafricain » Africando, dont Bambino est devenu le benjamin, poussé par le producteur Ibrahima Sylla qu’il a rencontré en 1989 lors d’un enregistrement de cet autre griot génial qu’est le Malien Kassémady Diabaté. Le nouvel album de Sékouba « Sinikan » (« Préjugé ») s’inscrit dans un renouveau fascinant de la musique mandingue, juste après le très beau « Tamala » de Mory Kanté (3) et le génial « Moffou » (4) de Salif Keïta.
Ce n’est pas par hasard que l’auteur des arrangements est François Bréant, qui signa il y a 15 ans déjà ceux de l’historique « Soro » de Salif. On y retrouve la tentative très ambitieuse et bien souvent accomplie de conserver la quintessence du « son mandingue » dans une production résolument actuelle. Au-delà de cette prouesse, il y a une longue histoire d’amitié, de fraternité, de générosité et même de passion qui s’est développée entre les musiciens mandingues et certains de leurs confrères européens. Qui permet par exemple à l’harmoniciste de blues Français Jean-Jacques Milteau d’improviser sur « Djougouya » (la méchanceté) comme s’il était né en Guinée. Ou au rapper d’origine sénégalaise « Diziz La Peste » de franchir toutes les frontières de la même façon que Bambino lorsqu’il reprend magnifiquement en malinké la chanson de James Brown’It’s A Man’s Man’s World ».
Avec ses chansons naïves et savantes, toutes fidèles à la grande tradition griotique, avec sa splendide voix de ténor lyrique si proche de celle de Kouyaté Sory Kandia – le génie guinéen qui assura cette transition de la tradition à la modernité – Bambino incarne ce qu’il y a de plus pur dans la musique mandingue. Sa musique reflète une personnalité si attachante, humble et intelligente que malgré tous mes efforts de journaliste objectif, je n’ai pas réussi à trouver une seule personne pour m’en dire du mal.
D’après Maître Barry, « Sékouba représente le dernier espoir de la musique guinéenne. Au lieu de penser à sa carrière personnelle, il passe son temps à tout faire pour nous entraîner derrière lui, les jeunes comme les vieux. » Pendu à son cellulaire, Bambino m’a incité à rencontrer tous les meilleurs musiciens de son pays, comme aucun autre ne l’a jamais fait au cours de mes reportages. Celui-ci était pourtant consacré, en principe, à lui seul…
C’est pourquoi je lui dédie respectueusement ce bref article.

(1) Sékouba Bambino : « Sinikan » (Syllart / Next Music)
(2) Miriam Makéba : « The Guinea Years » (Stern’s / Night & Day)
(3) Mory Kanté : « Tamala » (Next Music)
(4) Salif Keita : « Moffou » (Universal jazz)
///Article N° : 2285

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Les images de l'article
Sékouba Bambino avec le grand balafon Djely Sory Kouyaté et les femmes de l'Ensemble Instrumental de Guinée au Mangrove Club, Conakry © Gérald Arnaud
Maître Barry, saxophoniste, directeur du Kaloum Star, de l'Orchestre de Sékouba Bambino et du futur Orchestre National de Guinée © Gérald Arnaud
Sékouba Bambino, la coiffe en "djeli" © Gérald Arnaud
Sékouba Bambino au stade de Conakry © Gérald Arnaud





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