La sentinelle de fer. Mémoires du bagne de Nosy Lava. De Roland Vilella

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La collection « Terre humaine » fondée par Jean Malaurie avait déjà permis de découvrir des milieux insoupçonnés, lointains (les Indiens de Tristes tropiques de Lévi-Strauss) ou proches (la Bretagne du Cheval d’orgueil de Pierre Jakez Hélias) – si l’on se place d’un point de vue français. Désormais dirigée par Jean-Christophe Rufin, elle fait paraître l’étonnante enquête d’un français voyageur ayant découvert par hasard la petite île malgache où furent relégués par le pouvoir malgache des bagnards « assassinés » jusqu’en 2001 et gardés jusqu’en 2010.

Ni ethnologue ni journaliste d’investigation, Roland Vilella devient un peu tout cela en mouillant son voilier régulièrement à partir de 2004  aux abords du bagne, en parlant avec un vieux prisonnier puis, de séjour en séjour, en tissant des liens faits d’écoute, de patience, de prudence et presque d’amitié avec les hommes les plus violents qu’une société puisse comprendre. Il rapporte au court de ce récit à la fois la vie terrible des bagnards au passé de tueurs redoutables telle que ceux-ci la lui ont racontée mais aussi ses impressions d’homme libre et aisé, « normal » comme il se qualifie lui-même (228) face à eux. Il précise d’emblée la nature et les limites de son texte : ni savant, ni historique, il veut rendre à ces proscrits la dignité : « Offrir une mémoire à ces hommes, c’est nommer des ombres vêtues de haillons, chargées de crimes, épuisées par les tortures, la faim et la longueur effroyable de leur peine […] Proposer de recueillir une mémoire jamais recueillie, c’est donner à ces hommes le droit de dire « j’existe » » (74) et plus loin : « C’est la voix d’un damné qui nous parvient du fond d’un bagne d’un autre âge, la voix qui met en échec l’oubli auquel la mort les destinait » (257).

Alors, au fil des chapitres, il va révéler, selon la techniques de la parole rapportée « avec une effarante précision » (124) la brutalité inouïe de ce milieu qui compta en 1985 jusqu’à 560 hommes malmenés par des « tortionnaires » (46) « sadiques » (95) qui, aux limites de la folie, sont devenus, entre 1975 et 2001, des « machines à tuer » (136), des « tueurs psychopathes » (225). Il recueille la parole de nombreux prisonniers, d’anciens gardes, de leur famille, d’un juge. Cependant, loin de se complaire dans des scènes parfois insoutenables,  il reprend la parole dans un récit-cadre où il livre à la fois ses réactions et son analyse de cette réalité qui, de personnelle et anecdotique, prend des proportions ontologiques. Il avoue que « l’entreprise est ambigüe » (75) puisque les victimes furent des bourreaux, qu’ils restent dangereux, mais que tous sont des hommes, de la même condition que lui : « j’aurais voulu dessiner des zones claires, rassurantes, alors que cette inhumanité nous la portons en nous. Latente. » (222). Happé par les liens qui se tissent, par ses découvertes toujours plus horribles, il avoue que là, dans ce coin de paradis pour le navigateur solitaire, la beauté ensorceleuse est « fécondée par l’horreur » (69).

Malgré la volonté de s’en tenir au témoignage des hommes, se profilent les questions politiques sur une société malgache qui n’a pas laissé faire mais a ordonné de tels traitements. L’administration pénitentiaire, la justice en général d’une République qui se disait moderne sont ainsi mises en cause, les noms des directeurs sont cités et la conclusion énoncée : « Dans l’institution judiciaire malgache, la corruption tient lieu de code pénal » (228).

Il faut ajouter que ce document est en plus- peut-être surtout- un admirable texte où les mots choisis, ciselés subliment la bassesse décrite : Le hurlement du prisonnier mis à mort devant les autres détenus « résonne dans le couloir, s’enroule comme pour un ultime adieu autour des grilles d’acier puis, chargé de son dernier souffle, s’évade par les barreaux des cellules du sombre lieu de sa torture » (103).

Accablant pour les responsables postcoloniaux mis en cause, l’auteur se garde d’accusations péremptoires pour rester à la hauteur de ceux qui, détruits physiquement et psychologiquement, émergent, comme un lancinant signe d’une humanité capable du pire.

L’île de Nosy Lava, le bagne fermé, demeure, belle, sous la garde de son phare construit sous la colonisation française, la sentinelle de fer du titre dont la menace serait oubliée sans cette magnifique aventure humaine et littéraire

 

 

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