Sur la première de couverture se dresse une kalachnikov avec une languette en forme de phallus. Cette arme, qui illustre les carnets de guerre de Serge Amisi est aussi une sculpture de l’écrivain. Plus que le récit proprement dit, elle résume son itinéraire. Mieux elle traduit la métamorphose d’un ancien kadogo (enfant-soldat) devenu à force de volonté un artiste. Mieux encore, elle répond en écho à ces dernières lignes du récit : « Ma mère, mon père, ce n’est plus mon arme, ce n’est plus ma kalachnikov. Ma mère, mon père, c’est aujourd’hui l’art et la sculpture, la danse et le théâtre. Moi Serge Amisi, je vous le dis, souvenez-vous de moi, l’enfant de demain. »
Malgré son ton sentencieux, cette dernière phrase, qui donne le titre au récit, révèle le caractère de l’auteur : un optimisme insolent et une foi inébranlable en la vie. Tout au long du récit, le lecteur l’observe en train d’affronter un à un tous les obstacles (décès des proches, emprisonnement, épidémie) pour se réaliser. Il y a d’abord le meurtre de son propre oncle (venu pourtant à sa recherche), qu’il exécute d’une balle à bout portant devant ses frères d’armes et ses supérieures hiérarchiques, pour signer son passage de l’enfance à l’univers militaire, puis suivent toutes les exactions où il est tantôt acteur et tantôt spectateur : le viol d’une folle par tout un contingent, des scènes de cannibalisme au cours desquelles ses compagnons se régalent allègrement, son face-à-face avec une panthère en pleine nuit au cur de la forêt équatoriale qu’il abat avec un sang-froid remarquable, les simulacres de folie de son ami intime, qui se nourrit de ses propres excréments pour mieux échapper à l’horreur ambiante, les fulgurants décès de ses frères d’armes, victimes d’une dysenterie amibienne, des scènes de sorcelleries, où les hommes se transforment en coqs et vice-versa, son pseudo-mariage avec la femme d’un ex-dignitaire de Mobutu, qu’il ne peut consommer, puisque pubère, les exécutions de civils en plein marché pour prouver aux autres et à soi-même qu’on est bel et bien soldat, les violentes brimades et prisons militaires, qui le laissent souvent sans vie, mais aussi ses exploits au champ de tir, l’affection que lui portent certains généraux angolais et les instructeurs militaires nord-coréens, etc.
Récit picaresque, roman d’apprentissage et « saga » des enfants-soldats, Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain, malgré son titre ronflant, est un témoignage inestimable sur les enfants-soldats, un regard lucide, qui montre de l’intérieur combien l’inhumanité de ces guerres africaines est bel et bien humaine. Un livre qui devrait amener les écrivains qui osent encore mettre en récits les enfants-soldats à la modestie. Car souvenez-vous de moi, l’enfant de demain illustre avec bonheur l’adage populaire selon lequel, bien souvent, la cruauté du quotidien fait un bon pied de nez à la fiction. Là, où les écrivains professionnels imaginent de façon caricaturale le vécu des kadogos, Serge Amisi oppose un vécu non binaire, où il est tour à tour ange et démon, enfant et adulte.
Sur ce dernier point, la scène la plus émouvante du récit est celle où on le voit au cur de la guerre retourner en enfance en improvisant une scène de guerre avec des jouets militaires qu’il a par ailleurs achetés avec sa solde de combattant. Cette mise en abyme ludique et vertigineuse de la guerre mérite d’être citée, tant elle nous laisse songeur… La voici : « Mon argent, si on me payait, j’achetais des jouets militaires pour jouer comme à la guerre. J’ai commencé à jouer le matin au soir, le Commandant ne voulait pas que je joue, mais si le Commandant me refusait de jouer, je ne voyais pas cela bien. Jusqu’au jour où il m’a envoyé à l’unité avec les autres soldats, lui est resté à la maison, il a brûlé tous mes jouets, quand je suis rentré à la maison, je n’avais pas vu mes jouets, je me suis demandé à qui j’allais demander où étaient mes jouets, j’ai cherché mes jouets jusqu’à me fatiguer et ce jour-là, je suis tombé malade, je n’ai pas mangé jusqu’à la nuit, je n’ai pas dormi, toujours pour mes jouets perdus. J’ai fais trois jours sans manger
»
Ces lignes, qui illustrent à souhait la thèse de Huizinga selon laquelle le jeu est le lieu par excellence du sérieux, dérouteront les puristes de la langue française. Car souvenez-vous de moi l’enfant de demain est écrit en lingala (langue nationale de la RDC), puis traduit en français par l’auteur avec le concours de Jean-Christophe Lanquetin, avant d’être adapté par Jean-Luc Raharimanana, qui a su préserver le phrasé lingala. Ce qui comble le lecteur locuteur de cette langue.
Souvenez-vous de moi, l’enfant de demain est à coup sûr, un document littéraire précieux, qui fera date parmi les nombreux écrits de et sur la guerre à l’ère des enfants-soldats.
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