Mulatu Astatké est sans conteste l’icône itinérante de l’Ethio Jazz. Avec Sketches of Ethiopia il renforce le lien avec des musiciens africains d’autres horizons…
Il est le doyen de l’Ethio-Jazz, ce genre troublant, puisant dans les tréfonds de la tradition éthiopienne et d’un Jazz, aux accents légèrement surannés. Mulatu Astatké, à l’instar de sa musique, vieillit plutôt bien, avec ses tempes grisonnantes, sa calvitie apparente et un air olympien de Maître Yoda. Avec sagesse, le vibraphoniste a su miser, pour l’accompagner, sur une jeune génération de musiciens britanniques. « À travers le groupe The Heliocentrics j’ai rencontré différents musiciens britanniques. J’ai sélectionné ceux qui voulaient jouer de l’Ethio-Jazz. Ça a donné Steps Ahead. Le saxophoniste James Arben a su faire travailler en émulation ces très bons musiciens. J’admire leur amour et leur compréhension pour les subtilités de cette musique. L’orchestre est devenu réputé et les gens l’apprécient. »
Au fait, le titre de l’album Sketches of Ethiopia peut faire tiquer les mélomanes. Mais le très sérieux Mulatu balaie d’un revers de la main l’analogie avec le mythique album Sketches of Spain de Miles Davis. « Sketches of Spain est une musique basée sur le Flamenco. Sketches of Ethiopia repose sur des modalités éthiopiennes. Les deux approches musicales sont bien distinctes. Le terme sketch : croquis renvoie au lien entre l’art pictural et la musique. La peinture est une combinaison de couleurs. J’aime penser la musique en terme de couleurs. Je pense les structures harmoniques en bleu, vert ou jaune. Une palette de notes me donne différentes couleurs. »
Au-delà de la forme, Sketches of Ethiopia est une incursion du maestro au cur de diverses zones du royaume d’Aksoum. « Le titre Gumuz évoque une partie du nord de l’Éthiopie. Dans ses clips, Beyoncé Knowles, avec laquelle j’ai travaillé, a des chorégraphies inspirées de danses de cette région. Les Gumuz sont une ethnie musicalement fascinante, avec de magnifiques voix en contrepoint. Dans le chant classique il y a l’alto, soprano, la basse et le baryton. Chez eux, il y a huit différents registres de voix ! » Autre apport majeur dans le disque, l’usage d’instruments traditionnels comme le krar, une sorte de lyre en bambou. « J’essaie de faire évoluer cet instrument en le modernisant. Il peut seulement jouer quatre des cinq modes de l’Ethio Jazz. J’ai entamé une méthode pour l’adapter à des standards de Jazz comme Mercy Mercy Mercy, Summertime. »
Non content de revisiter son patrimoine, Mulatu établit aussi un lien entre deux pôles, musicalement aux antipodes : l’Afrique de l’Est et l’Ouest, à travers des collaborations avec la chanteuse malienne Fatoumata Diawara, sur le titre Surma, mais aussi le korafola guinéen Kandia Kora. « Sketches of Ethiopia montre les connexions entre Africains. Notre Ethio-Jazz s’étend en Afrique de l’Ouest : Ghana, Sénégal, Nigeria, Mali….Tant mieux ! »
Aujourd’hui, quarante-cinq ans après sa création, l’Ethio-Jazz prospère, avec des groupes aux quatre coins du monde. « Je me sens fier. Il y a des musiciens en France, en Angleterre, aux USA, en Allemagne, en Suède, un peu partout. Tout a commencé dans les années soixante-dix avec trois LP : Mulatu of Ethiopia, dont l’un s’appelait Afro Latin Soul. Ce sont les premiers pas de cette musique dans le monde. »
Les voyages de Mulatu ont contribué de manière définitive à l’essor de cette musique. Natif de Jimma, à trois cent cinquante kilomètres d’Addis-Abeba, il grandit d’abord dans la capitale éthiopienne avant de partir en Angleterre. « J’ai d’abord été dans un lycée au Pays de Galles, où l’on enseignait les sujets académiques mais aussi le théâtre, la musique, la danse. À la base, je voulais être ingénieur. Je me suis vite aperçu de mon talent. J’entendais des groupes acoustiques, des Big Bands de Jazz. À Addis, je n’avais jamais eu l’opportunité d’étudier la musique. L’intérêt des pays dits développés c’est que leur cursus permet de se connaître soi-même, se former et se professionnaliser. La musique est étudiée comme une science au même titre que la physique, les maths ou la chimie. Quand j’ai compris mon talent, j’ai persévéré et j’en suis là ! » Plus tard, étudiant en musique à Cambridge, il sera aussi le premier africain à être diplômé du Berklee College of Music de Boston.
Dans les années soixante-dix, il partage la scène avec une autre figure de la musique éthiopienne contemporaine : Mahmoud Ahmed. « J’aime sa voix. Il est très talentueux. On jouait ensemble au Barbicane, en Angleterre, en Éthiopie. Actuellement, il vit en Amérique. » Avec d’autres artistes, Mulatu et Mahmoud Ahmed sont les héros d’une série de compilations bien connue sous le nom des Éthiopiques. Si Mulatu n’a pas été le seul à porter cette musique, il est sans doute le plus placé pour nous livrer les secrets de fabrication de l’Ethio-Jazz.
« C’est un mélange des différentes modalités éthiopiennes, basé sur cinq notes et douze tonalités. ll faut combiner les cinq contre les douze, sans perdre la couleur initiale. L’Ethio-Jazz ne ressemble à aucune autre musique. L’émotion remonte en arrière. Les structures harmoniques remontent à des millénaires. Au cours d’une conférence, au Royal Albert Hall de Londres j’évoquais la contribution éthiopienne à l’art musical. Un de mes chapitres s’intitule : « De Lucy à l’Ethio-Jazz ». Ce singularisme explique selon lui la popularité de l’Ethio-Jazz. Ça fédère des milliers de personnes, aussi bien quand je joue au festival Fujifilm au Japon qu’au Glastonbury festival, en Angleterre.
Avec une bande sonore entièrement dédiée à Mulatu, le film Broken Flowers de Jim Jarmursch, sorti en 2005, n’est pas pour rien dans cet engouement à l’échelle planétaire. « Jarmursch est une personne intéressante et très créative. Il m’a rencontré à New York et m’a dit : Mulatu je veux votre musique pour mon prochain film ! » On a choisi ensemble des morceaux qu’il a repris dans le film. Ça m’a donné une visibilité internationale. Même les enfants de Bob Marley ont samplé ma musique. Mes concerts ont fait salle comble ! »
Et comme il a de la suite dans les idées, le flegmatique Mulatu a déjà des morceaux tous prêts pour le prochain album. Wait and see !
En concert au Trianon à Paris le 10 octobre 2013///Article N° : 11820