Présentée à la quatrième édition du festival des films Noirs LGBT+ de Mas-simadi (Bruxelles, Belgique) qui a eu lieu du 5 au 7 mai 2016, cette allocution de Frieda Ekotto montre « en quoi l’identité gay peut contribuer à la question du Noir, du Blanc ou autre queer en Amérique, mais aussi dans la diaspora africaine. En quoi, par exemple, le silence et l’invisibilité raciale sont-ils fondamentalement une question queer’ ? Autrement dit, le respect du droit des Noir-e-s et l’égalité entre les Noir-e-s et les Blanc-he-s passent-ils nécessairement par les droits des autres opprimés, principalement les victimes de leurs propres communautés noir-e-s, les LGBT+, les personnes avec un handicap ? Que dire des femmes avec un handicap LGBT+ ? »
En Europe, on a souvent tendance à appréhender l’homosexualité des communautés noires de la diaspora à travers l’affirmation d’une identité LGBT+, qui serait universelle et, de ce fait, entraînerait des Gay & « Lesbian Prides, des Coming Outs » ou des revendications d’égalité des droits. Ce raccourci flatteur est une méconnaissance totale des luttes occidentales en la matière, car elles datent d’il y a quelques deux ou trois décennies seulement. Or, toutes les Africaines ne se reconnaissent pas toujours dans cette affirmation pour souligner leur orientation sexuelle et identité de genre. Pour les noir.es LGBT+ vivant en Belgique, en France, ou ailleurs en Occident, cela revient à vivre dans des pays où leurs propres normes communautaires sont parfois davantage exacerbées en raison de leur exil où les modèles dominants LGBT+ sont principalement fixés par les blanc.hes et où ils sont aussi soumis.es à des perceptions et imaginaires d’objectivation, d’exotisation, d’érotisation et de soumission forgés par l’histoire coloniale.
Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes entrés dans une ère où il est question de la reconnaissance de l’autre dans son humanité. Être noir-e-s n’est plus rattaché à un espace, un lieu qui n’est désormais plus pour beau-coup que le souvenir d’un déracinement, l’errance dans la quête de nouvelles identités recomposées ou relocalisées. Les dominations sous toutes leurs formes, ainsi que leur corollaire, le privilège des dominants, constituent une violence systémique qu’il faut contrer de manière stratégique. Être noir-e et LGBTQI rend ces questionnements encore plus complexes. Nous nous trouvons confrontées à des communautés auxquelles on se sent à la fois appartenir, mais dont les normes invisibilisent certaines identités.
Il est admis que la discrimination ainsi que le racisme vis-à-vis des Noir-e-s (ou des non Blanc-he-s) ne sont reconnus que si des comportements et autres actes sont dûment établis par des gens ou une instance au-dessus de tout soupçon. Ainsi sont niées des violences systémiques, structurelles. Les diverses vulnérabilités (l’acculturation, l’impossible retour, etc.) passent sous silence, amenuisant la possibilité des rencontres.
Mon apport s’efforcera de montrer en quoi l’identité gay peut contribuer à la question du Noir, du Blanc ou autre queer en Amérique, mais aussi dans la diaspora africaine. En quoi, par exemple, le silence et l’invisibilité raciale sont-ils fondamentalement une question queer’ ? Autrement dit, le respect du droit des Noir-e-s et l’égalité entre les Noir-e-s et les Blanc-he-s passent-ils nécessairement par les droits des autres opprimés, principalement les victimes de leurs propres communautés noir-e-s, les LGBT+, les personnes avec un handicap ? Que dire des femmes avec un handicap LGBT+ ?
L’homosexualité associée à la question noire est traditionnellement un tabou. Mais comme dans toutes les sociétés, les tabous sont les silences les plus parlants ; ceux qui dénoncent, montrent du doigt et font éclater le statu quo idéologique, politique et moral. Pour l’aborder, je souhaite me concentrer sur la question de Black Lives Matter, mais aussi sur la question de l’innocence raciale qui préoccupe James Baldwin dans ses écrits, en particulier, dans Ici le dragon (Les monstres et l’idéal américain de la masculinité). Dans cet essai, il met en lumière les processus sociaux de la catégorisation et les fonctionnements de l’exclusion et de la hiérarchie qui assurent la mise en place et le maintien des frontières entre les diverses catégories, y compris le Noir et l’homosexuel.
Black Lives Matter, un mouvement qui dénonce la brutalité de la police américaine contre les jeunes noirs Américains, s’est formé à la suite de l’acquittement à bien des égards arbitraire de George Zimmerman, un justicier blanc qui avait abattu un jeune noir Américain Trayvon Martin dans les rues de son quartier. Depuis sa création en 2013, le mouvement Black Lives Matter a fait beaucoup parler de lui, notamment à la mort de Tamir Rice, Walter Scott et Freddie Gray, tous victimes de brutalité policière. Le fait que ce mouvement se soit organisé en défense des hommes noirs en Amérique est connu. Cependant, le fait que ce soit des femmes noires qui aient été à l’origine de sa création a été passé sous silence, un silence qui contraste avec le principe même du mouvement qui se veut le porte-parole de ceux qui ne comptent pas, those who don’t matter.
Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi, les cofondatrices de Black Lives Matter sont non seulement toutes trois féministes et membres de la BOLD (Black Organizing for Leadership and Dignity), mais elles ne cachent pas non plus leur penchant, à titre personnel, pour les droits des lesbiennes en Amérique. Alicia Garza s’est insurgée contre le fait que, bien que leur mouvement ait été créé par des féministes et de surcroît lesbiennes (Patrisse Cullors en particulier s’est déclarée ouvertement telle), le patriarcat aussi bien noir que blanc continue à usurper leur voix. Garza a écrit à ce propos :
« Que ce soit intentionnel ou non, les hommes hétérosexuels ont usurpé le travail des femmes noires queer et ont effacé nos contributions. Peut-être que si nous avions été ces hommes noirs charismatiques autour desquels tout le monde se rallie en ce moment, cela aurait donné une toute autre histoire, mais être femmes noires queer dans cette société (et apparemment au sein de ces mouvements) semble être synonyme d’invisibilité et de désintérêt. »
C’est la raison pour laquelle, pour Alicia Garza, les droits des Noirs pas-sent nécessairement par les droits des autres opprimés, principalement les victimes de leur propre communauté noire, les gays, les personnes avec un handicap et les trans. Or chacun de ces groupes passent par des expériences uniques non négligeables, mais étant donnée la manière dont elles s’exposent, leurs expériences ont été elles aussi « compliquées » par la classe sociale, la nationalité, la langue, l’ethnicité et la sexualité.
Black Lives Matter dépasse ce nationalisme étroit que l’on trouve dans ces communautés noires qui demandent seulement qu’on aime noir, vive noir et achète noir, tout en conservant les hommes noirs hétérosexuels au-devant de la scène alors que nos surs gays, transsexuelles et les personnes avec un handicap sont dans les coulisses ou simplement inexistantes. Black Lives Matter revendique la vie des noirs queer et trans, des personnes avec un handicap, des noirs sans-papiers, des gens avec un casier, des femmes et toutes les vies noires reflétant tout le spectre des genres. Il s’intéresse à ceux qui ont été marginalisés au sein des mouvements de libération noire. C’est une tactique qui cherche à (re)construire le mouvement de libération noire. (Garza)
La coexistence entre le droit des Noirs et des gays est unique dans l’histoire de l’Amérique et constitue l’une des plus grandes alliances dignes de hauts faits patrimoniaux. Nous pensons ici à Audre Lorde, Angela Davis, James Baldwin ou encore Bayard Rustin, figures centrales du mouvement pour les droits civiques, qui étaient publiquement et politiquement gays. Faut-il penser que Black Lives Matter est un pied de nez à la communauté noire, une communauté qu’on affiche principalement parce qu’elle est l’occasion de voir l’homme noir marcher côte à côte avec celui ou à celle qu’il victimise ? Il faut interroger l’impact d’exclusion qui accompagne l’acte de catégorisation et déployer les expériences de sujets marginalisés en de multiples façons afin de démontrer le dysfonctionnement des catégories. Ou au contraire, le mouvement serait-il simplement la manifestation d’une intersection raciosexuelle et une alliance inévitable dans une société où tout ce qui n’est pas blanc est en fait autre, voire même queer ?
Jean-Paul Rocchi, dans un article intitulé « Baldwin, l’homotextualité et les identités plurielles : une rencontre à l’avant-garde », donne du mot « queer » la définition suivante :
« Développé aux États-Unis mais fortement inspiré des travaux de Michel Foucault, le queer, qui signifie à la fois bizarre, étrange et « pédé », examine les notions de normalité et d’a¬normalité. Si le queer a pour cadre originel les sexualités et les identités sexuelles, il se veut politique, uni-versel, et étudie donc également les notions de race, de classe, le désir ou les formes de discours. Transdisciplinaire, s’intéressant aussi bien à la puissance normative de la psychanalyse qu’au structuralisme linguistique et littéraire ou à l’histoire, la théorie queer est l’exemple même de savoirs décloisonnés. La qualité transversale essentielle de ce champ de recherche, qui vise à éclater les monolithismes et à rétablir la multiplicité des significations, est en outre inscrite jusque dans l’étymologie du terme : à l’origine, queer veut en effet dire « en travers ». »
Dans Ici dragons (Les monstres et l’idéal américain de la masculinité, James Baldwin revient sur le sujet racial, le cancer de l’Amérique et peut-être de notre monde. Il souligne d’emblée que c’est un « sujet social et historique – et continu » (203). S’appuyant sur les questions raciales, il appréhende « l’idéal américain de la sexualité » comme « l’idéal américain de la masculinité« . Le jeune Baldwin raconte ses aventures sexuelles en tant que Noir et homosexuel dans sa ville natale de New York. Ce qu’il relève de plus frappant reste le chaos de sa couleur et il est difficile de déterminer, du fait de l’écheveau des questions raciales, la pesanteur de « l‘idéal américain de la masculinité« . Pour Baldwin, cet idéal omet de décrire les manières dont le privilège et l’oppression se croisent et influencent les expériences de chaque sujet. Le silence et l’invisibilité dont souffre l’homme Noir homo-sexuel ne peuvent se comprendre qu’à partir de l’histoire chaotique de l’esclavage. Baldwin met en évidence les manières dont le patriarcat, le racisme et l’hétérosexisme se consolident les uns les autres, mais il ignore comment les sujets peuvent être à la fois victimes du patriarcat et privilégiés par la race (il ignore également les manières dont les sujets peuvent se com-plaire dans certains pièges du pouvoir patriarcal) à des moments sociaux, culturels, historiques et politiques particuliers. Être Noir-e et homosexuel-le, une paire compliquée. Or, il s’agit de remettre en cause les catégories qui sont à la base de notre humanité, en se définissant comme femme ou homme, comme Noir ou Blanc, comme hétéro ou non hétéro, etc. Baldwin prend les identités intersectionnelles marginalisées comme point de départ, dans le but de révéler la complexité de l’expérience vécue à l’intérieur même de ces groupes, et il les démonte à sa façon :
« Être androgyne, selon la définition du Webster, c’est posséder des caractéristiques à la fois mâles et femelles. Cela veut dire qu’il y a un homme dans chaque femme et une femme dans chaque homme. Parfois, on ne se rend à cette évidence qu’une fois les cartes brutalement abattues – lorsqu’il n’est plus possible de nier la réalité. Mais l’amour entre un homme et une femme ou l’amour entre deux êtres humains ne serait pas possible sans les ressources spirituelles des deux sexes (183). »
S’en rend-il vraiment compte ? En quelques phrases très lumineuses, James Baldwin vient de nous faire avant la lettre l’exposé le plus brillant qui soit sur nos prétendues théories intersectionnelles. Son article date de janvier 1985, il fut publié dans Playboy. Tout compte fait, il est furieusement de son époque, mais c’est le génie de son auteur qui en fait une pièce exceptionnel-le. James Baldwin nous montre que le concept d’androgynie est la clé de voûte de l’intersectionnalité. Pour les couples hétéros, cela paraît aller de soi. Pour les couples homosexuels – où se reduplique la figure du même -, le schéma, à l’évidence, opère moins. Pourtant, à en croire Baldwin, l’androgynie produit encore ses effets, car elle est constitutive de l’amour. Sans l’alliance du féminin et du masculin en nous, sans sa collaboration, sans son assistance, rien n’est possible entre hétéro, gay, lesbienne et trans. La force des écrivains réside dans leur capacité à nous faire penser sans le renfort de grandes machines théoriques.
Baldwin témoigne de ses seize ans. Il écrit des poèmes en cachette, ne sait à qui les montrer. Il a conscience de sa laideur ; il est solitaire. Il ignore le sentiment amoureux et, par-dessus tout, est stupéfait qu’on puisse le désirer. Voilà qu’un sang-mêlé d’Espagnol et d’Irlandais, qui est âgé de trente-huit ans, qui a des allures de gangster aux cheveux noirs bouclés, devient son amant. C’est un grand cataclysme dans sa petite vie au cur d’Harlem. Cet homme se montre assez fier de lui, au point qu’il se sent en confiance pour lui montrer ses poèmes. Il le fait sortir dans des bars mal famés où vont ses amis. James Baldwin écrit :
« Et même si moi aussi je l’aimais – mais à ma manière, celle d’un jeune gar-çon -, j’étais très tourmenté car j’étais encore un enfant évangéliste, ce que tout le monde savait, mon Dieu. Mon âme regarde en arrière et se demande (191). »
La véritable merveille dans cette citation, c’est que Baldwin nous donne accès à la fabrique de futur écrivain qu’il est devenu. Eh bien, le métissage en est le cur, car l’androgynie évoquée plus haut est son pendant. Même dans un quartier redouté tel que Harlem, l’expérience humaine mélange d’emblée le féminin et le masculin, le blanc et le noir, le pauvre et le riche, le fort et le faible, l’adulte et l’enfant. L’Amérique puritaine et ses étiquettes morales font tout simplement violence à la réalité. Baldwin écrit :
« Car la véritable signification de tout cela, c’est que toutes les catégories américaines de mâle, femelle, hétéro, noir, blanc
volèrent en éclats, Dieu merci, très tôt dans ma vie. Ce qui n’alla pas sans susciter une certaine an-goisse ; cependant, dès lors que vous avez aperçu la signification d’une éti-quette, elle peut sembler vous définir aux yeux des autres, mais elle n’a pas le pouvoir de vous définir vous-même (191). »
La conséquence n’en est pas seulement libératrice pour l’auteur, elle est aussi ce qui continue à sous-tendre le mouvement LGBT+ de nos jours : être gay c’est être faible, c’est-à-dire tout à la fois délicat, minoritaire et opprimé. Au-delà de l’injure et du rejet, on entend aussi la noblesse qui émane de ce statut, car se retrouver au ban de la société forge plus ou moins le caractère. James Baldwin le rappelle lumineusement en ces termes :
« La condition que l’on appelle aujourd’hui gay se disait alors queer. Le mot clé était fagot [pédé], et plus tard pussy [tapette], mais ces épithètes n’avaient rien à voir avec une quelconque préférence sexuelle : on vous faisait simplement savoir que vous n’aviez pas de couilles (191). »
En d’autres termes, il n’est de sexualité qu’hétéro, blanche et virile, mais ce modèle est un mensonge éhonté, car la société fonctionne d’après un mécanisme plus complexe. La peinture que donne Baldwin de la jeunesse d’Harlem (toutes races confondues) laisse pantois. Tous les ponts, tous les brassages se lisent à ciel ouvert. Ne manque que l’intelligence pour favoriser la cohésion universelle.
En somme, Baldwin a décrit ce que le concept d’intersectionnalité, dans sa prétention de saisie immédiate, a obscurci. Car la description factuelle, littéraire ou l’enquête sociologique sont supérieures au concept philoso-phique.
Dans son article « Re-thinking Intersectionality », Jennifer Nash explique de quelle manière le concept de l’intersectionnalité est devenu l’outil analytique par excellence des intellectuels féministes et antiracistes désireux de théoriser l’identité et l’oppression. Son article éclaire, interroge et critique les présuppositions qui sous-tendent ce concept, tout en relevant quatre des tensions existant au sein de la production intellectuelle à ce sujet : l’absence d’une méthodologie intersectionnelle définie, l’emploi des femmes noires comme sujets intersectionnels typiques, la définition vague de l’intersectionnalité et la validité empirique de l’intersection¬nalité. En effet, la ré-flexion que produit Nash sur la production de ce concept peut être reliée aux femmes fondatrices du Black lives matter, vu que justement, en tant que femmes noires lesbiennes, elles explosent toute forme d’essen¬tialisme en devenant les porte-paroles des jeunes hommes noirs victimisés. Dans la pratique intellectuelle féministe et antiraciste, l’intersectionnalité remplit plu-sieurs objectifs théoriques et politiques. En quoi, par exemple, le silence et l’invisibilité raciale sont-ils fondamentalement une question queer’ ? Baldwin nous permet d’y répondre par l’affirmative, mais lisons Nash :
« D’entrée de jeu, le concept permet de subvertir la conception binaire de la race et du genre, au service d’une théorisation plus étoffée de l’identité. En deuxième lieu, l’intersectionnalité prétend fournir un vocabulaire (d’importantes ressources sémantiques) permettant de répondre aux critiques soulevées autour de la question de l’identité politique. Finalement, l’intersection¬nalité invite les intellectuels à composer avec un héritage d’exclusion de sujets marginalisés de nombreuses manières de la production intellectuelle féministe et antiraciste, tout en les forçant à affronter l’impact de ces absences sur la théorie comme sur la pratique (89-90). »
Pour les théoriciens de l’intersectionnalité, les sujets marginalisés possèdent un avantage épistémique, une perspective particulière sur laquelle les intellectuels devraient sinon s’attarder, à tout le moins se pencher en vue d’élaborer une vision normative de société juste. Si l’intersectionnalité semble être devenue un simple mot à la mode dans le milieu académique, c’est que l’identité est constituée de plusieurs vecteurs (tels que la race, le genre, la classe sociale, et la sexualité) qui s’entrecroisent et se renforcent dans les études féministes noires depuis plusieurs décennies déjà. L’intersectionnalité brouille toutes les cartes et les conceptions de l’identité et de l’oppression. Elle démantèle l’essentialisme, en s’ajustant aux nuances de la subjectivité humaine. James Baldwin, par le récit de sa vie, nous y donne accès avec une clarté éblouissante :
« Ce n’était pas seulement que je ne souhaitais pas ressembler à une femme ou parler comme elle, car c’est ce détail qui, en premier, a le plus durement frappé mon il et mon oreille. Je suis certain que j’avais peur que cela soit déjà trop le cas. Enfant, et au moins jusqu’à l’adolescence, mes compagnons de jeu me traitaient de chochotte. Je trouvais que beaucoup de gens que je rencontrais se moquaient des femmes, et je ne voyais pas pour quelle raison. J’avais quant à moi, c’est certain, besoin de tous les amis possibles, hommes ou femmes ; et les femmes n’avaient strictement rien à voir avec la nature possible de mon trouble (197-198). »
Une fois de plus, Baldwin souligne que les Noirs seront toujours considérés dans leur propre pays comme une sorte de diaspora et, à ce titre, son ana-lyse vaut largement pour tous les Africains vivants en Occident. Le regard mâle, blanc et occidental détermine ce qu’il doit être, sa place dans la société, et si sa sexualité dévie de la norme, le scandale, c’est qu’il n’est plus dé-signé que par cela. Or, on ne nomme pas l’hétérosexuel, qu’il soit mâle ou femelle, mais toutes les autres formes de sexualité sont désignées comme des épouvantails. La question de l’innocence raciale reste une question fondamentale pour James Baldwin, qui a passé toute sa vie à écrire sur le trouble engendré par ces questions : c’est à partir d’elles qu’il faut comprendre les formes de vulnérabilité dont souffrent toutes personnes LGBT+. De nombreuses figures noires d’importance ont déjà réfléchi à la question de l’innocence raciale comme Cheryl Clarke ou Angela Davis. Alice Walker (l’auteure du roman La Couleur pourpre) et June Jordan ont parlé́ publiquement des expériences lesbiennes qui furent les leurs. Audre Lorde, écrivaine noire, poétesse, féministe et lesbienne, est aujourd’hui une véritable icône, à la fois dans le mouvement noir et dans le milieu gay et lesbien. Par ailleurs, dans le monde de l’art, on peut citer un certain nombre de personnalités comme les cinéastes Marlon Riggs et Isaac Julien, les danseurs et chorégraphes Alvin Ailey et Bill T’Jones, les écrivains Essex Hemphill, E. Lynn Harris et James Earl Hardy, autant de stars nationales et internationales dont la vie et l’uvre ont donné une image nouvelle à l’homosexualité, tout comme à la question noire.
Baldwin relève que tout homosexuel qu’il était, les filles blanches couchaient avec lui juste pour humilier leurs parents. Et il ajoute : « Ce n’était, en tout état de cause, pas une scène facile à jouer, car cela peut faire ressortir le pire des deux participants, et plus d’une fille blanche m’avait fait com-prendre que sa couleur était plus puissante que ma bite. » (198). Il est aisé d’imaginer le même genre de perversité s’exercer du côté des femmes afri-caines avec des Blancs. L’Occident reste donc un piège et un défi permanents.
James Baldwin, dans Chassés de la lumière, élabore des procédés qui permettent la confrontation d’une conscience singulière au sein d’une communauté d’opprimés de plus en plus élargie – avec le présent historique, ses contradictions, ses impasses et ses promesses. L’autre forme de dévoilement de l’impasse du capitalisme blanc consiste pour lui à poser la « question blanche » dans les termes les plus francs :
« Qu’ils soient riches ou pauvres, les enfants blancs grandissent avec une connaissance de la réalité si réduite qu’on peut dire qu’ils s’illusionnent sur tout, sur eux-mêmes, sur le monde qui les entoure. [
] La raison essentielle en est que la doctrine de la suprématie blanche, qui habite la plupart des Blancs, est elle-même une prodigieuse illusion : mais être né noir aux États-Unis est un défi mortel, immédiat. Il est presque impossible à des gens qui s’accrochent à leurs illusions d’apprendre quoi que ce soit de valable ; un peuple obligé de se créer lui-même doit tout examiner et aspirer les connaissances comme les racines de l’arbre puisent l’eau dans la terre. [
] Mais, en apprenant, les Noirs découvrent aussi la vérité sur les Blancs : c’est là le hic. En fait, il y a longtemps que les Noirs connaissent la vérité sur les Blancs mais maintenant elle ne peut plus être tenue cachée. Le monde entier l’a apprise. La vérité qui libère les Noirs libérera aussi les Blancs mais ceux-ci ont du mal à l’accepter (Chassés 129). »
La blanchité est appréhendée par lui à la fois comme un état d’esprit, un oubli de soi, une fuite de l’histoire et comme un rapport de pouvoir à l’échelle nationale et transnationale – les exemples qu’il donne ici, forts éloquents, renvoient aux liens entre la suprématie blanche aux États-Unis et le couple Israël/Afrique du Sud. Comme dans l’écriture de soi, les dimensions individuelle et collective, intime et publique sont mêlées de façon inextricable, même si c’est pour évoquer le point de vue des dominants. Et cette enquête, ce discours de vérité ont une valeur libératrice élargie : la démarche de Baldwin renseigne aussi sur le fait que la lutte antiraciste permet de sauver les Blancs. Elle les sauve du mensonge, de leur propre apathie, de leur morosité politique. Pour Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem, Chassés de la lumière marque « une étape charnière dans la trajectoire intellectuelle et politique de Baldwin », permettant entre autres de réévaluer la perspective, hautement cristallisée par la critique en France, selon laquelle « James Baldwin fut le grand penseur intégrationniste’ des années 1960. » Or, cette expression – pourtant très présente dans le vocable américain de l’époque – révèle « une certaine sonorité anachronique« , vu le retard avec lequel la société française s’est véritablement sentie interpellée par ladite « question raciale » (203). En effet, même Fanon, Genet et Sartre n’ont pas réussi à influencer de façon durable les débats sur cette question, dans le contexte des sciences humaines françaises. C’est seulement au cours de la première décennie des années 2000 que plusieurs efforts politiques et intellectuels ont commencé à porter leurs fruits et que l’idée d’une question raciale concernant directement la France a réussi à s’imposer dans le débat public. Pour Baldwin, tant que l’on nie l’existence d’un problème racial dans une société, on ne peut pas avancer.
À ce titre, Boggio Éwanjé-Épée et Magliani-Belkacem citent l’im¬portance des controverses nationales autour de la loi « sur les signes religieux à l’école » (2003), le débat relatif au projet de loi sur la reconnaissance de « l’uvre positive » de la colonisation française (2005), les émeutes dans les ban-lieues (2005), la fondation du mouvement Les indigènes de la République, supportée par un milieu militant et académique suscité à l’origine par d’incontournables ouvrages tels que La fracture coloniale (2006), De la question sociale à la question raciale (2009), et l’enquête statistique de l’INED, Trajectoires et origines (2008-2009).
Ce sont donc ces évènements qui auraient donné lieu à l’émergence d’un nouveau discours sur le racisme en France. Celui-ci ne serait plus étroitement conçu comme « la manifestation d’un préjugé, mais comme un ensemble de pratiques discriminatoires systématisées à l’encontre de populations spécifiquement visées et opprimées, très largement identifiées comme descendantes de colonisés » (203). C’est dans cette conjoncture historique qu’un corpus auparavant confiné à « l’archive des luttes noires aux États-Unis » est aujourd’hui en voie de désarchivage ; opération essentiellement de relecture à laquelle les auteurs disent vouloir participer avec leur postface (203). Ce faisant, ils effectuent une relecture de Chassés de la lumière en examinant « l’agenda du récit, son horizon programmatique et sa déconcertante actualité« , en mettant en lumière un Baldwin essayiste et militant plus radical que celui déjà « connu » par le public français (203).
D’ailleurs, lire cet essai en France rappelle la nécessité de revoir ce que veut dire de nos jours « être Noir-e et Français-e mais aussi queer. » L’indifférenciation sexuelle – ou sa réduplication par le féminin et le masculin – trouve une actualité brûlante avec la mort brutale du chanteur Prince survenue le 21 avril 2016. Comme Michael Jackson, il était androgyne, blanc et noir, féminin et masculin – à lui tout seul, il avait rebattu les cartes de l’Amérique puritaine, exempté toutefois de tous les scandales qui se sont abattus sur le plus fameux des Jackson Five ! Comme l’écrit James Baldwin, ce qui se joue dans le mouvement queer, c’est toujours la survie de la société elle-même – au premier chef, les États-Unis :
« La cacophonie autour de Michael Jackson est fascinante en ce qu’elle ne concerne pas du tout Jackson. J’espère qu’il a assez de bon sens pour s’en rendre compte et l’heureuse fortune de parvenir à arracher sa vie des mâchoires d’un succès carnivore. Il ne sera pas vite pardonné d’avoir à ce point inversé les rôles, car on peut dire qu’il a décroché le pompon, ça oui, même cet homme qui a fait sauté la banque au casino de Monte-Carlo, comme on dit, ne lui arrive pas à la cheville. Non, tout ce bruit concerne l’Amérique, en tant que gardien malhonnête de la vie et de la richesse noires ; il concerne les Noirs, les hommes surtout, en Amérique ; et la culpabilité américaine, brûlante, enfouie ; et le sexe et les rôles sexuels et la panique sexuelle ; l’argent, le succès et le désespoir – toutes ces choses auxquelles il faut désormais ajouter cette dure nécessité de trouver une tête sur laquelle poser la couronne de Miss America » (Ici dragons 205-206).
Il n’y a pas de monstres, socialement parlant. Il n’y a que nos excès, qui chez l’autre apparaissent comme tels, parce que celui-ci est le révélateur de ce qui se passe en nous. James Baldwin n’est pas seulement notre miroir, il est aussi celui qui s’aime au-delà du rôle que les siens et les États-Unis attendent qu’il incarne. Tel est l’apprentissage de la liberté, et telle la vérité d’être soi-même.
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