Traduire Luandino Vieira

A dupla traduçao do outro cultural em Luandino Vieira de Conceiçao Lima

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Depuis Edward Sapir, on sait que la langue constitue un horizon de pensée, qu’elle conditionne notre vision du monde extérieur. L’idée a fait son chemin puisqu’elle était reprise par Jorge Luis Borges, lequel notait que « chaque langue est une façon de sentir l’univers ou de le percevoir (1). Ce qui n’implique pas une hétérogénéité infranchissable entre les langues ; la remarque était en fait une mise en garde contre une tendance « naturelle » c’est-à-dire inévitable, consistant à sous-entendre l’existence d’une correspondance terme à terme, littérale, d’une langue à une autre. Ceci étant, le problème majeur reste entier : si une langue détermine les catégories premières sous lesquelles est appréhendé le monde et si, d’autre part, certains éléments du réel sont propres à une culture donnée et sont étrangers à d’autres, comment nommer ce qui dans le réel perçu par et dans une communauté humaine précise, demeure inconnu et a fortiori, innommable dans une autre société, installée sur un autre territoire et ayant développé des valeurs, des manières d’être et de pensée radicalement différentes de celles-là ?

1 – La double traduction
Avant d’examiner la question en profondeur, Conceiçao Lima (2) fait remarquer que ladite problématique ne concerne pas uniquement le traducteur mais aussi l’auteur lui-même. Lequel s’est trouvé lui aussi placé devant le point d’interrogation suivant : comment exprimer en portugais (sa langue maternelle) la culture angolaise à son niveau le plus populaire ? Comment rendre dans une langue non africaine l’expérience du monde telle que la vit l’enfant qui grandit dans un musseque, que ce soit tel ou tel élément de l’environnement (arbre, oiseau, fauve, insecte) quand il n’existe pas dans la faune ou la flore du pays où est parlée la langue-cible ou bien la valeur morale attachée à l’un d’eux (nous pensons à certains noms propres renvoyant à des figures historiques connues de tous les natifs ou à la personnalisation du bestiaire africain ou à la symbolique du pouvoir quand il se représente par l’intermédiaire d’êtres vivants ou d’objets qui n’ont aucun corrélât dans la culture de la langue d’arrivée) ? La complexité des rapports entre langues africaine et européenne fait naître chez l’écrivain ce que Lise Gauvin nomme « une surconscience linguistique » (3) en ce qu’elle est l’objet d’une réflexion permanente dont les conclusions sont sans cesse remises en cause. Globalement, on peut dire que le problème consiste à transformer les relations conflictuelles entre langues en des relations complémentaires de telle sorte que le portugais (ou plus généralement une langue occidentale) puisse devenir le médium sur lequel peut se greffer un parler africain.
Vue sous cet angle, la position de l’auteur et de ses traducteurs est identique ; tous disposent d’un matériau linguistique inadéquat pour traiter un réel dont certains aspects physiques et civilisationnels s’avèrent réfractaires à ses capacités expressives. C’est la raison pour laquelle Conceiçao Lima parle d’une « double traduction » : du point de vue chronologique, Luandino fait oeuvre de traducteur dans son activité même d’auteur puisqu’il se voit contraint d’adapter sa langue maternelle à une culture africaine ; cette première traduction devant être ensuite l’objet d’autres traductions pour que l’oeuvre puisse atteindre d’autres lecteurs.
Ces deux traductions ne sont pas pour autant identiques dans leur mode d’élaboration car la matière à informer n’est pas la même : le romancier nouvelliste exprime des données dont il maîtrise parfaitement les connotations et les sens seconds, maîtrisant parfaitement le quimbundo alors que ses traducteurs travaillent sur un texte (celui de Luandino) ayant une structure spécifique. L’écriture-traduction de Luandino Vieira a fait l’objet de plusieurs études antérieures dont celles de Urbano Tavares Rodrigues et de S. Trigo. Elles mettent en avant le travail de l’écrivain sur sa langue d’origine et montrent qu’il est un « logotête » c’est-à-dire selon le concept proposé dans le Sade, Fourier, Loyola de Roland Barthes, un « fondateur de langue ». Conceiçao Lima reprend à son compte cette idée et développe la notion de « langue hybride » selon laquelle Luandino Vieira est parvenu à forger un « nouveau » portugais par l’insertion concertée de termes, de tournures, d’allitérations ou autres procédés stylistiques communément employés en quimbundo, créant ainsi un mode d’expression capable d’accueillir des éléments provenant d’une aire de civilisation n’ayant rien de commun avec la culture portugaise d’extraction strictement européenne. Partant de là, l’essai qui nous occupe développe deux lignes de recherche qui, différentes au départ, finissent par se compléter.
2 – Déconstruire la langue du colon
La première consiste à s’interroger sur les conséquences de la créativité déployée par l’auteur de Nos, os do Makulusu. Elles touchent d’abord la sphère de la langue. L’écriture de ce dernier bouleverse la réception de l’oeuvre en attirant l’attention sur la manière de conter autant que sur le contenu de l’histoire narrée. En butant sur un terme extérieur au portugais standard, celui qu’il pratique tous les jours (un mot quimbundo placé tel quel dans le récit, une exclamation propre à la manière d’être de la société représentée par les personnages), le lecteur perçoit autre chose que les actions, les sentiments ou jugements des personnages et s’il comprend le pourquoi des relations qui les lient les uns aux autres, il découvre aussi des moyens inusités employés pour les caractériser, des jeux de sens non conformes aux lois habituelles de la représentation et de la compréhension fictionnelles. Il porte alors son attention autant sur le produit (le récit lui-même) que sur la production (les modalités suivant lesquelles le récit est fabriqué).
D’autre part, l’importance accordée à la forme entraîne une mise en question du statut de la littérature. Traditionnellement l’intrigue qu’elle est chargée de véhiculer focalise toute l’attention du public, le fonctionnement linguistique et stylistique permettant son élaboration restant habituellement non perçu. Or la prose de L. Vieira inverse ces données ; elle met en avant la structure sémiotique du texte et l’étrangeté qui s’en dégage quand on la compare à celle des oeuvres considérées par tout intellectuel comme « classiques ». Ce mouvement fait vaciller l’idée selon laquelle la littérature de la mère patrie constitue la norme à partir de laquelle doivent être appréhendées les productions littéraires émanant d’auteurs nés ou vivant dans les territoires d’outre mer. Le terme « norme » doit être pris ici non seulement au niveau descriptif mais d’un point de vue prescriptif (4) – ces dernières ne seront plus simplement considérées comme la concrétion de pratiques régionales d’une seule et même langue, le portugais standard tel qu’il est consigné dans les dictionnaires ou les grammaires officielles ; elles seront jugées marginales par rapport aux publications d’auteurs portugais de la métropole car entachées de nombreuses déviances d’ordre lexical, syntaxique, stylistique par rapport à la langue académique.
En bousculant l’idée même de norme, Luandino sape les fondements les plus profonds de la culture littéraire portugaise classique. En trouant son récit d’items étrangers au lexique portugais et provenant de parlers relégués à l’arrière-plan à tous les niveaux des activités sociales, administratives et culturelles par les autorités lisboètes, il opère un décentrement de la langue, de la littérature et plus amplement, de la culture portugaises.
Décentrement qui apparaît à plusieurs niveaux :
a) il met sur le même plan la langue portugaise et le quimbundo, les deux idiomes trouvant leur raison d’être dans leur complémentarité sémantique puisque le second supplée à l’insuffisance référentielle de la première ;
b) il montre que ce « langage hybride » (p. 20) est apte à pénétrer et à faire comprendre au lecteur les façons de sentir, d’agir et de réagir des autochtones en même temps qu’il donne à ce dernier la possibilité de s’ouvrir à une autre culture que la sienne. Ce faisant, Luandino réhabilite une « langue souterraine » (5) occultée par le pouvoir de la métropole en en faisant un médium indispensable à la narration d’une fiction dont les constituants (espace, personnages, cadrage temporel) ne sont pas ceux qu’on rencontre habituellement sous la plume des auteurs portugais n’ayant aucun lien avec l’un des « territoires d’outre-mer ».
Nous voici parvenus à un premier palier conclusif que Conceiçao Lima résume en ces termes : « A distinçao entre a lingua padrao e as variantes (ou usos regionais) corresponde a dominaçao de um centro poderoso (associado à norma europeia) exercida sobre margem (que representa a « norma » africana). E a dada altura a lingua do centro, imposta peio colonizador, é subvertida pelas variantes ou extremidades. Centro e periferia aproximam-se, assim, e as linguas que representam passam a ter igual validade para diferentes fins, nomeadamente os literarios » (p. 22-23). D’autres écrivains ont rencontré le couple notionnel centre/périphérie. Patrick Chamoiseau, romancier martiniquais et donc francophone, entame avec lui une sorte de métadiscours sur l’outillage linguistique dont il a hérité. « Les Centres colonialistes avaient projeté leurs langues comme des filets, écrit-il. La langue, en ces temps d’expansion, ne servait pas à questionner le monde. Elle devenait un tamis d’ordre dans lequel, clarifié, ordonné, devait se soumettre aux déchiffrements univoques d’une identité… L’écrire devait sacrifier au bunker linguistique, exclusif et dominateur, que l’expansion coloniale nous avait impose ». Il confesse avoir été dans l’obligation de réapprendre sa langue maternelle. Et comme Luandino, il finira au terme d’un effort intellectuel aussi long que harassant, à « penser sa langue en corrélation aimante avec les autres langues » (6).
L’essayiste ne s’interroge pas à proprement parler sur le « moment » où ce qui semble donné de toute éternité bascule dans le contingent, le révisable, pas plus que sur les modalités qui assurent le passage de l’un à l’autre mais elle propose néanmoins quelques jalons pour aborder ce vaste domaine : « Designar a realidade significa exercer o poder sobre ela, ja que a lingua dominante se torna a forma por que essa realidade é conhecida » écrit-elle (p. 19). La dimension socio-politique de la langue, surtout si c’est celle du conquérant, est la prémisse la plus profonde qui motive la création littéraire chez les auteurs africains soucieux de s’approprier et de faire connaître leur culture. La qualité subversive de l’entreprise littéraire n’est pas niable si on la juge à l’aune de la politique coloniale, laquelle s’est toujours efforcée d’imposer ses choix valoriels à travers sa langue et par là, de propager sa façon d’appréhender le réel. Car selon la thèse de Roland Barthes, le réel n’est jamais que textuel en ce qu’il n’est accessible qu’à travers les mots qui le nomment non seulement en tant que vis-à-vis sensible mais comme siège d’un imaginaire socialisé, porteur d’idées ou d’images renvoyant aux normes essentielles (le Bien, le Mal, la Naissance, la Mort, l’Autorité etc).
Ceci dit, pour contrecarrer cette attitude ethnocentrique qui livre comme naturel ce qui ne peut être saisi que sous le prisme d’une culture bien délimitée dans l’espace et le temps, il faut écrire dans une langue adéquate capable de « décoloniser l’esprit ». Cette expression servait de titre à  un recueil d’essais de Ngugi wa Thiong’o, écrivain kenyan qui en 1986 expliquait en ces terme son projet : « La pensée africaine est prisonnière des langues étrangères. La littérature africaine et la pensée africaine, même les plus radicales, même les plus révolutionnaires, s’aliènent en majorité… Au Kenya, l’anglais est devenu plus qu’une langue : c’était la langue devant laquelle toutes les autres langues devaient s’incliner avec référence » (7). Afin de couper le cordon ombilical, il opta pour sa langue maternelle, le gikuyu, dès 1977. Il aurait été intéressant de présenter tous les cas de figures possibles visant à abolir le monocentrisme véhiculé par la langue du colon, quelle qu’elle soit ; d’autant que la thèse de Ngugi n’a pas rallié beaucoup de suffrages ; le Nigérian Chinua Achebe, par exemple, la rejette et appelle à la création d’un « nouvel anglais, toujours en communion avec la terre ancestrale mais transformé pour s’adapter à son nouvel environnement africain » (8). Il suffirait de mettre « portugais » à la place d' »anglais » pour énoncer le programme d’écriture de Luandino. De cela découlent au moins deux conséquences importantes : a) cette nouvelle langue est à la fois le produit et la condition d’une interaction culturelle dans laquelle l’occidental et l’africain peuvent s’appréhender l’un l’autre dans leur « contexte de représentation » respectif. b) le portugais voit son statut profondément modifié vis-à-vis des langues pratiquées dans les provinces d’outre-mer : ayant perdu sa valeur normative, il est placé au même niveau que n’importe laquelle de ces dernières et devient perméable à des items d’origine africaine après en avoir modifié la structure phonique et scripturale et quelquefois la signification (voir la référence à M.A Oliveira en p. 32). Ce faisant, il s’ouvre à l’Autre puisqu’il accueille sa parole même si c’est sur le mode de la déformation voulue ou non. Ce mouvement d’ouverture est également lisible dans le quimbundo qui, lui aussi, du moins dans la périphérie de la capitale, a  intégré dans son lexique des termes empruntés au parler des colons portugais en les rendant conformes au système phonique qui est le sien. De manière plus générale, l’auteur de l’essai qui nous concerne montre que le travail de Luandino peut se comprendre comme l’introduction des « praticas da oratura tipicas da cultura tradicional quimbundo » dans la trame d’un récit écrit en portugais, créant ainsi les conditions d’existence d’une « lingua literaria nacional » (p. 38).
3 – Comment traduire une langue hybride?
La seconde perspective de la recherche menée par Conceiçao Lima consiste à développer ce programme au niveau de la traduction de Luandino en anglais (les autres langues dans lesquelles Luandino a été traduit (français, allemand, italien, espagnol, russe, tchèque, suédois, danois, norvégien) n’ayant pas été retenues par la critique. Par quels moyens stylistiques peut-on rendre pour des lecteurs non africains la spécificité de l’oeuvre en question? Mettant en parallèle des passages extraits du texte original avec leurs correspondants en langue anglaise, elle montre à la fois la possibilité concrète de la traduction de cette prose et ses limites.
La traduction n’étant jamais simple reproduction d’une langue dans une autre, force est de procéder à des aménagements pour la rendre lisible dans la langue-cible. Plusieurs techniques sont alors mises en jeu selon les difficultés à traiter, chacune tirant sa raison d’être de sa capacité à solutionner un problème précis. La première pierre d’achoppement concerne les « elementos culturalmente espicificos » – entendons les termes ou expressions dont le référent n’existe pas dans la langue d’arrivée, ceux qui sont porteurs d’une symbolique propre à la culture quimbundo ou ceux qui donnent à connaître le sentiment des habitants des musseques concernant la situation qui leur est faite par les colons ; les humiliations subies étant souvent présentées sous des dehors ironiques très particuliers (p. 65). La seconde grosse difficulté a trait aux propriétés textuelles du récit de Luandino. Si ce dernier a pour objectif de donner à lire l’hybridité de la culture angolaise contemporaine dans les zones périphériques de la capitale, il doit faire cohabiter de « novas formas » avec des « formas antigas (qui) continuem a existir » (p. 42). Conceiçao Lima se réfère aux travaux de S. Trigo et de quelques autres spécialistes de la théorie littéraire (M. Tymoczko, Lawrence Venuti,) pour illustrer, à partir de citations précises, la fécondité artistique de l’écrivain avec ses « metaforas inesperadas« , ses « arcaismos« , ses « quimbundismos« , ses « neologismos » (p. 51) et plus largement, avec tous les procédés visant à « l‘angolanizaçao da lingua portuguesa » (p. 50). En particulier, certaines séquences ne peuvent trouver place dans le texte traduit qu’à la suite d’une « manipulaçao do texte original » (p. 66). La traduction procède alors à une « recodificaçao linguistica« (ibid.) c’est-à-dire à une réécriture effectuée en fonction des structures de la langue d’arrivée, lesquelles circonscrivent les possibilités de compréhension des lecteurs, même si le risque est une « reduçao ethnocêntrica desse texto, relativamente aos valores culturais de chegada » ou à l’inverse « uma estrangeirizaçao » destinée à « registar a diferença linguistica cultural do texto estrangeiro » (p. 69). Tout le travail du traducteur va osciller entre ces deux limites.
Guidé à la fois par le respect de la culture locale post-coloniale et urbaine (S. Trigo remarque que le parler des habitants dans les bas-quartiers de Luanda diffère de celui des agriculteurs relevant de la même aire culturelle) et par la volonté de mettre le lecteur de l’oeuvre traduite en situation de comprendre ce milieu, le traducteur fera grand usage de certains tropes comme la métonymie, la synecdoque, la métaphore à cause de leur pouvoir d’adapter les mots à d’autres significations que celles qu’on leur attribue habituellement (cf. p. 91). L’intérêt d’une telle pratique est de mettre en relation deux cultures par le biais de certains termes jouant un rôle charnière entre l’une et l’autre.
D’autres procédés sont en jeu dans le travail de traduction : celui-ci aura recours aux néologismes (en particulier avec des mots composés inusités) ou d’archaïsmes, de tournures argotiques ou d’expressions spécifiques aux natifs qui sont sans équivalent dans une langue européenne et qui seront citées telles quelles dans le texte traduit – elles feront l’objet d’une note explicative en bas de page. On n’examinera pas dans le détail les échantillons d’analyses proposés par Conceiçao Lima quand elle confronte le texte original à sa version anglaise ; on remarquera simplement que le traducteur se positionne de diverses façons pour venir à bout des difficultés : selon le problème à traiter, il peut choisir de défamiliariser son lecteur en conservant autant que faire ce peut le sens littéral ou au contraire, de favoriser son approche du vivre quimbundo en usant de procédés stylistiques appropriés. Ailleurs, il sera amené à admettre qu’il « existem limites de tradutibilidade » (p. 104) ; il faudra alors doubler le terme intraduisible inscrit comme tel dans le texte d’arrivée par un commentaire explicitant le signifié (et souvent sa valeur symbolique).
C’est en cela que la traduction dévoile sa part de créativité : les récits de Luandino constituent ici un matériau de première importance en ce qu’ils obligent à réfléchir sur les rapports très complexes entre langues et littérature. Car quiconque s’y coltine ne peut éviter de se poser deux questions : 1) comment rendre dans la langue-cible la pluralité des langues employées par Luandino ? 2) comment sensibiliser le lecteur en langue-cible à la qualité littéraire du texte primitif ? Ces questions sont conjointes : elles doivent être traitées simultanément et trouver une réponse adéquate (aux yeux du traducteur). Elles ne sont d’ailleurs pas propres au traducteur mais concerne au premier chef quiconque s’affronte à faire oeuvre littéraire. Comme l’affirme Louis-Jean Calvet (quoique dans une perspective différente) : « Il n’existe pas de pays monolingue  et la destinée de l’homme est d’être confrontée aux langues et non à la langue » (9). Et tout auteur qui prétend faire oeuvre de littérature doit tracer son sillon personnel dans ce plurilinguisme naturel qui échoit à tout individu vivant en société. Sartre avait bien vu l’enjeu initial à tout acte d’écriture fictionnelle quand il notait : « On parle dans sa propre langue ; on écrit en langue étrangère » (10). Tout écrivain doit inscrire sa langue dans le tissu des langues (et des niveaux de langue) pratiqués dans sa communauté ; c’est à cette condition qu’il pourra se définir comme écrivain à part entière. Il revient au traducteur d’identifier ce travail et d’en reproduire les options et les résultats dans son propre travail.
4 – Réhabiliter le quimbundo
Il convient ici de temporiser certaines prises de position de certains commentateurs de l’oeuvre de Luandino. Il est clair qu’il a voulu réhabiliter la langue des musseques mais ce geste n’entraîne absolument pas une disqualification du portugais. Au contraire, il estime que l’introduction d’une langue africaine dans le tissu lexical portugais accroît le pouvoir de signification de la langue de Camoes et l’ouvre au réel du continent noir. Le contexte diglossique dans lequel évolue Luandino permet justement cette extension. Et parce que le quimbundo a tout autant droit de cité en littérature que le portugais classique, l’auteur de Luuanda ne distingue pas les termes empruntés au premier au moyen d’un processus typographique particulier, l’italique ou les guillemets, qui marquerait l’étrangeté des items concernés et conséquemment, une pratique déviante du portugais vis-à-vis des canons littéraires. « Aucune agrammaticalité ne s’ensuit si les guillemets ne sont pas utilisés : en ne les plaçant pas là où ils sont attendus, le discours signifie qu’ils appartiennent de plein droit à son espace » (11). Parce qu’il place le portugais et le quimbundo à un même niveau d’expressivité littéraire, Luandino évite de se placer en position métadiscursive eu égard à à son propre discours car il évite toute paraphrase de tel ou tel passage à l’intérieur de son récit. L’incipit du roman d’Ahmadou Kourouma Les Soleils des indépendances est explicite en cet endroit : « Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhume » peut-on lire en page 9. L’expression « disons-le » opère comme une sorte de tourniquet permettant le passage du français au malinké. Par là, il donne à qui le lit l’image d’un locuteur autorisé, qui maîtrise parfaitement les deux idiomes et qui peut, sans risque d’erreur, faire connaître l’originalité du dire africain par le biais de la langue française. Rien de tel chez l’écrivain dont on s’occupe ici et qui installe son lecteur dans un interdiscours dans lequel « une formation discursive (portugaise) est conduite (…) à incorporer des éléments préconstruits produits à l’extérieur d’elle-même (les éléments lexicaux puisés dans le quimbundo), à en produire la redéfinition et le retournement, à susciter également le rappel de ses propres éléments, en organiser la répétition, mais aussi à en provoquer éventuellement l’effacement, l’oubli ou même la dénégation » (12). Le mixage des langues opère effectivement un retour critique sur les canons esthétiques véhiculés par le discours littéraire en portugais classique qui, alors, s’en trouvent dévalués puisqu’ils ne fonctionnent plus comme les seuls critères d’évaluation. Non seulement l’écrivain qui nous concerne mêle les deux langues mais il donne à certains termes portugais une signification spécifique, reprenant à son compte celle donnée par les habitants des musseques, lesquels se les approprient pour transmettre leur point de vue sur telle ou telle réalité de leur quotidienneté quand elle est liée à la domination coloniale.
Conceiçao Lima voit dans ce travail la finalité esthétique de l’oeuvre de Luandino qui « apreendeu o falar de um povo e, de forma surpreendente, o modou para fins estéticos » (p. 105). Mais elle reste évasive sur la question, ce qui est regrettable car Luandino n’incorpore pas tel quel le quimbundo dans le portugais standard : il y a un jeu très subtil entre la subversion du langage littéraire ordinairement reconnu comme classique par la langue étrangère maniée dans les musseques et celle introduite dans ce parler par la norme littéraire définie par l’Académie. Le romancier ne se contente pas d’insérer les registres d’une langue parlée par les autochtones des bas-quartiers de Luanda dans le portugais ; il exploite deux modes d’expression qu’il mêle de manière concertée, là réside ce que la critique nomme « une norme littéraire angolaise ».
5- Luandino et les autres
De ce point de vue (et c’est le second point à noter), une pareille entreprise n’est pas nouvelle ; Conceiçao Lima signale (p 100) qu’on la rencontre chez des auteurs africains francophones (Ousmane ou Kourouma) et, pourrait-on ajouter, chez des auteurs antillais (Chamoiseau, Confiant ou Glissant). » Nous nous sommes appropriés (la langue française). Nous avons étendu le sens de certains mots. Nous en avons dévié d’autres. Et métamorphosé beaucoup. Nous l’avons préservée dans moult vocables dont l’usage s’est perdu. Bref, nous l’avons habitée. En nous, elle fut vivante. En elle, nous avons bâti notre langage » (13).
On conçoit alors toute la difficulté de traduire : par-delà la nécessité de rendre dans une autre langue l’expérience de l‘autochtone originellement bilingue qu’est Luandino – rappelons que l’auteur né de parents portugais s’est attribué un prénom fabriqué à partir du nom de la capitale pour prouver son appartenance « de coeur » à la communauté noire, la ville constituant « son berceau natal » selon sa propre expression – il y a cette volonté chez ce dernier d’écrire dans le creuset du portugais une prose respectueuse de la manière de s’exprimer, de sentir, de réagir des natifs des musseques. Dans la même perspective, Abdelkebir Khatibi note que « la langue « maternelle » est à l’oeuvre dans la langue étrangère ; de l’une à l’autre se déroulent une traduction permanente et un entretien en abîme, extrêmement difficile à mettre à jour » (14). Cela exige une désémantisation de certains items portugais suivie d’une recontextualisation en milieu culturel quimbundo pour que, alliés à des vocables provenant d’une autre langue, ils puissent devenir le support d’autres valeurs sémantiques que la signification qui était la leur à l’origine.
Ce travail, indispensable dans le cas d’un auteur comme Luandino, demande chez le traducteur la maîtrise des effets visés par l’écrivain et produits chez le lecteur. Par exemple, l’emploi de tel ou tel terme quimbundo par un personnage peut manifester indubitablement une intention ironique pour le lecteur autochtone mais ne pas être compris comme tel par le lecteur abordant l’oeuvre dans une traduction. C’est le cas avec le verbe mixoxar qui signifie « siffler dans l’intention de ridiculiser voire d’insulter ». L’équivalent en anglais n’existe pas ; cependant le traducteur doit parvenir à exprimer cette intention et ne pas s’en tenir au sens premier d’émettre un sifflement. De la même manière, il doit donner à lire la force expressive de termes argotiques et plus largement de tournures illustrant des phénomènes transculturels (c‘est-à-dire des processus à travers lesquels les dominés s’approprient certaines pratiques développées par les colons pour les détourner de leur signification première et s’en servir comme armes critiques envers les représentants du pouvoir métropolitain). Les choses se compliquent avec les oeuvres les plus récentes : Joao Vêncio : os seus amores (1979) entrecroise le portugais classique avec les tournures en quimbundo ou provenant d’un créole cap-verdien, des expressions en latin, en français, en anglais, parsemant le texte de proverbes (dont certains sont inventés par l’auteur quand le récit le demande), d’extraits de la Bible.
Comparant le texte source et le texte traduit (en anglais), Conceiçao Lima examine les diverses stratégies adoptées par le traducteur ; elles vont du transfert des éléments exotiques dans le récit traduit, ce qui rend obligée la présence de notes explicatives ajoutées en bas de page (c’est « la stratégie de conservation ») au respect des normes discursives de la langue d’arrivée, ceci au mépris de la fidélité littérale du texte de départ (cette option s’explique par la volonté de la part du traducteur d’assurer la lisibilité de son travail car tel ou tel passage serait difficilement compréhensible pour un lecteur étranger). Le traducteur est donc un médiateur qui se positionne différemment selon les difficultés du texte qu’il doit rendre accessible à un lectorat étranger.
Umberto Eco qui connaît parfaitement ces marges de manoeuvre, résume la situation en notant : »la traduction se fonde sur des processus de négociation, cette dernière étant justement un processus selon lequel, pour obtenir quelque chose, on renonce à quelque chose d’autre, et d‘où, au final, les parties en jeu sortent avec un sentiment de satisfaction raisonnable et réciproque, à la lumière du principe d’or selon lequel on ne peut pas tout avoir » (15).
La confrontation entre ce chercheur et l’essai qui nous occupe est intéressante ; elle montre que les problèmes de traduction pointés par Conceiçao Lima sont loin d’être spécifiques à Luandino Vieira ou plus largement, aux textes d’auteurs africains qui s’expriment dans une langue européenne trouée par des pans entiers de leur langue maternelle, comme semble le soutenir cette dernière.
Contre toute attente, le travail du traducteur est parfois très difficile quand il s’agit de traduire certains auteurs européens. Salvatore, protagoniste du Nom de la rose, s’exprime dans une langue inédite, constituée de bribes de plusieurs langues ; le traducteur n’est pas tenu de les traduire dans leur intégralité ; il doit se soumettre aux attentes et aux possibilités de compréhension des lecteurs en langue-cible ; en particulier, il sera dans l’obligation de remplacer le latin par une autre langue s’il veut livrer le roman à un lectorat dont le russe est la langue de base. « Pour un lecteur slave, les phrases et titres en latin, translittérés en alphabet cyrillique, n’auraient rien suggéré du tout  » (16). L’ancien slavon ecclésiastique de l’Église orthodoxe sera donc substitué au latin….On voit que les difficultés peuvent être identiques pour le traducteur travaillant un auteur africain, antillais ou simplement européen.
On pourrait multiplier les exemples ; tous montreraient que l’étude de Conceiçao Lima prend place dans la traductologie (ou science de la traduction), apportant une contribution essentielle pour ce qui est du domaine de l’Afrique littéraire.

1. J. L. Borges, « El oficio de traducir », Journal La opinion cultural, Buenos Aires, 2 septembre 1975. Cité d’après Alberto Manguel, « La traduction comme lecture (et inversement) », Le Monde diplomatique, mai 2009.
2. Conceiçao Lima, A dupla traduçao do outro cultural em Luandino Vieira, Colibri, 2009, 150 p.
3. Lise Gauvin, « D’une langue à l’autre. La surconscience linguistique de l’écrivain francophone » in L’Écrivain francophone à la croisée des langues, p. 6-15,Paris, Karthala, 1997.
4. On se réfère ici à la distinction posée par André Martinet in Éléments de linguistique générale, Paris,Armand Colin, 1957.
5. J. Derrida, Le Monolingue de l’autre, Paris, Galilée, 1996.
6. Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.
Cité d’après la réédition Gallimard, Col. Folio, 2002, p 274 ; 277 et 280.
7. Nous citons ces extraits d’après la traduction française proposée par Dominique Combe in Les Littératures francophones : questions, débats, polémiques, PUF, 2010, p. 63.
8. Achebe Chinua, Morning yet on creation day, p. 62, New York – Double day, 1975.
9. L.J. Calvet, La Guerre des langues, Payot, 1987. Cité d’après la réédition Hachettes Littératures 1999, p. 32.
10. J. P. Sartre, Les Mots,Gallimard, 1964. Réédition Folio, 1989, p. 35.11. D. Maingueneau, Nouvelles tendances en analyse du discours, Hachette, 1987, p. 65.
12. J. J. Courtine, J. M. Marandin, « Quel objet pour l’analyse du discours ? », in Matérialités discursives, Presses Universitaires de Lille, 1981, p. 24.
13. J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, Éloge de la créolité, Gallimard, Presses Universitaires Créoles, 1989, p. 46.
14. A. Khatibi, « Lettre-préface » in Marc Gontard, Études sur la littérature marocaine de langue française, L’Harmattan, 1981, p. 8.
15. U. Eco, Dire presque la même chose. Cité d’après la traduction française, Col. Le livre de poche, 2010, p. 19.
16. Ibid. p. 241.
///Article N° : 10633

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