La francophonie du livre est-elle soluble dans les idées ?

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Le festival international de littérature et de cinéma Étonnants voyageurs, qui se déroule chaque année en France, à Saint-Malo, vient de fermer ses portes. S’y sont tenues les « Assises du livre en français ». Raphaël Thierry, chercheur en littératures comparées et auteur de l’ouvrage Le marché du livre africain et ses dynamiques littéraires : le cas du Cameroun, fondateur du blog editafrica.com en propose un décryptage.

J’ai déjà formulé par le passé des critiques à l’encontre des Étonnants Voyageurs, auxquels je reproche un décalage criant entre leur posture universaliste et leur expansion intellectuelle et économique au profit essentiel de la littérature publiée en France. De la position de commentateur à partir de laquelle je l’observe, le mouvement de la littérature-monde, qui revendique une libération de la littérature du « pacte exclusif de la nation », aurait pu connaitre une toute autre dynamique éditoriale, si l’on tient compte de son point de départ : Bamako, 2001, et la première des multiples éditions maliennes du festival. Au cœur de cet évènement il y avait feu Moussa Konaté, illustre fondateur des éditions jeunesse du Figuier au Mali. Dix-huit années se sont écoulées. Le manifeste « Pour une littérature-monde en français » a fait son chemin de la presse vers les très françaises éditions Gallimard. Des écrivains africains largement absents de la tribune originelle ont par la suite rejoint l’ouvrage publié par l’éditeur parisien en 2008, comblant une contradiction flagrante dans la posture défendue par Michel Le Bris, fondateur du festival Étonnants Voyageurs, et par Jean Rouaud.

J’ai envie de dire que ces derniers ont bien mené leur barque, depuis. Les Étonnants Voyageurs sont parvenus à créer le chaînon manquant entre le mouvement de la créolité et les littératures postcoloniales en adhérant à la World Alliance en 2012. Le festival a par la suite facilité les passerelles avec le monde anglophone, et la traduction des œuvres d’une langue à l’autre. Well done.

Mais voilà, je le notais en 2013 et je l’affirme aujourd’hui avec encore plus de certitude : les Étonnants Voyageurs voguent sur une contradiction restée constante en défendant un décentrement de surface, au profit indécent de l’édition française. Et l’engagement de Moussa Konaté en faveur de l’édition continentale n’a pas encore trouvé le terreau de son essor en France.

Les limites des Assises du livre en français 

L’édition en français ne risque-t-elle pas ici de se couper d’une dynamique générale, faute de sortir de son pré-carré linguistique ?

J’en viens alors aux Assises du livre en français qui se sont tenues du 19 au 21 mai 2018 dans l’enceinte du festival et dont les conclusions et le carnet de route qui en découlent me laissent (un peu) bras ballants.

Trois orientations très (très) vues et revues ont été annoncées par la Ministre de la culture française Françoise Nyssen :

1- Développement des partenariats entre éditeurs francophones ;

2- Accompagnement de la structuration de la filière du livre francophone là où elle est fragile ;

3- Amélioration de la diffusion du livre en s’appuyant sur le numérique.

Résumons simplement les choses : ces assises du livre en français ont été organisées dans l’empressement et en réponse à la volonté de l’actuel gouvernement français de rompre avec les politiques de ses prédécesseurs. Emmanuel Macron l’a annoncé en mars, il s’agit désormais de « Favoriser les cessions de droits du français vers le français » et d’« ouvrir le marché de l’édition aux littératures en français dans toutes leurs pluralités ». Les organisateurs ont donc sans doute eu à planifier l’événement en parant au plus pressé pour satisfaire l’exigence de la communication gouvernementale. Ils ont alors probablement identifié les opérateurs les plus en vue sur le terrain du livre africain et francophone : l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants, l’Agence littéraire Astier-Pécher, l’Association Internationale des Libraires Francophones et trois maisons d’édition africaines. Pour le plan numérique, on signalera également la présence de la plateforme Youscribe, qui développe son travail en Afrique en concertation avec des opérateurs locaux, et surtout de la société sénégalaise ILP Groupe. Je note par contre l’absence criante du partenariat de diffusion L’Oiseau Indigo-Bookwitty, qui avait pourtant été présent à Saint Malo il y a quelques années, si je ne m’abuse.

Le plan d’action détaillé issu des assises sera très prochainement diffusé par l’Institut Français et le Ministère de la Culture. Et l’on sait déjà qu’un « Conseil du livre en français » sera créé durant l’été, j’imagine rassemblant les opérateurs présents à Saint Malo (essentiellement français). C’est beau, mais donc assez peu crédible : la pluralité demeure en effet toujours française, si l’on regarde du côté éditorial. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : au cours des assises, seules trois maisons d’édition africaines étaient invitées : les éditions Elyzad de Tunisie (qui y représentaient aussi le réseau francophone de l’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants et donc 31 maisons d’édition du continent, soulignons-le), les éditions Hibr d’Algérie et les éditions Tombouctou du Mali. À ces dernières, ajoutons la filiale sénégalaise des éditions l’Harmattan. Cela fait quand même une bien maigre représentation : où étaient les instances africaines de la culture et les institutions culturelles internationales ? Ajoutons à cela que le Bureau International de l’Édition Française qui invitera en 2018 (comme l’an passé) des éditeurs africains à la Foire du livre de Francfort n’y a pas véritablement présenté son carnet de route. Et je relèverai aussi au passage que ce plan d’action vient s’ajouter à côté d’autres très récents agendas séparés et tous animés par le souhait de soutenir le développement de l’industrie du livre sur le continent. Tous très ambitieux, ces différents programmes sont développés par l’International Publishers Association, par l’Association pour le Développement de l’Éducation en Afrique, et par l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle et concernent majoritairement l’édition d’Afrique anglophone. L’édition en français ne risque-t-elle pas ici de se couper d’une dynamique générale, faute de sortir de son pré-carré linguistique ?

Circulation du livre 

La Francophonie ne se dissout-elle pas alors dans cette belle idée d’une littérature-monde, un peu trop économiquement française ?

Concernant les éditeurs africains, ce sont pourtant ces maisons d’édition qui auraient dues être au centre des Assises du livre en français. Personne, il me semble, n’y a posé la question impérieuse des programmes scolaires monopolisés par l’édition française (85 % du scolaire est occupé par le groupe Hachette en Afrique francophone), pas plus que de la couverture médiatique globalement infime que lui réservent les médias français. J’aurais tellement aimé qu’un éditeur comme Méliane Kouakou Yao (directrice de la célèbre collection Adoras aux éditions Nei-Ceda) prenne la parole de manière aussi franche qu’elle avait, je m’en souviens, interpellé Bernard Magnier (Actes Sud) en 2012 sur la pression exercée par l’édition française en Afrique. Les rencontres francophones sont le plus souvent très policées. Tout le monde y est en général d’accord et peut-être que les éditeurs ont intégré au fil des années une forme de prudence et de courtoisie dans leurs prises de parole, compte tenu de la fragilité de leur écosystème à l’international. En comparaison, le monde anglophone réserve des débats bien plus houleux, riches, et productifs, à l’image de cet excellent compte rendu critique d’une rencontre de l’International Publishers Association, publié cette semaine par la promotrice culturelle Olatoun Williams.

Lors des assises de Saint Malo, la problématique de la circulation du livre a certes été abordée par l’agent littéraire Pierre Astier, ce dernier suggérant « un morcellement des territoires pour développer des approches adaptées ». Il y a suggéré la possibilité (assez floue admettons-le) pour « un auteur de bénéficier de contrats par territoires géographiques ». Pourtant, les questions d’une meilleure insertion de l’édition francophone (hors édition française et hors intermédiaires français) sur le marché de la traduction et de la vente internationale des droits, de même que, une fois encore, l’écrasante présence de l’édition française en Afrique, n’ont pas été évoquées de manière tout à fait claire, et surtout pas en présence des éditeurs français les plus concernés : Hachette, Editis, Gallimard, pour ne citer que ces derniers. Enfin, si : un morceau de cette problématique a été soulevé par Laure Leroy des éditions françaises Zulma. Elle a ainsi souligné « une relation entre éditeurs Nord-Sud déséquilibrée », appelant à « créer un rapport d’échange de droits et pas seulement en allant déverser les livres et les droits de la France dans les « zones d’influence » des éditeurs français. »

Pour s’arrêter sur ce cas précis, les cessions de droits du français vers le français renvoient hélas, toujours, à une géographie captive au sein de laquelle l’édition française reste le donneur d’ordre, et où la Francophonie demeure fermée sur elle-même, perpétuant ses vieilles hiérarchies. L’Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants était représentée lors des assises, elle qui a courageusement développé un beau programme de coéditions solidaires à partir de droits rapatriés de la France vers l’Afrique, mais dont les titres sont hélas exclus de diffusion hors des pays des coéditeurs. On pourrait aussi parler du fameux Meursault contre enquête des éditions Barzakh, récompensé par le Prix des 5 continents de la francophonie en 2014 et réédité dans la foulée par Actes Sud, qui monopolisent, on s’en doute, les librairies francophones, au détriment de l’éditeur algérien.

Des fois, les choses sont cependant plus simples qu’on voudrait bien l’imaginer : lors du dernier Salon du livre de Paris, l’éditrice sud-africaine Rose Francis (African Perspectives publishing) participait à une table ronde que j’animais sur le Pavillon « Lettres d’Afrique ». Elle y a expliqué avoir trouvé des ouvrages d’éditeurs africains francophones sur le stand, et souhaiter en acquérir les droits de traduction. Un simple contact informel entre professionnels est peut-être aujourd’hui la seule chose qui manque à l’espace francophone, faute d’être la priorité des organismes français qui supportent les éditeurs africains. Cette question d’échanges de droits me rappelle d’ailleurs le speed-dating « Talentueux Indés » organisé une fois seulement en 2015 par l’Agence littéraire Astier-Pécher, et il me semble laissé sur la touche à la Foire du livre de Francfort 2017, bien nommée « Francfort en français » (et où il était pourtant pressenti). Le marché de la littérature en français a un train de retard sur cette question d’ouverture vers le marché international : dans les mondes anglophones et germanophones, les éditions nigérianes Cassava Republic ont remporté le prix de l’excellence à la London Book Fair 2018, et Berlin a hébergé le mois dernier le festival « Writing in Migration » organisé par l’agence littéraire Interkontinental, avec une fois encore l’édition nigériane sous les feux des projecteurs.

J’évoquais Pierre Astier : ce dernier a publié il y a quelques temps un article coup de poing dans Le Monde. Il y a parlé de l’impérialisme éditorial français en Afrique. Ce mot n’a, il me semble, pas été prononcé à nouveau lors des assises. Le problème, c’est que cette rencontre s’est retrouvée entre deux mondes : le monde intellectuel des Étonnants Voyageurs, et la diplomatie du Ministère de la culture. Quelle place les éditeurs africains de langue française peuvent-il trouver dans ce cadre, surtout s’ils y sont minoritaires ? Jean Rouaud a évoqué l’importance que l’édition française « lâche ses privilèges sur la langue française ». Je suis d’accord, et je peux même penser que cela pourrait par exemple commencer par une ouverture du marché du livre francophone aux autres langues, sans passer forcément par la France. Quel relai les éditeurs du continent ont-ils actuellement vers Francfort, Paris ou Saint Malo si ces derniers ne sont pas soutenus par des opérateurs français ? Pourquoi l’exemple nigérian de Cassava Republic, qui ont ouvert des bureaux à Londres et New York n’est il simplement pas imaginable pour un éditeur africain francophone ? La réponse est facile : Cassava Republic sont présents dans les programmes scolaires du Nigeria et ont un accès direct et sans intermédiaires aux forums internationaux de la littérature postcoloniale.

Toujours à Saint Malo, le philosophe Souleymane Bachir Diagne a posé une question qui me semble importante : « Est ce que toutes les valeurs que l’on considère comme humaines et universelles peuvent être mises sur un pied d’égalité ? » « Il y a hiérarchisation lorsque l’expression de la valeur intervient différemment de la norme que l’on nous a inculqué » a-t-il ajouté. Quelle est en effet la norme de la littérature en français ? Quel est son mètre-étalon ? Quel est surtout son noyau économique ? Que l’on parle de littérature francophone ou de littérature en français, le marché central reste la France. La Francophonie ne se dissout-elle pas alors dans cette belle idée d’une littérature-monde, un peu trop économiquement française ?

En dépit de toutes ses velléités d’autonomie, le capital symbolique reste indissociable des lois du marché et c’est bien là tout le problème du cas francophone. Jusqu’à preuve du contraire, le marché de la littérature en français demeure monopolisé par l’édition française, et le centre reste le centre, à Saint Malo, Paris ou Brazzaville.

 

Pour aller plus loin : [lire le compte rendu de l’évènement]des éditions La Kora. Cet article est publié en partenariat avec Editafrica.com

 

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