Un air de saudade cap-verdienne

Entretien de Caroline Trouillet avec Zé Luis

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Clôturant une tournée française avec Nancy Viera, Zé Luis nous raconte les traditions musicales de son pays le Cap-Vert, et la force de cette morna dont il est depuis un an l‘ambassadeur en France. À bientôt 60 ans, ce chanteur est sorti en 2013 de son aura locale à Praia, capitale de l’Île de Santiago, avec son premier album Serenata. Depuis, menuisier autant qu’artiste passionné, il chante entre ces deux pays la morna d’une voix de velours, dans le sillage de Cesaria Evora.

Si vous êtes né à Praia, sur l’île de Santiago, vous vous êtes plongé dans les musiques traditionnelles de votre pays à travers une expérience d’exil. Racontez-nous…
Oui effectivement je suis parti très jeune du Cap-Vert pour vivre à Sao Tomé et Principe. Beaucoup de Cap-Verdiens sont venus travailler dans les plantations de café et cacao de cet archipel dans les années 1950-1960. Comme ils avaient amené leurs chants et leurs instruments avec eux, j’ai toujours baigné dans une ambiance musicale du Cap-Vert. Ma mère avait un petit bar où les gens se réunissaient, chantaient, dansaient, on faisait des banquets. Cette convivialité cap-verdienne autour de la musique était vraiment importante pour nous qui étions loin de notre pays.
À votre retour au Cap-Vert, vous aviez 16 ans. Comment vous êtes-vous frayé ensuite cette place de musicien incontournable sur l’île de Santiago ?

Je ne sais pas si c’est une coïncidence mais à chaque fois que j’allais à Praia je retrouvai des voisins qui étaient musiciens et qui jouaient souvent. On a créé un groupe ensemble, on a commencé à animer des fêtes et des soirées qui étaient nombreuses à l’époque et peu à peu je suis devenu le leader du groupe. C’est comme ça que les choses sont arrivées.
Vous avez enregistré votre premier album
Serenata il y a un an, à presque 60 ans, et aujourd’hui vous voilà en tournée en France. Qu’est-ce qui vous a amené à sortir d’une aura locale que vous avez depuis les années 1980 ?

Ça a été disons un hasard. J’ai toujours travaillé comme charpentier, c’est mon métier. En parallèle, j’animais des soirées au 5tal (Quintal) da Música, un restaurant qui appartient au ministère de la Culture à Praia. Par la suite j’ai été intégré au sein même de ce ministère. Lors d’un festival en 2012 le ministre Mario Lucio, qui est aussi un ami, avait invité un certain nombre de professionnels de la musique au Cap-Vert. J’étais là aussi et ça a été ma chance. J’ai chanté pour un certain nombre de personnes qui ont beaucoup apprécié et j’ai rencontré José De Silva (1), qui n’a pas hésité à proposer d’être mon producteur. Ça a été un privilège d’être là au bon endroit et au bon moment.
Parvenez-vous autant depuis à concilier votre métier d’artisan maître charpentier avec ce statut d’artiste ?

Je pense que ce sont deux choses inséparables dans ma vie. Simplement par moments je m’occupe plus de l’une plus que de l’autre. C’est comme ça, parfois je dois partir en tournée mais la menuiserie est ma passion, elle m’a fait homme aujourd’hui et je ne peux pas l’oublier du jour au lendemain.
Parlez-moi un peu de la
morna, comment pourriez-vous décrire ce chant ? Est-ce l’équivalent du fado portugais, de la saudade brésilienne ? Que dit-elle de l’identité cap-verdienne ?

Le sentiment de la morna est quelque chose de très fort, de très profond. Lorsqu’on chante la morna pour quelqu’un, ça sort du fond des tripes. On chante son arrivée, son départ, son bonheur, son malheur. Certains grands chanteurs de morna pleurent en même temps qu’ils chantent parce que leur reviennent les souvenirs de la personne qu’ils ont aimée. Ce peut être une amitié très forte aussi. Ce sentiment est profondément cap-verdien je crois. D’ailleurs cette saudade est d’autant plus forte en exil, parce qu’on chante l’envie d’être ensemble, de retrouver ces personnes qu’on a malheureusement abandonnées. Vous savez, quand on voit quelqu’un partir à l’horizon, on ne sait pas où il va, on voit juste l’horizon et ça laisse beaucoup de chagrin. La morna est aussi quelque chose de très intime, un moment où je peux vous serrer dans mes bras, vous dire des choses très secrètes à l’oreille, que personne n’entendra. Cette intimité peut inspirer la confiance, le vivre ensemble, le mariage pourquoi pas. Beaucoup d’enfants peuvent naître à partir d’une danse d’une morna. Aujourd’hui les jeunes ne la dansent plus. Ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas la danser, mais tout simplement parce qu’ils ne savent pas ce que c’est.
Est-ce à dire que pour la jeunesse cap-verdienne, la
morna ne fait pas partie d’un héritage musical incontournable ?

Plus vraiment. Pourtant on a besoin de cette culture entre nous, c’est un pont de solidarité très fort. Il s’agit de choses très simples, par exemple si je veux conquérir une jeune fille et que je n’ai pas assez de moyens, je peux demander à quelqu’un qui sait jouer ou chanter de lui faire une petite sérénade. Et si je n’ai pas assez d’argent, les gens vont m’aider, pour qu’on s’achète une bouteille de vin, un grog. Ces moments-là peuvent amener beaucoup de choses. Aujourd’hui les gens sont dans leur monde, ils restent chez eux. Pourtant c’est une solidarité dont on ne peut pas se séparer.
Cette époque des soirées de sérénade, titre de votre album, vous en êtes nostalgique alors…

Oui c’est vrai j’ai la saudade de ces temps passés. J’ai grandi avec une certaine sévérité mais quand je faisais des escapades pour aller jouer, mes parents m’interpellaient, le soir tout le monde était à la maison, on avait une vie de famille. Tout cela se perd. Oui j’ai cette nostalgie, je le regrette, mais je vis avec.
Différentes traditions musicales existent au Cap-Vert. La
morna et le coladeira que vous chantez, comme l’a fait Cesaria Evora, mais aussi le batuque et le funana, entre autres. Est-ce que vous pouvez nous parler de ces différentes traditions ? Sont-elles plus ou moins présentes selon les îles du pays ?

Les rythmes comme le funana, le finason et le batuque sont propres à l’île de Santiago. Il y a aussi des musiques d’origine française, sur l’île de Santo Antao par exemple, où on retrouve des mots, des danses qui sont chantées en français. Ensuite il y a des différences d’instruments. Le funana est chanté et dansé avec le ferrino, une barre de fer sur laquelle on gratte pour battre le rythme, et avec le gaita, l’accordéon diatonique. La morna et la coladeira sont jouées avec violons et guitares, puis avec le cavaquinho qui est arrivé un peu plus tard. Rythmiquement, le funana est assez rapide alors que la morna est lente, pour des danses intimes. Le coladeira est plus rythmé et on y parle de tous sujets. Mais aujourd’hui ces traditions n’existent plus vraiment, on peut se marier avec une guitare, un piano. Les choses ont évolué parce qu’il y a eu des apports d’instruments qu’on n’avait pas à l’époque.
Le
batuque, cette danse pratiquée par les femmes, a longtemps été interdit pendant l’époque coloniale, n’est-ce pas ?

Oui le batuque a été interdit parce que c’était une manifestation culturelle. Si j’avais envie de te dire quelque chose, si tu m’avais volé par exemple je pouvais le faire en improvisant dans le chant du batuque. C’était une forme de langage très spontané des femmes surtout à travers le chant et la danse. Elles se réunissaient dans les champs de récolte, emmenaient un peu de rhum avec elles et elles s’exprimaient ainsi. Le batuque était d’autant plus interdit que les femmes chantaient souvent des thèmes de contestation vis-à-vis des colonisateurs, c’était des chants et des danses assez osées.
Vous voilà en tournée avec Nancy Viera. D’autres jeunes artistes cap-verdiens sont écoutés à l’international, comme Tcheka et la jeune Marya Andrade. Dans le sillage de ce grand héritage qu’a laissé Cesaria Evora, est-ce difficile pour les jeunes talents du pays de vivre de leur musique ?

C’est important de donner continuité au travail de Cesaria Evora, je souhaite que de jeunes artistes le fassent. Certains artistes ont pris des chemins différents mais ils vont revenir à la base, avec le temps.
Se sont-ils éloignés de cette base ? Est-ce que vous pensez que les traditions musicales se perdent parfois dans certains métissages de genres ?

Non je ne suis pas contre ces évolutions. D’ailleurs aujourd’hui il y a des Français, des Suédois, des Brésiliens qui chantent la morna, et ils le font très bien. Mais moi je ne me sens pas capable d’aller chercher d’autres rythmes parce que j’aurai la sensation de me trahir. Lorsque je chante une morna, je sais que ça m’appartient, c’est à moi, c’est ce que je sais faire de mieux. Personnellement je ne me sentirais pas à l’aise de faire ce genre de compromis. Mais bien sûr que la musique doit évoluer, il faut qu’elle respire. Simplement il faut bien le faire, ne pas trahir l’essence même de la culture.
Avez-vous le projet d’un nouvel album ? Ou bien d’une collaboration ?

Pour l’instant il n’y a pas d’album en vue mais certaines choses sont déjà sur la casserole. C’est au stade du projet, il y a déjà quelques idées en place, des musiques qu’on m’a conseillées ou demandées, ça vient tout doucement.

1. José Da Silva est le fondateur de Lusafrica, il est le producteur de Zé Luis, comme il a été le producteur de Cesaria Evora.///Article N° : 12097

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Les images de l'article
Zé Luis © Joe Wuerfel/Lusafrica





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