Un ballet glee et activiste pour célébrer l’héritage des danses  » couleur ébène « 

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Le Théâtre de Ménilmontant (Paris) accueillait en novembre dernier le spectacle Danses couleur ébène interprété par la compagnie Prézzaj, fondée par la chorégraphe Creola Moana. Créé en 2011, Danses couleur ébène a été présenté pour la commémoration de l’esclavage atlantique, en partenariat avec la ville de Drancy (Seine-Saint-Denis). Creola Moana puise alors dans le patrimoine afro-mondial des danses  » couleur ébène « ,  » des danses oubliées de nos scènes françaises « , regrette-t-elle. Avant tout, des danses nées dans des espaces de réclusion comme la plantation, la rue ou le quilombo.

 » Salve o mestre Bimba, salve o mestre que me ensinou
a mandinga de bater com o pé Iaiá e Ioiô (1) 
 »
Chant traditionnel de capoeira

Formée au sein du réputé Centre Rick Odums à Paris, Creola Moana pratique un art qui reculturalise les danses sociales, folkloriques, religieuses ou urbaines du monde noir, en les confrontant jusqu’à la fusion, la créolisation ou la déterritorialisation. Un processus enrichissant qui interroge l’historiographie des danses d’héritage africain, leurs trajectoires et leurs modes de circulation.
 » Danses couleur ébène  » repense en particulier la question des  » danses du monde  » et leur intégration dans un ballet théâtral. Ici, les hiérarchies formelles et esthétiques sont abolies. Bien au contraire, le spectacle complexifie un foyer d’influences souvent simplifié quand il s’agit des objets culturels issus du monde noir, au profit d’une cartographie largement enrichie. On apprend, par exemple, que les gauchos de la pampa argentine, eux-mêmes initiés aux danses des premières nations quechua, ont pris part à la naissance du tango. De même, on retiendra comment la contredanse curiale à la française a circulé très tôt à travers le monde pour être transformée, souvent subvertie. Le spectacle trouve son équilibre grâce au dispositif narratif mis en place pour rendre lisible l’Histoire globale des  » danses couleur ébène « .
Dispositif narratif et mouvement : un spectacle total
Le spectacle conçu par Creola Moana repose sur un dispositif narratif polyphonique où la scène se déploie sur deux niveaux, deux plateaux pour un spectacle total. D’une part, le ballet théâtral, qui rassemble une vingtaine d’artistes, est présenté à l’avant-scène, tandis qu’à l’arrière-scène un cyclorama fait la médiation d’une Histoire globale de la diaspora noire à partir d’images documentaires. Ainsi, les tableaux dansés sont entrecoupés de  » noirs  » durant lesquels sont projetés des gravures, des photographies d’archives ethnographiques, des peintures, des affiches, des cartes de navigation ou des extraits de film. Ces images documentaires s’accompagnent de  » textes d’escorte  » mis en  » voix hors-champ « . L’inscription de ces savoirs ainsi matérialisés dépend néanmoins de l’écoute active du public.
Au cours d’un interlude, le spectacle évoque l’héritage de l’art griotique africain et du rite de la veillée dans les plantations : l’oralité permet la mémorisation d’une culture vouée à la disparition. Par analogie, l’oralité renvoie aux interactions entre l’espace scénique et la salle. Plongé dans le noir et dans l’écoute, un ciel étoilé projeté à l’arrière-scène, le public participe lui aussi à une veillée, et il est chargé de mémoriser l’histoire qui s’élabore autour de lui.
Cette écoute active sera néanmoins soutenue par l’expérience physique que le spectateur fera de la représentation, car le discours qui l’accompagne n’est ni chronologique, ni causal. Ce discours donne parmi d’autres repères symboliques la Rébellion de Stono de 1739 – première marche des esclaves pour la liberté ; la Révolution de Saint Domingue, initié en 1791, qui voit proclamer la République indépendante d’Haïti en 1804 ; ou encore l’assassinant de Martin Luther King en 1968, qui va radicaliser la mobilisation des activistes des Droits Civiques.
Pas tout à fait temporelles, les périodes convoquées sont avant tout musicales, et l’on voit bien que face à l’événement historique, les pratiques de la danse ne s’interrompent pas, mais se réinventent. Et c’est soutenu par la danse que le public va créer les liaisons qui rendent possible l’écriture et la lecture d’une Histoire globale des danses noires. À partir du mouvement, noté a posteriori, un système de correspondances choréologiques fait finalement irruption, construit sur la pratique de l’appel-réponse.
Esthétique de l’appel-réponse : maintenir le lien social
La scénographie s’organise à la manière d’un carré sémiotique harmonieux et dialogique. L’enjeu, c’est de garantir la lisibilité du spectacle : ce qui est présenté doit être compris. Un système de correspondances choréologiques s’établit alors à partir du principe esthétique de l’appel-réponse : appel-réponse entre avant-scène et arrière-scène, entre signes verbaux et non-verbaux, entre plateau et salle…
Déhiérarchisé et exploité sous sa forme brute, l’espace scénique est un espace de symbolisation où s’opère l’écriture des corps-signes des danseurs. Entre langueur et explosion, attaques, esquives et feintes, le mouvement raconte sa propre histoire. L’appel-réponse fonctionne comme élément structurel dès le tableau d’ouverture, qui représente la Traversée et le début de l’esclavage atlantique au XVe siècle. Ici, un corps de danseurs, replié, évoque l’entassement laborieux et déshumanisant des captifs à bord des bateaux négriers. Tour à tour, les danseurs quittent ce corps collectif et exécutent une série de solos qui contestent le processus de massification, où se déploient des mouvements en élevé, des tours en l’air et des ports de bras qui évoluent quelques tableaux plus loin sous la forme du  » poing levé  » des Black Panthers.
Du bateau négrier à la plantation, le corps du captif ou du forçat est toujours intégré au corps collectif de la communauté, où le lien social et la solidarité s’expriment à travers le chant et le rythme de l’appel-réponse : depuis les premières work songs des plantations, la musique noire repose en effet sur la présence rythmique du meneur et du chœur. Le tableau consacré à la capoeira s’ouvre d’ailleurs sur une série de corridos, chants courts adressés au chœur de la roda qui non seulement réplique, mais ajoute un élément rythmique en tapant des mains. L’atabaque traditionnel y est substitué par deux djembés et un Doum-Doum africains, un mélange audacieux qui caractérise l’ensemble du spectacle. Ici, la capoeira s’intègre à continuum de pratiques  » couleur ébène  » qui vont de la ladia martiniquaise aux cercles de la battle hip-hop et des veillées de gwo Ka.
Les tambours ne quitteront pas la scène, pour se frotter aux danses et rythmes d’autres régions du monde. La présence du tambour renvoie à un mode de communication non verbale et codée pratiqué par les communautés d’esclaves : peut-être les danses  » couleur ébène  » sont-elles aussi à saisir comme des réponses esthétiques à la censure qui leur a été imposée tout au long de l’Histoire ? Le spectacle évoque d’ailleurs le patting ou la juba dance où, face à l’interdiction de jouer des instruments, on produit du rythme en tapant des mains sur différents endroits du corps. Ces pratiques variées ont en commun de maintenir le lien social, mais surtout de le renforcer face à la menace de l’ennemi.
Une création en procès : l' » infinalité  » du métissage
Les danses du monde noir partagent par ailleurs un esprit de ruse et de malice fondé sur les tricks, nécessaire pour se défendre et s’affranchir, qui caractérise par exemple la stick dance en Amérique du Nord et le maculêlê au Brésil, où l’on utilise la canne à sucre à la fois pour produire le rythme et danser, mais aussi comme arme contre les maîtres des plantations. En effet, qu’il s’agisse du bêlé martiniquais ou du mayola réunionnais, ces danses sont nées dans des hétérotopies, de la plantation aux ghettos new-yorkais, et traduisent de fait un état de domination, de rébellion ou d’exclusion sociale et institutionnelle. C’est donc dans la rue, espace public à la fois soumis au contrôle et à la surveillance, et ouvert à l’autre et à la rencontre, que s’est forgée une culture qui impose de ne jamais  » perdre la face  » (Irving Goffman). La frime, l’attitude de défi et l’hyperthéâtralité sont les piliers de cette manière d’être qui s’exprime à travers des danses de performance – comme les marches dansées du cakewalk au soul train – ou de compétition – dans les cercles du set’ de flo ou de la battle hip-hop. Dans le spectacle, le tableau consacré à la salsa met en scène ces codes culturels à travers les entrées en scène théâtralisées des danseurs et la forte séduction exprimée dans les shines. Grâce à la confection soignée des costumes, la scène est flamboyante et la joie qui s’empare des danseurs dans les tableaux  » années 30  » achève d’ajouter une teinte  » glee  » à la couleur  » ébène « .
Mais la performance est aussi performative.  » Danses couleur ébène  » remet en scène une chorégraphie de la Brésilienne Eneida Castro dans un tableau bahianais de toute beauté, dédié au culte syncrétique du candomblé. Fondé sur un double système de signes où chaque orixa renvoie à une divinité catholique, le candomblé est un élément culturel fort de la  » conscience noire  » brésilienne, exprimé dans la rue à travers des parades d’afoxé. En yoruba, afoxé c’est  » la parole qui fait « , suggérant la possibilité d’une geste discursive, d’un  » agir dansé  » mobilisé ici pour transmettre ce que la geste institutionnelle ne prend pas en charge.
Mais quelle compréhension a le public français de  » Danses couleur ébène  » ? Pas seulement théâtrales, mais théâtralisées et thématisées jusqu’au symbolisme, ces danses et ces pratiques culturelles vont imprégner les imaginaires, contre l’oubli. La volonté de Creola Moana de garantir la lisibilité du ballet, c’est ce qui va renforcer, au cours du spectacle, notre propre lien social et la promesse, peut-être, du  » vivre-ensemble « .
Le tableau de clôture rend hommage à Nelson Mandela, et absolutise le projet esthétique de Creola Moana. Ici, le hip-hop debout fusionne avec un ballet mayola dansé sur un mix de Mandela du réunionnais Danyèl Waro et des beats du rappeur Tumi. Un final qui nous dit que la promesse des  » Danses couleur ébène « , c’est celle de l’ « infinalité  » du métissage.

Célia Sadai

Retrouvez l’interview de  Creola Moana, ici///Article N° : 12688

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