Un matin bonne heure (Yaguine et Fodé)

De Gahité Fofana

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Un matin bonne heure à Conakry, deux enfants ont tenté le grand voyage comme d’autres brûlent pour traverser la Méditerranée. Ils avaient ramassé tout ce qu’ils pouvaient comme habits chauds mais ne savaient pas qu’il ferait plus que froid dans le train d’atterrissage où ils se sont cachés. Yaguine Koïta et Fodé Tounkara ont été retrouvés morts le 2 août 1999 à Bruxelles. Ils avaient laissé une lettre à l’intention « des membres et responsables d’Europe » : « Nous avons l’honorable plaisir et la grande confiance de vous écrire cette lettre pour vous parler de l’objectif de notre voyage et de la souffrance de nous, les enfants et jeunes d’Afrique. » Et ils poursuivaient par ce cri : « Aidez-nous, nous souffrons énormément en Afrique, nous avons des problèmes et quelques manques au niveau des droits de l’enfant. »
C’est de ce fait divers tout sauf anodin qu’est parti ce film. Gahité Fofana, jeune réalisateur du pays de Yaguine et Fodé, est connu pour la qualité indéfectible de ses précédents films, tant de ses documentaires (Tanun, Mathias, le procès des gangs) que de son premier long métrage de fiction, I.T., immatriculation temporaire. Il imagine ici le quotidien des deux ados de 14 et 15 ans. Le rythme est lent mais tout est en tension : alors que Yaguine décide de rester à la ville avec Fodé pour faire des petits boulots durant leurs vacances, c’est le temps d’une Afrique en suspension qui s’inscrit. Il fallait ce sentiment d’attente pour vraiment comprendre ce qui pousse ces enfants à rêver d’être pilote ou tout simplement de partir, « aller plus loin là où il ferait mieux vivre ». Il fallait ce temps de la perte des repères et la douceur lancinante de la kora de Sory Kandia Kouyaté pour saisir ce qui peut pousser des ados à l’acte total.
C’est vrai que leur environnement n’est pas facile, mais il n’est jamais misérable. L’Afrique de Fofana n’est pas de désespoir même si elle est de survie, à l’image de ces personnages durcis par la vie et qu’ils se garde bien de juger, Salma la mère courage, Tonton Bouba l’escroc qui vient tirer son coup en lui faisant des cadeaux, Mohamed dit Small Soldier, l’enfant-soldat hanté par ses souvenirs… et Khesso, la jolie adolescente de 14 ans qui semble ne jamais arrêter de vendre des arachides sur le bord de la rue et dont « l’horizon est au fond de son bol de cacahuètes ». C’est elle qui nous raconte leur histoire, sans doute avec un peu trop d’explications et de phrases, à la manière d’une ado qui se souvient avec tristesse de ces deux compagnons disparus qu’elle aurait bien attendu pour se trouver elle aussi un avenir, elle qui n’a pas la voix à la parole et que les parents vendront si facilement à un diamantaire qui la choisit sur photo.
Le drame du téléfilm présenté sur Arte est que c’est une version française, ce qui alourdit les dialogues et plombe un film profondément léger par sa mise en image. Car c’est là qu’il s’inscrit si fortement en nous, au point de ne plus nous lâcher : jamais esthétisant, il est d’une permanente beauté, honorant ainsi cette Afrique qui n’est pas image touristique mais rythme de vie, de sons et de couleurs. Jouant sur les ombres et les clairs-obscurs, selon une chromatique profitant des ocres et des pastels, Fofana travaille son cadre et ses raccords avec un soin marqué, réalisant lui-même le montage. Privilégiant les plans fixes où peut s’inscrire le mouvement de la ville, il filme en photographe avec le regard des deux ados qui prennent le train pour aller au port voir les paquebots. Jamais le film ne joue sur la séduction, ne cherchant à céder aucune parcelle à une exotisation ou une compassion qui contredirait ce qu’il cherche à dire : l’image n’est pas carte-postale et les jeunes ne se prêtent ni par leur jeu ni par leurs répliques à la projection.
Comme dans le Bamako d’Abderrahmane Sissako lorsqu’un paysan élève un chant sans traduction, la complainte d’une femme sur la kora de Fodé est d’une déchirante beauté. Sans doute parce que nous sommes déjà dans le rythme de Yaguine et Fodé et que nous voyons avec leurs yeux. Un matin bonne heure est un film émouvant, sensible, sensuel et accablant. L’appel à l’aide des deux ados aux « Excellences responsables d’Europe » ne peut laisser indifférent. En leur rendant hommage avec une telle délicatesse, eux qui, nous dit Khesso, « voulaient changer le monde », Gahité Fofana nous invite lui aussi à le faire, avec une impressionnante clarté.

///Article N° : 4460

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