Thomas C. Spear, grand spécialiste de la littérature caribéenne (il est professeur à l’université de Cuny à New York) et créateur du site « Ile en Ile » (1) nous offre une déclaration d’amour à la littérature haïtienne dans ce recueil de nouvelles compilées spécialement à sa demande.
Il invite les auteurs d’Haïti et de sa diaspora à livrer « un texte chaud comme une journée d’été, écrit sur le vif et dans l’immédiat » : « une beauté, une passion, un rire. » Cette « invitation au voyage, réel ou imaginaire » (p. 10) dénonce à sa manière les stéréotypes de violence et de souffrance encore très enracinés dans la peau de cette île que tous ces écrivains aiment avec « rage ». « Avec hargne et douleur », comme le dit si bien Frankétienne : « Je traverse la ville pénombrée d’inquiétude et de bruits sourds. J’avance dans un espace métissé de ténèbres et de clartés. (
) / Je nage encore dans le ventre fécond de ma putain de ville mal engrossée d’énigmes » (73). Chacun exprime, à sa manière, son ambivalence à l’égard d’une île tour à tour « terre de soleil » et « terre d’ombre » (Gary Klang, 69). C’est « un portrait intemporel, localisé dans un espace éclaté, dans une géographie qui rassemble dehors et dedans », nous prévient encore Spear, comme si la nécessité de raconter cette île était bien souvent réinventée par la douleur de l’exil et la violence de l’histoire.
Quarante auteurs du dedans et du dehors se sont donc prêtés au jeu et décrivent avec jubilation et émotion une journée haïtienne. Le pari n’était pas évident mais le recueil garde une certaine cohérence, malgré la multiplicité des points de vue et des styles (certains plus aboutis que d’autres) : Gary Victor fait renaître la ville des « pacotilleurs » et des « pèpè » (2) (152), Edwige Danticat rend hommage à Tonton Moïse et son « libre emploi de la langue verte » (193), Kettly Mars s’étonne de voir un touriste à Port-au-Prince, « véritable spécimen d’une espèce en voie de disparition dans (s)on pays, pour ne pas dire une espèce tout à fait disparue. » (17)
C’est peut-être Dany Laferrière le plus sarcastique quand il clôt le recueil en prodiguant ses conseils à un futur célèbre écrivain : « Pour devenir célèbre, il faut vendre tout ce qui fait de toi un être humain » (241) Mise en garde à toute une nouvelle génération désireuse de raconter ce qu’elle vit ?
Théâtre. Lettres. Poèmes. Récits courts à la première personne lancés comme un témoignage ou petites histoires fictionnelles qui sont autant d’instantanés sur la vie là-bas, tous ces textes ont en commun la sincérité avec laquelle ils racontent le pays vécu ou quitté : »terre-prison » (Gary Klang), « ville miracle et malédiction » (Frankétienne), ville « pute qui attend que viennent la secourir des étrangers » (Josaphat-Robert Large, 206), « pays des otages » (Jan J. Dominique, 47), île tyrannique (Gérard Etienne, 79) où l’ascension sociale se mesure à la couleur de la peau (Rodney Saint-Eloi), etc., les vocables ne manquent pas pour décrire la douleur née d’une histoire ô combien difficile. Heureusement qu’il y a aussi « l’opportunité d’oublier cette chape d’insécurité » (108), il suffit d’un « Parfum de Terre rouge » (Mimi Barthélémy, 178), des « senteurs de terre humide » (Odette Roy Fombrun, 161), d’enfants qui jouent au foot et qui rappellent « quelque chose de doux / comme un air de guitare » (Lyonel Trouillot) ou d’un « sourire limpide, lumineux » pour s’enraciner dans sa terre natale comme le rappelle Evelyne Trouillot : « Heureuse de vivre ici, j’ai trouvé ce qui palpite et me retient, m’habite et me pousse, m’enracine et m’entraîne. La mise en perspective des enjeux, les vrais. » (109) Tous sont portés par ce rêve fou d’une « nation qu’il nous faut créer en toute urgence » (Michel Monnin, 61), d’une « Haïti où il y a de la place pour nous tous. Notre Haïti chérie, différente, troublante, bizarre, chaotique, mystérieuse » ainsi que le clame avec fierté Paulette Poujol Oriol (141). Cette terre de tous les possibles, chacun la déploie dans l’espace d’une langue riche, nourrie par l’ici et l’ailleurs pour dire, au final, la difficulté d’être Haïtien.
1. http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/Une journée haïtienne, textes réunis et présentés par Thomas C. Spear, Ed. Présence Africaine / Mémoire d’encrier, 2007///Article N° : 8118