Une nouvelle approche du conte mozambicain

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L’ouvrage de Maria Fernanda Afonso (1) n’est certes pas la première étude portant sur la littérature mozambicaine ; les publications de Fatima Mendonça et de Nelson Saute, sans parler des auteurs ayant préfacé et sélectionné leurs propres recueils de contes, avaient déjà défriché ce domaine en faisant ressortir l’ancrage de cette littérature dans la culture orale. M.F. Afonso creuse naturellement ce même sillon, toutefois l’intérêt de son travail est d’appréhender les auteurs majeurs (Mia Couto, Luis Honwana, Craveirinha, Cassamo, Ba Ka Khosa principalement) à partir d’un appareil théorique rigoureux qu’on n’a pas (encore) l’habitude de rencontrer chez les chercheurs africains. En son temps, Claude Abastado avait donné une interprétation des Bouts de bois de Dieu de Sembene Ousmane (2) à partir des concepts de l’analyse structurale du récit élaborés par Propp et Greimas. Ici, le choix de la méthodologie est différent : l’auteur se propose  » d’étudier une forme narrative courte, le conte, à partir de l’analyse textuelle  » (p 36). C’est dire qu’elle convoque les notions de logotête introduite par R.Barthes, de transtextualité posée par Genette, de dialogisme et de chronotope élaborées par Bakhtine, de titrologie mise au point par Leo Hoeck etc. et qu’elle en donne une application rigoureuse aux contes de son pays d’origine.
L’innovation est de taille sur le plan euristique : traditionnellement, les littératures africaines ont été soumises à un découpage temporel : la durée est scindée en différentes périodes, chacune étant marquée par une œuvre majeure dont on étudie le contenu en référence au moment historique dans lequel elle a pris forme ; le critique devra alors justifier la date à laquelle s’opère une césure profonde qui va changer le cours des choses et motiver la thématique interne de l’œuvre (ou des œuvres) considérée(s). Seront alors distinguées une littérature  » coloniale  » née durant la présence des colons sur le continent et qui, bien qu’émanant d’intellectuels africains, adopte les canons esthétiques de la production littéraire de la métropole, une autre  » révolutionnaire  » – l’adjectif désigne ici un ensemble d’écrivains militants engagés personnellement dans la lutte armée ou du moins favorables à l’action menée sur le terrain par la guérilla en lutte contre le pouvoir colonial – et une dernière  » post-coloniale  » apparue après les indépendances et qui se veut l’œil critique des gouvernements nationaux, dénonçant la plupart du temps leurs errements et leurs collusions avec les anciennes puissances colonisatrices.
Cette optique postule une homologie entre histoire littéraire et histoire politique. Or cette homologie est problématique : la production littéraire ne se développe jamais en totale indépendance de la marche du monde – elle ne peut que se positionner vis-à-vis des options idéologiques (donc esthétiques et linguistiques) du pouvoir politique en place – mais elle n’est pas non plus le simple  » reflet  » du lieu et du temps dans lesquels elle prend forme ; même si les premiers auteurs africains se sont voulus respectueux des règles de l’écriture poétique ou de la narration promues par la culture de la métropole, ils ont africanisé leurs écrits par diverses procédures (insertion de termes appartenant à leur langue maternelle dans le texte rédigé dans la langue de la puissance colonisatrice, de proverbes, d’exclamations, de symboles propres à leur culture d’origine). La notion même d’histoire des littératures africaines est donc à manier avec de grandes précautions. La liaison entre l’évolution littéraire dans le temps et l’histoire globale de la société ne peut être d’ordre causale.
La lecture strictement thématique paraît échapper à ces présupposés : en délimitant d’entrée un champ de recherche précis (un livre unique, l’œuvre entière d’un auteur ou un ensemble de publications qui défendent un courant esthétique précis (naturalisme, néo-réalisme, surréalisme…)) puis en se donnant au sein de ce domaine un objet dont la pertinence permet de mettre à jour l’organisation interne du (ou des) texte(s) prospectés, on évacue le présupposé plus haut signalé. Ce sur quoi porte la réflexion n’est plus conçu comme émergence de la dynamique historique dans laquelle il prend place mais comme réalité première qui développe ses lois propres et qui n’est pas une émanation directe du milieu historique. On a ainsi étudié l’image de la femme dans l’œuvre de X, la ville et l’exode des campagnes chez Y, le confit des générations chez Z, les risques de la modernité selon W etc.…La question essentielle est alors l’inverse de celle évoquée précédemment et peut se formuler ainsi : comment donner à la littérature un ancrage temporel qui permet de lire en elle une idéologie caractéristique d’un certain état socio-culturel ?
Ces deux angles de lecture partagent ainsi les mêmes lacunes ; elles ignorent  » les médiations qui permettent de penser tout texte, tout système discursif, comme objet social sans cependant le réduire au reflet, à la représentation  » adéquate  » de ce qu’il prétend exprimer  » (3). Là réside l’apport majeur du travail qui retient notre attention. Partant d’une remarque de Bakhtine selon laquelle  » tout texte littéraire établit un dialogue permanent avec le milieu social et culturel où il se produit  » (4), son propos est de montrer la complexité des relations entre les textes courts de la fiction mozambicaine et les conditions de vie matérielle et culturelle qui sont celles des congénères de leurs auteurs à partir des enjeux linguistiques qui sont repérables dans les textes mêmes. M.F. Afonso ouvre son enquête en fixant le domaine de sa recherche : elle écarte d’entrée de jeu le roman comme forme importée de l’occident (cf l’opinion de Mia Couto citée p 49) et rappelle que toute littérature authentiquement africaine s’abreuve à la tradition orale du griot. C’est là que l’écrivain continental puise les principes qui le guident dans l’interprétation de la société ambiante, c’est là qu’il puise les forces lui permettant de résister à la culture imposée par le colonialisme, c’est aussi le point fixe auquel il s’arrime pour maintenir les valeurs qu’il a reçues de son éducation, c’est lui qui l’autorise à penser cette africanité que le pouvoir colonisateur tente de détruire par le biais de l’éducation, de la religion, de la morale, de la juridiction, lesquelles mettent à mal les structures de comportement régissant depuis des temps immémoriaux les relations inter-personnelles comme celles liant les individus au pouvoir religieux, politique ou administratif. Le conte traditionnel produit par le griot a fait l’objet de nombreuses études à orientation ethnographique. Jean Derive, D.Calame-Griaule, Lylian Kesteloot, Janheinz Jahn pour ne citer que les plus connus, se sont penchés sur le conte en tant que performance énonciative ; ils ont analysé les positions corporelles du conteur dans leur fonction significative, le rôle de l’auditoire comme partie prenante dans la production du récit oral, les circonstances spatio-temporelles dans lesquelles cette dernière doit être réalisée, les problèmes posés par la transcription scripturale du conte etc. C’est dire que tous ces travaux ont pour objet le conte dans son oralité première, dans sa représentation devant des auditeurs qui en sont en même temps co-auteurs par le biais d’une prise de parole en alternance.
La perspective de M.F. Afonso est sensiblement différente. Elle s’intéresse prioritairement au conte en tant que genre littéraire écrit par des autochtones désirant faire œuvre de fictionniste et non de traducteur chargé de coucher aussi fidèlement qu’il est possible, une histoire narrée dans une langue soutenue par une gestuelle également porteuse de sens, avec ses rebondissements dus aux interventions de l’auditoire et donnée comme étant une version parmi plusieurs autres d’une même narration. (Un tel travail aboutit fréquemment à une confrontation de plusieurs versions d’un même conte). Le changement d’optique est capital en ce qu’il entraîne une interrogation sur d’autres objets touchant au matériau linguistique employé dans le récit et à ses implications idéologiques. Un survol rapide du conte africain écrit en langue portugaise permet à l’auteur d’en dégager les constantes culturelles et langagières :
Le conte littéraire (pour le distinguer du conte oral transcrit par écrit) a pour finalité de marquer une opposition frontale aux modes d’être de sentir et de penser typiquement occidentaux. Il ne s’agit point tant pour l’écrivain de donner à lire sa propre  » équation  » avec ce qu’elle comporte de données personnelles (traumatismes de la petite enfance, expériences amoureuses, découverte de la mort, rapports conflictuels au sein du milieu professionnel etc.) que d’écrire les structures mentales de la communauté à laquelle il appartient dans le présent historique qui est le sien. Toute la lecture de M.F. Afonso est orientée vers le déchiffrement de ces composantes, lesquelles ont toujours partie liée à la colonisation. La stratégie employée est toujours la même : quel que soit le texte considéré, une seule question est posée :  » quels intérêts sociaux se cristallisent dans la structure textuelle  » (5). La critique rappelle cette remarque de Bakhtine selon laquelle :  » Le genre vit du présent, mais se souvient toujours de son passé, de ses débuts  » (cité p 57). Or le conte traditionnel se déploie aussi bien dans l’univers de la réalité quotidienne où il met en scène des pans de la vie quotidienne que dans celui du surnaturel et du fantastique. Cette dualité est clairement lisible dans le conte littéraire mozambicain qui, lui aussi, met en scène tel ou tel épisode de l’existence vécue par ses concitoyens ou situe la narration dans un espace-temps extérieur à la réalité sensible (l’œuvre de Mia Couto en est le meilleur exemple). Ce qui nous paraît néanmoins essentiel, c’est que partout, sur le fond (la thématique) comme sur la forme, ce type d’écrit possède un pouvoir de démystification vis-à-vis des valeurs promues par le pouvoir en place ; il affiche par le biais du récit la contre-vérité de ce qui est imposé par une juridiction inique et foncièrement inhumaine. Pour citer encore Bakhtine,  » le mot est toujours chargé d’un contenu ou d’un sens idéologique ou événementiel  » (6). Avec le conte mozambicain, on n’est pas en présence d’un simple divertissement pour les enfants comme c’est le cas pour une large partie des publications effectuées sous cette étiquette en France ou en Europe ; même s’il s’adresse à un jeune public, il garde sa fonction primordiale (et fondatrice) d’éduquer ceux auquel il s’adresse en donnant à voir le monde ambiant tel qu’il est vu pour et par les autochtones, même si certaines situations dans lesquelles se trouvent les personnages paraissent émaner de la pure fantaisie de l’écrivain et n’avoir aucun corrélat dans la réalité humaine (vir certains écrits de Mia Couto). L’effort critique consiste alors à corréler le littéraire au moment socio et politico-historique de sorte que le lecteur perçoive la trame des actions décrites comme conséquence de situations réservées (imposées) aux indigènes par l’administration portugaise installées au Mozambique.
En ce point intervient l’épineuse question de la langue. Les premières manifestations littéraires ont vu le jour dans l’Almanach de Lembranças publié à Lisbonne en 1851 ; selon Ilidio Rocha, l’acte de naissance de la littérature du Mozambique date de 1947 et est dû à Augusto dos Santos Abranches d’origine portugaise. Et il n’est pas douteux que les préliminaires de cette production développent fidèlement les règles d’écriture et l’esthétique des différents genres cultivés sous l’étiquette  » littérature  » au Portugal à partir de la seconde moitié du XIX° siècle. Ainsi en 1936 dans le journal O Brado africano (Le cri africain), Rui de Noronha publie un sonnet  » obéissant aux formes du modèle européen, mais où se manifeste cependant sa résistance au système spoliateur  » (p 124). Historiquement, le portugais a donc été le premier outil linguistique utilisé par les poètes ou prosateurs nationaux pour communiquer avec leur lectorat. Mais la situation allait rapidement évoluer : bon nombre d’auteurs majeurs furent ou sont métis comme c’est le cas avec José Craverinha ou les frères Joao et José Albasini qui allaient faire paraître en 1909 un périodique O Africano à la fois en portugais et en ronga (langue bantoue la plus importante quantitativement dans le pays) ; cette double appartenance culturelle ne constitue pas une barrière infranchissable car dans leur majorité (sinon dans leur totalité), tous ont opté pour les valeurs originellement africaines, connaissant au moins une langue africaine et la culture qui s’y rattache. Nous sommes dans le même cas avec les écrivains d’origine portugaise (non métis) installés dans les anciennes colonies portugaises d’Afrique tels Luandino Vieira ou Mia Couto qui ont parfaitement assimilé les modes d’être et de sentir de leurs congénères noirs. De manière générale, les intellectuels africains ont eu à cœur de pratiquer leur langue maternelle dans une optique littéraire ou du moins d’en mettre à jour le système grammatical ; ainsi dans Clima (1963) Luis Romano fait alterner des textes en portugais et en créole de son île natale (Santo Antao) puis dix ans plus tard, il publie un recueil de contes et de proverbes : Negrume / Lzimparim, proses données en créole et traduites en portugais ; en 1999 paraît un ouvrage kriolanda à Sao Vicente, destiné à réhabiliter en tant que langue à part entière le créole qui fut sa langue maternelle. Cet auteur avait été précédé par les claridosos, collaborateurs – fondateurs de la revue Claridade – en particulier par Baltasar Lopes qui dès 1936 publiait ses Notes pour une étude du langage des îles ainsi que des contes et des poèmes transcrits en créole avant d’éditer son Dialecte créole du Cap-Vert et 1957 et ses Notes sur la fixation de l’orthographe des termes géographiques au Cap-Vert cinq ans plus tard.
Un panorama aussi succinct et partiel pourrait faire penser que la langue du colonisateur a été battue en brèche par les langues nationales mais il n’en est rien. Dès les indépendances, la question de la langue officielle s’est posée. Pour anti-colonialistes qu’ils aient été, tous les leaders révolutionnaires ont opté pour la langue portugaise ; c’est un  » facteur d’unité contribuant à l’instauration d’un sentiment national (p 109) dans des pays où le plurilinguisme est une réalité de fait. Les écrivains africains lusophones n’ont jamais renié en bloc cette langue importée :  » La langue portugaise est mienne ; je ne l’ai pas acquise, je ne l’ai pas conquise, je l’ai héritée par droit propre  » écrit l’Angolais Arnaldo França. Tous ont souligné le caractère naturel, non problématique, de l’emploi qu’ils en faisaient dans leur pratique littéraire. Certes, il y a eu des résistances à l’utilisation de l’idiome imposée par le régime colonial ; l’exemple le plus célèbre demeure celui du Kenyan Ngugi wa Thiong’o qui considère que les œuvres rédigées en anglais par les auteurs africains anglophones ne relèvent pas de la production littéraire nationale mais d’une  » littérature afro saxonne  » (7). Mais il s’agit là d’un cas isolé qui n’a pas fait école. Les écrivains africains lusophones de formation n’ont jamais rejeté en bloc la langue du colon ; ils l’ont accommodée à leurs visées et leurs besoins expressifs. Manuel Ferreira fait remarquer à bon droit que  » la langue n’est pas une propriété privée  » attachée aux seuls citoyens de la métropole ; les écrivains africains lusophones sont eux aussi les fils de Camoens et de Pessoa et comme ce dernier, ils ont eu l’intuition de  » la plasticité des langues européennes, de leur capacité à se laisser déformer pour rendre compte de l’expérience culturelle africaine  » (8). L’écrivain africain joue de cette plasticité selon des modalités qui lui sont propres. Dans certains cas, la norme grammaticale de la langue mère est malmenée – U.Xitu emploie indifféremment les pronoms personnels  » tu  » et  » você  » à la seule fin de respecter l’usage qui en est fait dans la conversation courante chez ses concitoyens – dans d’autres, cette déviation est sciemment pensée et devient l’affirmation d’un style personnel – c’est le cas avec L. Vieira qui reconnaît :  » Pour dire la réalité angolaise, il fallait chercher, dans le langage populaire, des procédés, des déviations, en créer d’autres et faire un travail sur le langage  » (9). Sur ce point, comme sur la langue idiolectale de Mia Couto, on peut regretter l’absence d’analyse proprement dite dans le livre qui nous concerne (même si l’auteur mentionne les recherches de Fernanda Cavacas sur le vocabulaire forgé par le dernier écrivain cité). M.F. Afonso note à bon droit (p 115) que l’omniprésence de termes kimbundu dans les récits de L.Vieira ne peut être prise pour la transcription fidèle de la langue populaire des mussèques ; qu’elle dénote d’une volonté d’adapter son propre discours au milieu socio-culturel qu’il connaît depuis l’enfance selon des modèles de narration d’origine sud américaine comme Guimaraes Rosa et Jorge Amado. Il aurait été intéressant de creuser la genèse de la polyphonie linguistique, du  » carrefour de voix  » qui caractérise le conte mozambicain et certains écrivains angolais. (Une pareille recherche aurait d’ailleurs constitué un excellent préambule pour une étude plus ample des littératures africaines francophones, en particulier des auteurs majeurs comme Sony Labou Tansi ou Kourouma). Cependant, elle met à nu certaines directions de recherche qui sont autant d’éléments de méthode :
Le conte est écrit en liaison intime avec le récit mythique, celui qui narre un événement fondateur. Les personnages et les scènes narrées réfèrent à des situations bien connues des lecteurs et qui font partie de ce savoir hérité de la communauté tout entière qui ne constitue pas un objet d’enseignement mais qui fonctionne tout de même comme un  » protocole de lecture  » en ce qu’il permet d’interpréter sémantiquement telle ou telle séquence du conte : le colon est ainsi dépeint sous les traits du monstre, entité familière à l’enfant africain, qui symbolise le chaos, l’abyssal impénétrable et la négation de l’humain mais en même temps sa résurrection :  » il avale l’homme, afin de provoquer une nouvelle naissance  » (10). Car au-delà du temps colonial, l’autochtone s’évertue à distinguer un futur à dimension humaine et qui prolongerait le passé avec ses traditions de vie communautaire, sa langue et les valeurs des ancêtres. Le conte étant ce que Gérard Genette nomme un  » régime énonciatif  » qui possède ses lois propres ; l’auteur ne peut qu’en respecter l’organisation interne et la finalité. Dès l’instant où il se range sous l’autorité du conteur traditionnel, il se doit de poursuivre un récit en conformité avec ce qui constitue pur lui un modèle. Son texte ne peut qu’être ancré dans le savoir populaire et les croyances qu’il véhicule. Mais d’un autre côté les circonstances d’énonciation, le support matériel du récit ne sont pas les mêmes – J. Derive et J. Chevrier ont beaucoup insisté sur ces points – force est donc pour l’écrivain africain de rapporter son discours  » non seulement à des idées ou à des mentalités mais à l’apparition d’aires de communications spécifiques  » (11). Ce dernier ne s’adresse pas à un auditoire de villageois rassemblés sous l’arbre à palabre à la veillée mais à des lecteurs en majorité citadins qui vivent dans des conditions précaires et connaissent (ou ont connu) les malheurs de la guerre, les humiliations et les discriminations instaurées par le colonialisme ou les difficultés de la vie quotidiennes d’après l’indépendance de leur pays. Il est donc contraint d' » adapter  » les prémisses du conte traditionnel aux circonstances d’énonciation dans lesquelles il produit sa narration car ses lecteurs savent bien qu’ils ne sont pas en présence d’un récit oral traditionnel mais d’une histoire dont les protagonistes sont censés être leurs congénères et non des animaux ou des éléments de la flore symbolisant des vertus ou des vices. Comment s’effectue ce réemploi des constantes du conte traditionnel dans le récit écrit ? M.F. Afonso ne propose pas de règles transformationnelles permettant de passer d’un système à l’autre. Cependant elle apporte un certain nombre d’exemples intéressants. Elle note par exemple la réminiscence de pans entiers des cultures locales non seulement dans le corps des textes de fiction mais dans les titres. Ainsi dans Mbele et autres contes de Anibal Aleluia, le terme Mbele désigne une cérémonie rituelle destinée à amener la pluie. Il s’agit donc d’un sociolecte pratiqué par les membres d’une population vivant exclusivement de l’agriculture et dépendant, par conséquent, du volume et de la régularité des précipitations. Mais le récit d’Aleluia n’est pas de nature anthropologique. Son art consiste précisément à creuser un écart avec le corpus de départ, à prendre ses distances par rapport à lui pour mettre son texte au service de l’idéologie ambiante, foncièrement anti-colonialiste. Le texte est paru en 1987, donc après la déclaration de l’indépendance nationale. La pratique collective qu’il décrit et qui concerne toute la population a pour objet d’apaiser la colère des dieux et de provoquer la pluie, gage de bonnes récoltes et pâturages riches pour les troupeaux. Le récit peut être lu sur une double isotopie : la première permettant de comprendre la visée première de cette initiative (mettre fin à la période d’étiage) serait pointée vers les valeurs et les usages traditionnels de la société à laquelle appartient l’auteur ; la seconde, plus actualisée, aurait pour but de montrer l’efficacité des autochtones face à l’oppresseur colonialiste : par la force de sa cohésion et des esprits qui l’anime, le groupe est capable de faire face à l’ennemi et d’en venir à bout, la sécheresse étant le paradigme du colon, la pluie étant sa défaite. Il serait tentant de proposer une analyse menée du point de vue de la sémantique structurale développée par J.A.Greimas pour en montrer l’organisation interne. Mais il est clair que les contes retenus par M.F. Afonso doivent être compris sous le double éclairage d’une réhabilitation globale des cultures nationales et d’une position foncièrement anticolonialiste. On ne peut que partager cette conclusion de M.F. Afonso selon laquelle le conte élabore un « contre-discours  » à travers des textes anthropologiques, littéraires et historiques (p 188).
Un autre point mérite attention : car si la plupart des auteurs africains se réclament de l’héritage culturel de la tradition orale, il n’en reste pas moins qu’ils ont été coupés de leurs racines par les aléas de la guerre et qu’ils ont acquis (pour la plupart) une éducation de type européen, fréquentant assidûment les auteurs sud-américains, les néo-réalistes portugais voire des auteurs de langues anglaise (12) . M.F. Afonso relève ces influences mais ne s’interroge pas sur leur réalité dans le texte même des auteurs mozambicains qu’elle prospecte.  » Les écrivains doivent partir des contes, les transformer et parvenir à une autre forme d’écriture  » (13) selon Mia Couto. Il faudrait s’attarder longuement sur cette dernière formule mais on peut se demander d’ores et déjà si la convocation de multiples références africaines ou extra-continentales dans les écrits angolais ou mozambicains n’est pas là pour donner l’idée de cette  » polyphonie de peuples et de cultures  » (p 157) sur laquelle revient M.F.Afonso à plusieurs reprises dans son essai. A lire les interviews de Patraquim, Luandino Vieira, mais aussi Baltasar Lopes, Manuel Lopes, Knopfli etc., il est clair que l’insistance avec laquelle ces écrivains affichent ceux qu’ils considèrent comme leurs maîtres en écriture n’est pas un simple artifice de culture littéraire destiné à exhiber leurs connaissances en matière littéraire. Les filiations qu’ils affirment aussi bien avec leur culture d’origine (les titres de nombre de contes mozambicains intègrent des items renvoyant aux valeurs de la communauté d’où est issu l’auteur) qu’avec leur culture livresque (références avouées aux auteurs africains, portugais ou sud-américains) contribuent à construire (et non pas seulement à affirmer) leur personnalité identitaire.  » Chacun accède à son identité à partir et à l’intérieur d’un système de places qui le dépasse  » (14). Cette remarque d’un linguiste nous paraît s’appliquer à la démarche que tout écrivain authentique ne peut éviter, à savoir se positionner dans le champ de la production littéraire compris dans sa plus vaste extension. En se donnant tel ou tel auteur latino-américain comme référence à suivre, l’écrivain conteur (ou poète) se conçoit comme une combinatoire régulant plusieurs voix, plusieurs  » styles  » venus aussi bien de l’Afrique profonde (sa société d’origine) que des continents européen ou américain – combinatoire qui est parfois conçue comme une sorte d’analogon de la formation historique-démographique du pays. En s’ouvrant à d’autres littératures, en les revendiquant, non seulement il se pose comme un auteur à part entière (15) mais il insère dans le champ littéraire une ligne typiquement africaine et fait d’une pierre deux coups : d’une part il prend place dans le patrimoine littéraire universel en inscrivant une œuvre portant une trace culturelle unique (africaine), démentant ainsi l’idée qu’il n’y a de littérature qu’occidentale (15). D’autre part, il promeut au niveau littéraire les éléments les plus importants de sa culture, les faisant accéder de cette façon à un domaine de connaissance beaucoup plus large que celui où ils sont efficients. Quand Panguana affirme l’existence des esprits et décrit la manière dont ils guident l’existence quotidienne dans les neuf contes qui forment A Balada dos Deuses (La ballade des Dieux), il prend le relais de toute une production ethnographique en ce qu’il porte à la connaissance de lecteurs étrangers le fonctionnement d’une communauté africaine et l’efficacité pratique de ces croyances comme de ces interdits.
Cependant la question des  » influences littéraires » revendiquées par les auteurs africains n’est que mentionnée dans l’étude qui retient notre attention et on ne peut que le déplorer. Par contre, les contenus ou implications sémantiques des éléments paratextuels y font l’objet d’une recherche approfondie. Les titres, notes en bas de page, glossaires, préfaces ou postfaces, avertissements de l’auteur (quelquefois de l’éditeur) n’ont en effet rien d’accessoire ; ils édictent la manière dont le texte lui-même (contes, poèmes, romans…) doit être reçu. Ce sont des énoncés illocutoires qui ont pour finalité d’indiquer au lecteur les positions esthétiques et idéologiques de l’auteur. C’est à bon droit que M.F. Afonso interroge dans le détail le tissu paratextuel des contes littéraires de son pays d’origine car il revêt une importance primordiale pour comprendre le geste d’écriture de l’auteur. En intitulant un de ses contes  » O ultimo pesadelo  » (L’ultime regret), en précisant le lieu et la date de rédaction  » Luanda, avril 1974  » , Lilia Monplé ne donne pas une mention superfétatoire ; il situe sa narration dans la dynamique historique, engageant son lecteur à lire son texte dans le sillage de la fin de la guerre coloniale en Angola, y compris dans la capitale du pays et à faire place nette à un futur immédiat qui ne doit pas être encombré par des années sinistres. De même quand Juvenal Bucuane intitule un conte Xefina, le choix du titre est programmatique sur le plan narratif : l’item désigne un espace-prison insulaire sous l’ère colonialiste même si elle n’est pas très éloignée d’une autre île, paradisiaque celle-ci, qui a nom Inhaca, où les notables venus de la métropole allaient trouver quelques repos. Le seul terme de Xefina détermine une direction de lecture pour qui connaît la réalité historique de ce à quoi il réfère. Poursuivant son travail de décryptage, M.F. Afonso met à nu le sousbassement culturel de certains titres et inter-titres chez Ba Ka Khosa, Panguana ou Mia Couto ; non seulement parce qu’ils relèvent de telle ou telle langue régionale (bantoue) mais parce qu’ils  » inscrivent l’oralité dans (leur) énoncé  » grâce à un réseau de connotations qui oriente le lecteur averti vers le vécu des traditions locales (voir le commentaire sur Vozes Anoitecidas et Estorias Abensonhadas de Mia Couto -p 210 sv).
Reste le traitement de la langue. Le portugais est-il approprié à l’écriture du conte africain ? La question est de grande ampleur ; les auteurs mozambicains ayant apporté différentes réponses, soit qu’ils en respectent les structures grammaticales(comme Lilia Momplé et Aldino Muianga), soit qu’ils s’en écartent sciemment pour accroître la lisibilité de leurs textes. Quant à la structure du récit, c’est un autre domaine qui mérite des recherches approfondies : la volonté de restituer l’atmosphère des veillées durant lesquelles sont produits les contes oblige à des distorsions vis-à-vis de la littérature occidentale ; l’urgence de restituer la mémoire des années de guérilla comme c’est le cas avec Juvenal Bucuane dont les contes sont publiés quatorze ans après la fin des hostilités, et plus amplement la volonté de se dégager des modèles d’expression hérités de la tradition orale mais aussi de certains auteurs européens et sud-américains font émerger une  » transculture  » qui témoigne d’une conscience intellectuelle et politique nouvelle par rapport aux auteurs des précédentes générations…
Nous n’avons retenu que certains points développés par M.F. Afonso. Ils devraient cependant être de nature à montrer l’intérêt méthodologique de cette étude. Il est peu probable qu’elle connaisse une traduction française ; toutefois, elle est utilisable par les non lusophones au niveau des nombreuses références, lesquelles fournissent un excellent matériau pour aborder une œuvre de prose du point de vue de l’analyse textuelle.

(1) Maria Fernanda Afonso : O conto moçambicano Editorial Caminho 2004- 493 pages. Le livre n’est malheureusement accessible qu’en langue portugaise mais le lecteur français pourra se reporter au texte intitulé  » Regard sur les littératures africaines de langue portugaise  » paru sur l’internet.
(2) Claude Abastado : Lire Les bouts de bois de Dieu- Hatier
(3) Régine Robin – Marc Angenot : La sociologie de la littérature : un historique – Montréal. Université du Québec 1991 p 4.
(4)Todorov : Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique – Écrits du cercle de Bakhtine – Paris- Seuil 1981 p 98
(5) Pierre.V.Zima : L’ambivalence romanesque : Proust, Kafka, Musil – Paris-Le Sycomore – 1980 p 25.
(6) Bakhtine : Le marxisme et la philosophie du langage – Trad franç – Editions de Minuit 1977 – Cité d’après la 1° édition (1929) – Moscou – p 103.
(7) Cité par Jacqueline Bardolph : la littérature au Kenya in Notre Librairie n° 85 – octobre-décembre 1986 p 37.
(8) Alain Ricard : Littératures d’Afrique Noire – Paris- Edit Karthala 1995 pp171 – 172.
(9) L. Vieira : interview de Bernard Magnier in Notre Librairie n°115 octobre-décembre 1983 p 43.
(10) J.Chavalier – A.Gheerbrant : Dictionnaire de symboles – Paris- Robert Laffont 1982. Cié par M.F. Afonso p 155.
(11) Dominique Maingueneau : le contexte de l’œuvre littéraire -Enonciation, écrivain, société -Paris-Dunod p 1993 p 66
(12) Parmi les écrivains qui ont été déterminants pour sa formation d’écrivain, Mia Couto cite Jorge Amado, Guimaraes Rosa, Drummond de Andrade, Sophia de Mello Breyner, Eugenio de Andrade, André Brink et Nadine Gordimer. Rui Knopfli croise quant à lui plusieurs voix poétiques dont celles de Jorge de Sena, Ramos Rosa, T.S.Elliot sans parler d’autres références au jazz et au cinéma.
(13) Mia Couto : Entretien avec Bernard Magnier et Michel Laban in Notre Librairie n°113 op cit p 75
(14) François Flahaut : La parole intermédiaire – Paris – Seuil 1978 p 58.
(15)  » L’influence de la culture européenne sur l’africaine a eu pour résultat de rendre celle-ci consciente d’elle-même et lui a apporté, une fois surmonté le choc de la conquête, cette claire certitude de sa valeur propre qui lui a permis de durer « . M.F. Afonso cite ce passage extrait du Manuel de littérature néo-africaine de J.Jahn et en déduit que par le biais des littératures étrangères au continent, l’écrivain africain  » récupère son identité culturelle  » (187) ; nous pensons qu’elle n’est pas donnée antérieurement à sa création.
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