A l’instar de L. S. Senghor, le poète congolais a toujours été un chantre du dialogue entre l’Afrique subsaharienne et le Maghreb. Témoignage du poète tunisien Tahar Bekri.
Boniface Mongo : Cette rencontre avec Tchicaya. Qu’est-ce qui vous a rapproché ?
Tahar Bekri : Je croisais de temps à autre, Tchicaya dans les rencontres francophones, colloques et autres rendez-vous littéraires et j’appréciais toujours avec sympathie ses interventions à contre-courant, sa franchise, à la limite de la provocation. Un jour, nous étions conviés à une table ronde d’auteurs francophones, dans une université de la région parisienne. Un étudiant, originaire, de je ne sais quel pays d’Afrique, prend la parole et fait un discours : la littérature africaine doit être comme ci, elle doit être comme ça, il nous donne des leçons. Tchicaya se fâche et se lève presque et lui dit : » Eh bien, puisque vous savez comment doit être la littérature africaine, faites-la. « . Ce fut un long silence. Il traduisait mon sentiment.
Mais c’est surtout lors d’un voyage en Haïti en 1986, en compagnie de Jean Métellus et de Pierre Jean Rémy, que notre amitié s’est soudée. C’était un rebelle tendre et affectueux, ironique et tourmenté jusqu’à la mauvaise humeur, parisien branché et africain jusqu’aux ongles. Il portait le destin de l’Afrique sur les épaules. Nos discussions étaient fraternelles et passionnées. Il aimait débattre et aller à la rencontre des autres. C’était aussi un homme qui avait peur de la solitude. Il lui arrivait au téléphone de me faire des reproches parce que je ne prenais pas de ses nouvelles ou je n’allais pas prendre un verre chez lui. Il appuyait fortement le r de mon prénom pour aussitôt ajouter Arrrabe ! Son humour de grand frère m’amusait beaucoup. Il avait beau être haut fonctionnaire à l’UNESCO, il était toujours provocateur et joueur. Un soir à l’hôtel, à Port-au-Prince, Tchicaya s’approche de moi et prend l’allure d’un banlieusard décidé : » T’as pas un joint ? » ou un autre soir, me voyant fixer les noix du cocotier : » Alors tu ne connais donc pas les couilles de l’éléphant ! « . Aujourd’hui, je ne peux pas regarder un cocotier sans penser à Tchicaya
Boniface Mongo : Ce fameux dialogue Sud-Sud. Quelle est son actualité ?
Tahar Bekri : Suite à notre voyage en Haïti, j’ai décidé de poursuivre notre dialogue Maghreb-Afrique Noire et publier ces échanges dans la revue Notre Librairie qui préparait deux numéros sur ce thème. (N°95, 1988 N°96, 1989). Ils me paraissaient, ils me paraissent toujours, nécessaires et je ne comprends toujours pas pourquoi ce dialogue n’est pas plus important. Je déplore cette situation et appelle de tous mes vux un vrai dialogue, approfondi et exigeant entre les différentes littératures du continent africain. Le Maghreb, serait-il en dehors de l’Afrique ? Le plus surprenant est qu’en matière de football, il y a une vraie conscience africaine et la Coupe d’Afrique des Nations le prouve régulièrement. De Bamako à Tunis, on connaît mieux les équipes, les joueurs. La réalité sportive semble avoir moins de difficulté à réunir les différentes parties de l’Afrique. Les écrivains, les intellectuels seraient-ils plus aliénés, plus séparés par leur espace linguistique ou courent-ils après des honneurs venant d’ailleurs, fuyant les leurs ? Il y a certainement là des causes à analyser. Je suis heureux que la ville d’Asilah au Maroc et où Tchicaya aimait venir, ait créé un Prix qui porte son nom. Cela pourrait nouer les liens et aider à faire cesser les méconnaissances réciproques. Les universités africaines confondues, à quelques exceptions près, portent à ce niveau, une lourde responsabilité vis-à-vis des générations futures. Les spécialités universitaires ne doivent pas être des illères ! Je crois sincèrement qu’il faut soulever ces questions publiquement devant les nôtres, nos institutions, nos décideurs culturels et politiques. C’est une anomalie grave. Bien entendu, il ne s’agit pas de dialogues béats, autosatisfaits mais de l’établissement de ponts solides, de comparaisons sérieuses, d’examens critiques, d’études de la diversité culturelle du continent, de sa richesse, d’approches linguistiques, historiques, religieuses, etc. Tchicaya me rappelait souvent : » Si on n’a pas l’amour des siens, on ne peut compter sur l’amitié des autres ! »
Boniface Mongo : A l’heure du bilan. Quelle est, selon toi, la contribution de Tchicaya à la littérature africaine ?
Tahar Bekri : Tchicaya l’empêchait de tourner en rond. Sa rébellion était, avant tout, contre les siens. Cela dans une conscience aiguë, due à l’expérience personnelle. Avoir assisté au destin tragique de Patrice Lumumba dont il était le collaborateur, ayant vécu la désillusion des indépendances, l’amère réalité du continent, il ne pouvait qu’avoir du » Mauvais sang « . Sa contribution est dans cette révolte rimbaldienne. Ses racines africaines, qu’il a développées d’un roman à l’autre, d’un poème à l’autre, n’ont jamais empêché sa critique, son éveil, sa belle impertinence, sa rupture avec la tribu. Africain, il l’était, mais lucide, en colère contre l’Afrique. Tchicaya arrive après l’affirmation de la négritude par Senghor et Césaire. Mais sans renier cette dernière, il la chahutait, la bousculait, la secouait, refusait qu’elle devienne une apologie de la race, de la couleur, de la tribu. L’uvre de Tchicaya reste une uvre libre, où l’individu n’appartient qu’à ses profondes convictions. Son uvre, traverse la modernité, peut paraître hermétique, inclassable parce qu’elle est indomptable, nerveuse parce qu’elle est en colère, mais elle reste au fond, un chant comme » ces fruits doux de l’arbre à pain » !
Boniface Mongo : Tu as comparé dans un article Tchicaya et Kateb Yacine. Quels sont leurs points de convergence ?
Tahar Bekri : Lors d’un colloque tenu à Paris X-Nanterre en 1991 (Convergences et divergences dans les littératures francophones, Ed. L’Harmattan, 1992), je voulais m’employer à l’exigence comparatiste entre les littératures du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne. Ceci, afin de ne pas rester au stade du dialogue théorique. C’était aussi une manière de leur rendre hommage. Kateb Yacine (1929-1989) comme Tchicaya U Tam’si (1931-1988) appartiennent à la même génération. Formés presque à la même école française, colonisation oblige et révoltés contre elle. Deux rimbaldiens. Dans Soliloques pour Kateb comme dans Mauvais sang, pour Tchicaya, les deux écrivains se réclament de Rimbaud, de sa révolte. Cette révolte, aimante, généreuse, lyrique, illuminée. L’écriture poétique des deux auteurs traverse leur uvre romanesque, théâtrale dans un foisonnement rare : légendes, proverbes, contes, maximes populaires, récits, etc. Je ne sais s’ils se sont jamais rencontrés mais tous deux se rejoignent sur bien des points. Ils sont des enfants terribles des lettres africaines. Grands utopistes pour leurs peuples, sans concession. Tous deux aimaient les déclarations fracassantes. Peut-être divergent-ils sur la question religieuse. Kateb était clairement athée. Tchicaya s’appuyait sur la souffrance du Christ. Tous deux ont pris d’assaut l’écriture de la modernité, ont chanté les grandes figures historiques. Patrice Lumumba, pour Tchicaya. l’Emir Abdelkader, Robespierre, Ho Che Minh, Nelson Mandela pour Kateb.
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