Vie et œuvre d’un maudit de Boniface Mongo-Mboussa. « Eclaircissements sur la poésie » de Tchicaya U Tam’si 

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En 2014, l’écrivain Boniface Mongo-Mboussa publiait aux éditions Vents d’ailleurs Tchicaya U Tam’si, le viol de la lune. Vie et œuvre d’un maudit. Consacré au poète congolais Tchicaya U Tam’si, qui naquit en 1929 et mourut en 1988, cet essai vient d’être repris en poche dans la collection “Pépites” des éditions Riveneuve, où est publié également Léopold Sédar Senghor. L’art africain comme philosophie, le beau livre de Souleymane Bachir Diagne. J’ai lu l’essai de Boniface Mongo-Mboussa, je l’ai aimé. J’ai des raisons de me réjouir : pour la première fois, en effet, moi qui ai grandi dans une intimité quasi quotidienne avec la poésie de Tchicaya U Tam’si, j’ai la chance de lire un bel essai consacré au grand poète congolais sous la plume d’un de ses compatriotes, parmi les plus talentueux. C’est l’œuvre d’un écrivain, mais aussi celle d’un historien et d’un pédagogue. Le texte est dense. Joliment écrit. Le propos puisé dans une vaste érudition1. Et les « objets-causes »2, qui éclaircissent la poésie de Tchicaya U Tam’si, brillamment mis en lumière : la solitude, la passion du Congo et du fleuve, la mort de Lumumba. Ces « objets-causes », pour reprendre la belle formule d’Alain Badiou appliquée à Aragon, sont des clés à mettre dans les mains de qui souhaiterait entrer dans « l’énorme massif poétique » de Tchicaya U Tam’si. À ceux qui lui reprochaient d’être hermétique, Tchicaya U Tam’si ne répondait-il pas que les clés étaient sur la porte ?

Parmi les « objets-causes », qui ont servi de béquilles à Boniface Mongo-Mboussa, qu’il décline dans une langue toujours chaleureuse, il y a d’abord la solitude du poète qui se confond avec sa malchance légendaire. Déjà, dans un article paru dans le n°171 de la revue Cultures Sud, Boniface Mongo-Mboussa insistait sur cette poisse qui poursuivit Tchicaya U Tam’si tout au long de sa vie, en la mettant en rapport avec celle bien connue de Walter Benjamin, si finement analysée par Hannah Arendt. Cette malchance traverse Le mauvais sang3 de part en part. Le recueil roule sur lui-même. Il s’ouvre brutalement ainsi : « Pousse ta chanson-Mauvais sang-Comment vivre/ l’ordure à fleur de l’âme ». Et se referme tout aussi brutalement : « Non c’est mon sang dans mes veines ! Quel mauvais sang ! » Oui, quel mauvais sang, Tchicaya, toi qui mourus lors d’un coït ! D’où vient ce mauvais sang, ce makila mabé ? La relation incestueuse de tes parents, dont parle Boniface Mongo-Mboussa, a-t-elle désorganisé ton corps ? En tout cas « le sang n’aime pas le sang ». Chez le poète, la solitude est également amplifiée par l’absence de la figure maternelle, Tchicaya U Tam’si étant séparé tôt de sa mère qu’il ne reverra qu’à l’âge de 50 ans. Le poète a beaucoup souffert de cette séparation, comme il a été blessé par son infirmité. Aurait-il donné à lire des vers aussi mélancoliques si son destin avait été différent ? Sans être explicite, Boniface Mongo-Mboussa semble répondre que non. Tchicaya U Tam’si lui-même disait que « pour comprendre mes mots, il faut connaitre mes maux ». D’où l’importance de cet essai qui est un dialogue permanent entre l’œuvre de Tchicaya U Tam’si et sa vie déchirée.

Le deuxième « objet-cause » de la poésie de Tchicaya U Tam’si est la passion du Congo. Dans les recueils qui suivront, notamment4 dans Feu de Brousse, À triche cœur et Epitomé, le poète magnifie le Congo, le pays et le fleuve. Il revendique sa congolitude et rejette la négritude, surtout dans son versant senghorien5. Et Boniface Mongo-Mboussa de citer les vers très connus de Feu de brousse : « Sale tête de nègre/ Voici ma tête congolaise ». Il aurait pu consolider son propos avec ceux aussi célèbres de Epitomé : « « Je vends ma négritude cent sous le quatrain. Tchicaya U Tam’si se voulait congaulois. Il n’était pas question qu’il s’enfermât dans sa négritude. À chaque fois, Boniface Mongo-Mboussa mène sa narration avec une élégance littéraire rare, c’est-à-dire sans jamais ennuyer son lecteur.

La mort de Lumumba est le troisième « objet-cause » de la poésie de Tchicaya U Tam’si. Nous savons grâce à Boniface Mongo-Mboussa que Tchicaya U Tam’si a été un moment proche de Lumumba et que la mort de ce dernier l’a laissé inconsolable. Le spectre de la mort de Lumumba traverse Epitomé et Le ventre6. Et ces recueils sont, si l’on suit l’analyse de Boniface Mongo-Mboussa, « un chant de deuil à la mort de Lumumba ». Tchicaya U Tam’si aurait trouvé chez Lumumba la figure du père qui lui fit peut-être terriblement défaut dans la lutte pour la vie. Ce père, Monsieur l’honorable Jean-Félix Tchicaya, député du Moyen-Congo au Palais Bourbon, qu’il estimait tant.

Le livre de Boniface Mongo-Mboussa n’est pas seulement une introduction à l’œuvre et à la vie de Tchicaya U Tam’si. Il déborde son sujet. En situant Tchicaya dans le paysage littéraire de son temps, que ce soit par rapport à la négritude, ou vis-à-vis de Orphée noir, la fameuse préface de Sartre à l’anthologie7 de Senghor, Boniface Mongo-Mboussa rend aussi compte de l’histoire des idées. Et par la qualité de l’écriture, il s’inscrit dans la vieille tradition des essayistes écrivains comme Jean-Christophe Bailly8.

Marius Nguié, écrivain et sociologue congolais

1 . Il est important de noter que Boniface Mongo-Mboussa aborde Tchicaya U Tam’si avec deux arguments de poids : il est lui-même congolais et il est également docteur en lettres.

2. L’objet-cause est une notion construite par Alain Badiou. Cette notion désigne la cause du poème. Un objet-cause est donc poétiquement repérable dans le poème. Je renvoie le lecteur à l’essai d’Alain Badiou, Radar poésie. Essai sur Aragon, Gallimard, 2020.

3. Paru pour la première fois aux éditions Caractères en 1955, Le mauvais sang fait désormais partie de l’ouvrage J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, œuvres complètes, I, Gallimard, 2013.

4. Parus respectivement pour la première fois en 1957, 1958 et 1962, ces recueils font désormais partie de l’ouvrage J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, œuvres complètes, I, Gallimard, 2013.

5. Tchicaya U Tam’si a toujours rejeté la théorie essentialiste de la négritude.

6. Paru pour la première fois en 1964 aux éditions Présence africaine, Le ventre fait désormais partie de l’ouvrage J’étais nu pour le premier baiser de ma mère, œuvres complètes, I, Gallimard, 2013.

7. Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, PUF, 1948.

8. Ecrivain et essayiste français dont le travail oscille entre l’écriture, l’analyse et la réflexion.

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