Vers un boom de la littérature africaine en France ?

Print Friendly, PDF & Email

En cette rentrée littéraire 2021, on constate une nouvelle fois la présence de plusieurs auteurs africains dans les listes des candidats aux prestigieux prix littéraires français. Cette présence tend à se normaliser. L’écrivain camerounais Timba Bema propose une analyse de l’histoire de la légitimation de la littérature africaine en France.  

Dans un article paru en septembre 2020 dans Literary Hub, Alvaro Santana-Acuña explique comment les éditeurs espagnols, pour élargir leur marché naturel à bout de souffle, suscitèrent le boom de la littérature sud-américaine dans les années 60. La mesure de ce succès est le nombre de tirages, mais aussi de prix espagnols remportés par les écrivains sud-américains, ainsi que le prix Nobel de littérature, l’étalon international. On en compte six à ce jour : Gabriela Mistral (1945), Miguel Angel Asturias (1967), Pablo Neruda (1971), Gabriel Garcia Marquez (1982), Octavio Paz (1990) et Mario Varga Llosa (2010). Des écrivains connus et lus à travers le monde et dont certains le seront encore dans 100 ans.

Pour en arriver au prix Nobel de littérature, des ingrédients ont contribué à la montée en puissance de la littérature sud-américaine. On peut notamment citer : la starisation des écrivains, la marchandisation de la littérature (dans le sens de sa démocratisation ou popularisation), le formatage des textes (en fonction des attentes réelles ou supposées du public, les éditeurs suscitaient des nouvelles ou des sagas de plusieurs centaines de pages), le rôle primordial des intermédiaires tels que les agents littéraires et les traducteurs, la conviction chez différents acteurs de la chaîne du livre que les écrivains sud-américains apportaient quelque chose nouveau, et surtout la création d’un marché transnational (un ouvrage publié à Madrid était vendu tel quel en Espagne et en Amérique latine).

Depuis les années 2000, l’édition traditionnelle connaît une crise mondiale alors que de 1955 à 1971 les parutions ont été multipliées par 6 aux États-Unis et par 3 en France et en Allemagne. Avec l’explosion de l’autoédition, l’entrée de nouveaux acteurs comme Amazon, Rakuten, Cdiscount, la pression vers la numérisation, l’érosion du lectorat qui est de plus en plus âgé et surtout la baisse de rentabilité, l’industrie du livre tend à se concentrer. Les petits éditeurs ferment les uns après les autres, les libraires leur emboîtent le pas. À ces éléments, il faut ajouter un entre-soi rendu public à l’occasion de l’affaire Matzneff en France ou du prix Nobel de Littérature. Certains auteurs ont tenté maladroitement de formuler des excuses, sinon des explications. Mais, ces scandales ont surtout dévoilé l’envers du monde littéraire, sa face sombre, en complet décalage avec les mouvements qui contestent les modèles et hiérarchies promus par les sociétés. C’est dans ce contexte de doute profond que l’édition française lorgne l’Afrique francophone comme dans les années 60 l’édition espagnole se tourna vers l’Amérique latine. Assistons-nous aux prémices d’un boom de la littérature africaine en France ?

Les auteurs africains publient en France depuis les années 20. Parmi les premières œuvres de fiction, on relève Les trois volontés de Malic du sénégalais Amadou Mapaté Diagne (1886-1976) parut en 1920 à la Librairie Larousse, Force-Bonté du sénégalais Bakary Diallo (1892-1978) sorti en 1926 aux Éditions Rieder ou encore L’esclave de Félix Couchoro (1900-1968) dans La dépêche africaine, une revue née de la scission du Comité de Défense de la Race Nègre en 1927. Toutefois, c’est dans les années 50 qu’on va assister à une prolifération de titres par des Africains venus poursuivre leurs études supérieures dans ce qui s’appelait alors la métropole. On peut citer ici des auteurs tels que Senghor, Mongo Béti, Camara Laye, Bernard Dadié, Ferdinand Oyono, Sembène Ousmane, etc. Ils publiaient à compte d’éditeur chez Le Seuil, Buchet Chastel, Julliard, Plon et Présence Africaine. On ne parle pas encore d’une stratégie éditoriale ciblée vis-à-vis de l’Afrique, puisque ces parutions suivent le cursus classique de sélection des textes. C’est plutôt dans les années 60 que l’on voit apparaître un nouvel acteur, Pierre-Jean Oswald (PJO), en rupture avec les pratiques éditoriales de l’époque.

Fondée en 1967, PJO publie des auteurs tels que Tchicaya U’Tamsi, Jean-Baptiste Tati Loutard, Maxime N’Debeka, Patrice Kayo, Puis Ngandu, Kum’a Ndumbé III, à travers ses deux collections phares « Théâtre africain » et « Poésie/prose africaine ». Il lance également l’édition à compte d’auteur, dans un contexte de guerre froide où les idées de gauche sont farouchement combattues. Après sa faillite en 1977, son fonds est racheté en 1978 par L’Harmattan, qui continue d’être le premier éditeur de textes en français d’auteurs africains en France et désormais en Afrique à travers ses antennes locales. Tandis que L’Harmattan reprend le principe de l’édition à compte d’auteur, Hatier à travers « Monde noir », Actes Sud à travers « Lettres africaines » et Gallimard à travers « Continents noirs » adoptent successivement le principe d’une collection dédiée à des auteurs africains.

À ses débuts, la collection « Continents noirs » lance un appel à manuscrits à l’issue duquel Ainsi va l’hattéria du Béninois Arnold Sènou est publié en 2005. Il s’agit d’un premier roman et le concours remplit parfaitement son rôle en ce sens qu’il fait connaître un nouveau talent. L’expérience n’a toutefois pas été reconduite. L’éditeur n’ayant peut-être pas été convaincu de sa pertinence éditoriale ou commerciale. Quoi qu’il en soit, l’auteur a disparu du paysage littéraire, ce qui marque donc l’échec, sur le long terme du moins, de cette initiative.

Quinze plus tard, Jean-Claude Lattès récidive en lançant le prix Voix d’Afrique qui fonctionne également sur le mode du concours. En effet, de jeunes plumes soumettent un manuscrit inédit au comité de lecture du prix, avec à la clé une publication du lauréat par l’éditeur. Parmi les cinq romans sélectionnés, Abobo Marley de l’Ivoirien Yaya Diomadé l’a remporté en 2020. Contrairement à l’initiative de Gallimard, Voix d’Afrique affiche dès le départ sa volonté de s’inscrire dans le temps. Sa collaboration avec Radio France International, qui a installé ses nombreux prix dans le paysage culturel africain milite en ce sens.

Dans le même mouvement, le prix Orange du livre en Afrique est lancé en 2019 à la suite d’une association entre la Fondation Orange, qui décerne le prix Orange en France, et l’Institut français qui pilote un réseau de 98 établissements à travers le monde. Son but est de récompenser un écrit en langue française publié sur le continent. À la différence des autres prix, l’ambition de celui-ci est de promouvoir non seulement les auteurs, mais aussi les éditeurs locaux. En 2019, le prix a été attribué à Djaïli Amadou Amal pour son roman Munyal, les larmes de la patience paru en 2017 chez Proximité au Cameroun. Ce roman est réédité en 2020 par Emmanuelle Collas sous le titre Les impatientes, lauréat du Goncourt des lycéens. Le deuxième gagnant du prix est le marocain Youssouf Amine Elalamy pour C’est beau, la guerre publié en 2019, qui est une coédition de Le Fennec au Maroc et Le Diable Vauvert en France.

Les stratégies des éditeurs français pour capter les écrits africains en français, malgré des nuances, reposent sur deux approches : le modèle de la collection et celui du concours. Tandis que la collection vise à regrouper des textes en fonction de l’origine de leur auteur, le concours consiste en la mise en compétition de plusieurs ouvrages dont les meilleurs sont insérés dans le circuit commercial français et international. Ce dernier modèle se retrouve dans presque tous les arts soutenus par des fonds français. On compte notamment le prix RFI Théâtre, le prix Découverte RFI en musique, différents prix décernés dans le cadre des Rencontres de Bamako dédiées à la photographie, des Rencontres Chorégraphiques et le Fespaco pour le Cinéma. Le marché français est ainsi alimenté par des fictions africaines et surtout de nouvelles voix. En matière de discours, d’esthétiques et de thématiques, on ne relève pas de contraste notoire avec ce qui se publie en France par le canal traditionnel de sélection des textes. Les sujets abordés sont par exemple la décolonisation, le conflit de générations, l’immigration, les violences faites aux femmes, les problèmes sociaux et politiques. Le contexte général des pays africains francophones est marqué par le renforcement des régimes tyranniques, après l’échec du printemps démocratique dans les années 90. Toutes proportions gardées, la situation ressemble à celle qui prévalait avant le boom de la littérature sud-américaine dans les années 60. Avec l’augmentation sensible du nombre d’auteurs africains publiés par des éditeurs d’importance et les prix remportés par ceux-ci tels que le Goncourt des lycéens, le Renaudot, on est en droit de se demander si on est en train d’assister aux prémices d’un boom. Pour l’apprécier, nous retiendrons deux critères relevés du boom latino-américain à savoir la conviction chez différents acteurs de la chaîne du livre que les écrivains africains apportent quelque chose de nouveau, et surtout la création d’un marché transnational, étant entendu que la starisation, le formatage, les agents littéraires font désormais partie des pratiques courantes.

La domination coloniale a façonné sur le long terme la pensée en Afrique. En effet, c’est un continent qui peine à déployer sa narration de son passé, de son présent et de son futur. Celle-ci est encore une contre-narration en ce sens qu’elle s’oppose, s’écarte, réfute le discours occidental qui l’encercle. L’une des conséquences est que les humanités africaines sont balbutiantes, et que leur influence sur les consciences reste faible, du fait de l’asphyxie des champs intellectuels et artistiques par les tyrannies. Les pays d’Amérique du Sud connaissaient des régimes comparables dans les années 60 et leur contestation donna des textes percutants tels que Monsieur le Président (1946) de Miguel Ángel Asturias, Moi, le suprême (1974) d’Augusto Roa Bastos, Le Recours de la méthode (1974) d’Alejo Carpentier, publiés essentiellement au Mexique, en Argentine et en Espagne. Contrairement à l’édition espagnole, la française n’offre pas aux dissidents d’Afrique un espace où leur créativité pourrait germer, éclore, fleurir et resplendir comme des astres dans la nuit froide. La France n’est pas encore ce lieu à partir duquel un discours libre sur l’Afrique, forgé par des Africains, se construit, s’article, brique par brique, où des esthétiques nouvelles prennent corps dans le courage et dans l’audace. Ce qui tend à confirmer que les acteurs du livre ne croient pas que ces auteurs sont les vecteurs de démarches littéraires innovantes.

De plus en plus d’Africains remportent des prix d’importance en France. Toutefois, les textes récompensés ne sont pas issus des collections spécifiques ou du mécanisme du concours. Ils n’ont pas encore gagné le prix Goncourt, la plus grande distinction littéraire en France. En Espagne, une vingtaine de Sud-Américains figurent dans le palmarès du prix Cervantès qui n’existe que depuis 1976, alors que le Goncourt a été créé en 1903 et que, comme indiqué plus haut, les Africains sont édités en France depuis 1920. En outre, l’écrivain africain, contrairement à son homologue sud-américain publiant en Espagne dans les années 1960, n’a pas l’assurance que ses textes seront distribués dans toute l’Afrique. C’est au niveau du livre scolaire qu’on observe un embryon de marché transnational, pour des fictions au programme dans plusieurs pays. En dehors de ce marché, la plupart des ouvrages parus en France sont peu lus en Afrique. Un des arguments les plus souvent invoqués est le prix du livre. Avec une moyenne de 22 EUR en France soit 14 000 FCFA sans compter les frais de transport et la marge du distributeur local. Dans la zone CFA, environ 50 % de la population vit avec moins de 30 EUR par mois, et la proportion de ceux qui peuvent acheter un livre neuf est faible. La pénétration du format poche, dont le prix oscille autour de 6,5 EUR en France soit 4 000 FCFA, est plutôt insignifiante. On assiste de temps en temps à la publication africaine de quelques œuvres à travers des partenariats. Ces initiatives sont limitées dans le temps en ce sens qu’elles se réduisent souvent à un tirage. Elles ne donnent pas non plus lieu à des activités promotionnelles des livres, puisque les éditeurs locaux ne prennent pas de risque économique dans de telles opérations financées de bout en bout. Contrairement au boom latino-américain, la stratégie commerciale des éditeurs français ne vise pas à constituer et à exploiter un marché transnational.

Le foisonnement des auteurs africains d’expression française en France est le signe de la vitalité de cette littérature, qui peine tout de même à imposer sa présence depuis 1920. Sans les soutiens institutionnels et privés à travers les instituts français, les résidences d’artistes, les fonds d’aide à la création, à la traduction ainsi qu’à la diffusion, elle n’irriguerait pas autant le circuit éditorial français. De plus, la multiplication de prix accordés à ces auteurs montre la limite des modèles de la collection et du concours. À partir des deux critères que nous avons retenus à savoir la conviction chez différents acteurs de la chaîne du livre que les écrivains africains apportent quelque chose de nouveau et le marché transnational du livre, le phénomène auquel nous assistons n’est pas annonciateur d’un boom. Il semble ici que seule une révolution du regard porté sur les lettres africaines la rendrait possible. Elle passe par la déghettoïsation de ces narrations, l’insertion des auteurs dans la machine éditoriale y compris dans les jurys des prix prestigieux.

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire