Le Festival d’Avignon est le lieu de rencontre des grands artistes de la scène européenne où la programmation se conçoit selon les préférences des directeurs et les attentes d’un public fidèle. Les praticiens originaires des départements français d’Amérique ont souvent été exclus de cette fête estivale sous prétexte que dans les espaces « périphériques » de la France (soit la Martinique, la Guyane et la Guadeloupe entre autres), il n’y avait pas de théâtre. Et pourtant, les ressortissants francophones de ces régions sont très présents sur les scènes et sur les écrans depuis fort longtemps.
Notons la création en 1975 du SERMAC (1), les Rencontres théâtrales du CMAC dès 1976, les productions du Théâtre Populaire Martiniquais (Henri Melon), du Théâtre du Cyclone en Guadeloupe (Arthur Lérus) dès 1972, du Théâtre de la Soif nouvelle (Aimé Césaire) à partir de 1982, ainsi que la présence d’importants auteurs dramatiques et metteurs en scène dès les années 1960, mais pratiquement inconnus du public européen, sauf par ceux qui fréquentaient les pays concernés ou les milieux associés à la culture antillaise en Europe. (2) La situation a beaucoup changé depuis, et l’un des événements qui a donné une impulsion importante à l’émergence de ces artistes sur la scène internationale, fut la décision de Greg Germain et de Marie-Pierre Bousquet, de s’engager dans la création et la diffusion de ces artistes de la « marge ».
En 1998, l’année du cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage sur le territoire français, la compagnie de production Axe Sud sous la direction de Marie-Pierre Bousquet et l’Association CinéDom + présidée par Greg Germain (3), ont obtenu un espace en plein Avignon, où les artistes de la scène antillaise, voire de tous les départements français et les artistes d’origine africaine, pouvaient présenter leur travail au festival. Date symbolique donc d’une nouvelle libération culturelle par le théâtre interposé. Grâce à l’appui de la municipalité et à celui du Conseil Régional de la Guadeloupe, ils se sont installés dans la Chapelle du verbe incarné (rue des Lices), un lieu qui a abrité la communauté religieuse du Verbe Incarné au XVIIe siècle. Avec un goût impeccable, le couple a transformé La Chapelle en espace théâtral doté de 80 places, d’un tréteau avec des systèmes d’éclairage et de production sonore ultramodernes, des coulisses, des lieux de rangement pour décors, accessoires, dossiers et costumes, des loges confortables, un bureau administratif, un hall d’accueil et une salle de réception dont les murs et le plafond épousent les formes architecturales d’origine. Le moderne et le traditionnel se côtoient dans cet espace devenu le T.O.M.A. (Théâtres d’Outre-mer en Avignon), « ce sanctuaire » qui vient de fêter la première décennie de son existence (4). Ce lieu offre ses moyens matériels et infrastructurels à toutes les compagnies de théâtre dont le travail correspond au projet artistique de Greg Germain, soit « rectifier les exclusions silencieuses [
] et l’absence de nos créateurs du paysage théâtral de la nation ». (5)
Au départ, la Chapelle était un lieu d’affirmation culturelle de la présence afro-caribéenne en France, un espace laboratoire qui accueillait les productions dont l’esthétique et le contenu pouvaient contribuer à former le public européen par rapport à ces artistes, et surtout à apporter de nouveaux éléments à la réflexion sur la culture en France. Après tout, tous ces artistes sont de nationalité française, ce qui rendait l’exclusion encore plus trouble.
Les choix de la première saison (1998) ont bien marqué les intentions des fondateurs : faire connaître les artistes parmi les plus importants des D.O.M., des T.O.M. et ceux venus des anciennes colonies africaines désormais établis en Europe, et affirmer les particularités textuelles, scéniques et dramaturgiques de ces praticiens. Il y eut donc d’abord une adaptation scénique faite par Greg Germain (également l’interprète) du roman du Martiniquais Patrick Chamoiseau : L’esclave, le vieil homme, et le molosse (1998-99), monologue sur la structure perverse du pouvoir instaurée par le système de plantation, mettant en scène la confrontation entre l’esclave et le molosse, chien qui terrorise l’esclave mais qui est victime à son tour de ce système de pouvoir maudit. Aussi au programme, le texte fondateur de la Négritude, Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, adapté à la scène et jouée par Sylvie Laporte, une collaboration entre Paris, la Martinique et Madagascar. Ensuite, pour élargir le territoire représenté, avait été choisie une pièce de l’auteur guyanais Elie Stephenson, D’chimbo, la dernière surprise de l’amour dans une mise en scène d’Odile Pedro-Léal. Le contenu « révèle une société guyanaise enfoncée dans les préjugés raciaux projetant sur l’Africain toutes les frayeurs, toutes les tares, tous les crimes, toutes les perversions. D’chimbo, vole, viole, assassine femmes et enfants, perd au jeu, s’enivre
C’est une bête de sexe, jamais rassasié, un gorille brutal qui enlève la belle Eléna pour assouvir ses instincts lubriques » (6). Le spectacle a aussi révélé le travail de la Guyanaise Odile Pedro-Léal, directrice artistique du Guyane art théâtre qui a depuis multiplié les productions en Avignon et en Guyane. La Martinique fut aussi représentée par l’uvre de Julius Amédée Laou, Madame Huguette et les Français souche de souche. Cette manière sarcastique de traiter un sujet sérieux, soit le « racisme ordinaire » a mis le public devant le vécu quotidien des Antillais en France. Mme Huguette « n’aime ni les Noirs, ni les Arabes ni les Juifs, ni les Homosexuels
Impossible de le louer, ce bel appartement spacieux et clair ! Introuvable le locataire « normal « , bien blanc ». (7) Et il faut encore noter la présence à cette première édition, de celui qui est en passe de devenir aujourd’hui une des voix les plus importantes de la dramaturgie de langue française, Koffi Kwahulé et qui, pour l’ouverture de la Chapelle, a mis en scène son propre texte Les Déconnards, en collaboration avec Sidiki Sijiri Bakaba qui en était l’interprète.
Préoccupés surtout par le besoin de montrer « qui nous sommes », les responsables de la programmation ont insisté sur le contenu : les thèmes qui expliquaient les problématiques pertinentes des sociétés domienne et afro-française, la mise en valeur des écrivains d’un nouveau canon théâtral et les uvres fondatrices de ces dramaturgies émergentes. Au fil des années, alors que les spectateurs arrivaient plus nombreux, la programmation s’est modifiée et il était de plus en plus évident que la création théâtrale et ses possibilités formelles, elles-mêmes devenaient un objet de réflexion. Cette tendance s’est manifestée par une ouverture vers des formes de spectacles vivants diverses, dans l’espoir de voir le théâtre se nourrir de multiples sources et se redéfinir : la danse (représentée par Christine Emmanuel de la Martinique), les marionnettes (Kasukuda : terres de nuit, une théâtralisation des mythes fondateurs amérindiens de la Guyane), le spectacle musical (Sega Temblad 2001 : l’histoire de la musique populaire qui renvoie aux origines créoles de la Réunion par le théâtre Vollard), les collaborations (Les soldats inconnus du marocainKhalid Tamer présente les guerres coloniales à partir de la perspective de cinq auteurs dramatiques d’origines africaines). Ils ont aussi ouvert leurs portes aux artistes venus des autres îles mais installés en Martinique : les troupes cubano-martiniquaises le Théâtre Si (Trois histoires très très tristes 2006) sous la direction de Yoshvani Medina, et plus tard, le Théâtre des corps beaux (Manteca 2007), sous la direction de Ludwin Lopez et de Ricardo Miranda.
Il faut noter également leur désir d’accueillir les acteurs et metteurs en scène de la diaspora antillaise ainsi que les jeunes d’origine antillaise et africaine qui cherchent à s’exprimer par de nouvelles formes de spectacles vivants issues des « quartiers ». Dans ce sens, la venue de la troupe de danse Pas de Quartier, (2007) sous la direction d’Eric Checco, en collaboration avec le chorégraphe Abibou Kébé fut une réussite retentissante. La fusion des pas hip-hop avec une relecture « postcoloniale » de l’histoire de la France – alliant des musiques militaires et des musiques classiques – a recréé par la danse, le nouveau brassage culturel qui sous-tendait la vie quotidienne de cette jeune population marquée par la culture populaire et des traces de leurs origines extra-européennes. Comment ne pas être interpellé par ce récit historique de la France vu d’une perspective africaine, cette expression corporelle puissante et les formes musicales de toutes les origines réinterprétées par des pas très contemporains : une vision du monde enivrante qui a attiré les foules.
Un autre moment fort et très original de leur programmation était la venue du théâtre Talipot de l’île de la Réunion (2008). Cette théâtralisation d’un hommage malgache au tambour mère (la ravane) « dansé » par ces cinq corps parfaitement entraînés, livrés aux transes contrôlées, et aux gestes codés, a complètement décentré le regard des Français, habitués à voir le théâtre associé à l’Europe sur les territoires de la nation. Mais d’autres moments forts montrent la manière dont le renouvellement des sources dramaturgiques et la préoccupation esthétique et artistique ont pris la relève à la Chapelle du verbe incarné.
Peu à peu, les grands artistes s’installèrent sur la rue des Lices. Mimi Barthélemy, la grande dame du conte haïtien nous a entraînés dans un récit de la mort de son père (Une très belle mort,2001), sous la direction de Nicolas Buenaventura (fils de l’homme de théâtre colombien Enrique Buenaventura) en compagnie de sa fille Élodie qui évoquait les forces transcendantes par des signes dessinés dans le sable, dessins évocateurs des vèvès haïtiens et des traces de l’écriture amérindienne, moyen orientale, perse et maya. (8) Alberto Pedro Torriente (Manteca) et Ulises Cala (Quelques histoires d’amour très très tristes, 2006) représentants du canon théâtral cubain, se sont retrouvés sur la scène de la Chapelle grâce au travail de Ludwin Lopez, Yoshvani Medina et Ricardo Miranda, qui ont exporté vers la Martinique leurs techniques corporelles d’Eugenio Barba, apprises dans les écoles de formation théâtrale à la Havane. En 2003, Greg Germain et Marie-Pierre Bosquet rendent hommage à la démarche artistique de la comédienne Jenny Alpha en créant les « Jenny », « le prix qui sera désormais décerné à un ou plusieurs artistes représentant les divers champs de création : spectacle vivant, arts plastiques, cinéma ». (9) Cette famille d’artistes regroupés autour de Greg Germain et Marie-Pierre Bousquet favorise une ambiance de fraternité qui féconde l’épanouissement d’une dynamique d’échanges culturels.
Plus récemment, de nouveaux venus contribuent à la redéfinition d’une nouvelle expression canonique de cette culture théâtrale francophone. Le metteur en scène martiniquais José Exélis rencontre les textes d’Edwige Danticat, une Haïtienne installée aux États-unis Les Enfants de la mer, adapté à la scène en 2003 etprésenté à la Chapelle en 2004. L’acteur et metteur en scène Ruddy Sylaire (Haïtien installé en Martinique) retrouve l’auteur José Pliya (Nègrerrances, 2000) alors que Koffi Kwahulé redécouvre l’Américain James Baldwin (Blues pour Sonny 2000), Greg Germain croise Jean Genet (Le Balcon,1999) et les ethnopsychanalystes (La damnation de Freud,2002). Même les textes sud-africains font leur apparition par Peter Brook interposé. Le Costume de Can Themba, Mothobe Mutloaste et Simon Barne, présenté en France pour la première fois par Peter Brook, est remonté à la Chapelle en 2007 par le Grâce Art Théâtre (Philippe Calodat) de la Guadeloupe dans une mise en scène de Harry Kancel, alors que La route de l’auteur sud africain Zakès Mda est produit en 2007 par une troupe guyanaise, dans une mise en scène d’Evlyne Guillaume. Pierre Gope et Nicolas Kurtovich, auteurs dramatiques de la Nouvelle Calédonie (Les dieux sont borgnes, 2003) rencontrent leurs confrères des Amériques. Par ailleurs, la Chapelle organise des conférences, des tables rondes, des rencontres (« Les petits matins du TOMA » animés par Sylvie Chalaye) et des mises en lecture de nouveaux textes dramatiques, en coproduction avec Textes en Paroles, ou avec la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), pour faire connaître les jeunes auteurs ou les auteurs connus et extrêmement intéressants qui ne sont pas suffisamment pris en compte par les professionnels de la scène : Alain Foix, Mohamed Kacimi, Koffi Kwahulé, Mustapha Benfodil, Gaël Octavia et bien d’autres.
Devenu président d’Avignon Festival et Compagnies, association qui chapeaute le Festival Off, Greg Germain et les artistes rassemblés autour de cet espace en Avignon, sont en train de mettre en place une nouvelle dynamique symbolique. En effet, toutes ces pratiques scéniques et textuelles « francophones » manifestées dans ces lieux sont la meilleure preuve que paradoxalement, l’activité à la Chapelle remet profondément en question la notion de « nation », telle qu’elle fut implantée au XIXe siècle par l’imposition des frontières géopolitiques, somme toute, artificielles. N’est-ce pas la fin d’une « France » définie sur le plan culturel du moins, par un canon unique, par des institutions culturelles exclusives et des artistes formés selon les traditions de la scène européenne ? La culture « française » dans toute sa multiplicité est désormais libérée de tous les murs nationaux. Le théâtre de la Réunion subit des influences puissantes de la culture malgache et des Comores, les théâtres des régions américaines sont marqués par les traditions africaines, et hispanophones, par les auteurs américains, par les traces amérindiennes, par les pratiques religieuses syncrétiques de la Caraïbe, voire par les pratiques de la scène québécoise. Grâce à la Chapelle, les frontières s’abolissent et toutes ces sources de création qui nourrissent ces nouveaux théâtres sont désormais plus accessibles, peuvent traverser les mers et toucher tous les publics et tous les créateurs possibles. Nul doute que l’entreprise de Greg Germain et Marie-Pierre Bousquet incarne cette poussée rhizomatique de la culture et contribue à une nouvelle manière de voir le monde. En 2007, la consécration de leur salle de théâtre à Edouard Glissant, le penseur du « tout-monde », était tout à fait symptomatique.
Actuellement, Greg Germain collabore avec R.F.O (Radio France d’Outre-mer) afin de créer une filmothèque à partir des captations de tous les spectacles présentés dans leur théâtre et depuis 2005, ces films sont retransmis à l’émission Scènes & compagnies sur France Ô. L’ensemble de ces productions filmées constitue une contribution inestimable à la recherche théâtrale et devrait permettre aux spécialistes, enseignants, chercheurs et historiens de théâtre, de se pencher sur les spectacles qu’ils ont crus, jusqu’à présent, inaccessibles. Une des lacunes à laquelle les historiens de la culture doivent faire face, est une absence de documentation par la perte des archives, la disparition des textes et dans le cas du théâtre, l’inexistence de toute trace visuelle d’un travail qui a accaparé les artistes pendant des mois, voire des années. Désormais, la Chapelle de la rue des Lices est devenue un lieu de mémoire où les traces de ces théâtres seront mises à l’abri et cette histoire pourra enfin se réaliser. (10)
1. SERMAC : Service municipal d’action culturelle (Martinique) ; CMAC : Centre martiniquais d’action culturelle
2. Le Festival international de la Francophonie à Limoges, créé par Pierre Debauche en 1984, issu du mouvement de la décentralisation des pratiques culturelles, semble avoir pour but premier de réunir les artistes autour du concept de la Francophonie pour inclure les Québécois et les artistes de tous les pays d’Afrique et d’ailleurs. Dans ce contexte, la France reste une présence culturelle hégémonique alors que la Chapelle du verbe incarné inscrit ses créations scéniques dans une vision renouvelée de la culture française qui remet en question, entre autres toutes les relations anciennes de la culture, y compris les canons traditionnels de la pratique théâtrale.
3. Cinédom + est une association fondée en 1990 par Greg Germain, regroupant de nombreux artistes de la diaspora d’outre-mer. Alvina Ruprecht, « La Chapelle du verbe incarné : Le théâtre de la France d’Outre-mer entre Avignon et la Black Atlantic », Uncertain relations. Some Configurations of the Third Space in Francophone Writings of the Americas and of Europe, (dir. Rachel Killick), Peter Lang 2005, p.155-178.
4. A consulter, Chapelle du verbe incarné. 1998-2008. Genèse d’un théâtre citoyen (sous la direction de G. Germain et M.P. Bousquet), Avignon, 2008.
5. Greg Germain, Documentation sur le trajet des T.O.M.A. depuis 1993, distribuée à la presse lors de la pré-programmation du Festival d’Avignon, Paris, juillet 2001. Ma présence s’y explique parce que je couvrais le Festival pour Radio-Canada (CBC) et le site martiniquais Madinin-art.
6. Sylvie Chalaye, D’Chimbo, la dernière surprise de l’amour, www.africultures.fr
7. Sylvie Chalaye, Madame Huguette et les Français de souche, www.africultures.fr
8. Pour « Une si belle mort » voir Killick, 2005 (p.163-165).
9. Chapelle du verbe incarné 2990-2007 : genèse d’un théâtre citoyen, (dir. G. Germain, M.P. Bousquet,), Avignon, 2007, p.82
10. Vous pouvez retrouvez dans les numéros d’automne d’Africultures depuis 1998, l’analyse de chaque saison de la Chapelle du Verbe Incarné et les critiques de tous les spectacles qui y ont été présentés. La critique en ligne suit régulièrement leurs spectacles : www.madinin-art.net, www.gensdelacaraibe.org, africultures.com, www.carleton.ca/francotheatres, www.theatredublog.unblog.fr. Pour se tenir à jour de leur activité et pour contacter la Chapelle du verbe incarné voir : www.verbeincarné.fr et www.axesud.eu///Article N° : 9369