« Il est urgent de resémantiser les mots »

Au sujet de l'évènement "Arabe ? Mode d'emploi"

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Le dimanche 30 avril, La Colonie, lieu culturel créé par le plasticien Kader Attia à Paris programme l’événement « Arabe ? Mode d’emploi ». Une journée de débats, qui vient à point nommé entre les deux tours des élections présidentielles françaises. Africultures a rencontré sa conceptrice, Halima Guerroumi, enseignante et chargée de mission à l’Education nationale, qui a monté en 2016 le collectif I.SIM voué à « faire rayonner les cultures ».

Africultures – Pourquoi avoir ajouté un point d’interrogation à « Arabe » dans l’intitulé de l’évènement : « Arabe ? Mode d’emploi » ?

Halima Guerroumi – Le point d’interrogation est oratoire, il désigne cette masse « arabe » qui n’existe pas, héritée de fantasmes coloniaux très anciens et à laquelle on a voulu supplanter une communauté postcoloniale « arabe ». Mais cette communauté ne marche pas si bien que ça. En France, on parle d’Arabes, de Reubeus, de Beurs, d’Indigènes, de Musulmans… et tout ça sur le même plan ! Il est donc urgent de resémantiser les mots ! J’utilise le mot « Arabe » car il est un levier pour questionner tout ce qu’il y a derrière. Et pour dénoncer son usage qui cherche à nous faire croire à l’existence d’une communauté fictive, issue d’Afrique du Nord et du Moyen Orient, sans aucune distinction.

Mais alors, c’est quoi pour toi un Arabe ?

Historiquement, le mot « arabe » est un mot français que s’est réapproprié le panarabisme. Mais le Maghreb est berbère, et il est aussi composé de Juifs arabes. D’ailleurs, on parle rarement d’un groupe « sémite » pour décrire les Arabes. Moi, j’explique à mes élèves qu’un antisémite ne rejette pas que les Juifs. Pour moi, ce qui lie tout ensemble, c’est l’arabophonie. Mais la « masse arabe » est une communauté qui n’existe pas, qui ne renvoie à rien. Et il est urgent de replacer les choses dans leur contexte. C’est le rôle de l’événement « Arabe ? Mode d’emploi ». Il s’agit d’en finir avec ces injonctions à se désolidariser en tant qu’ « Arabe », à prouver qu’on est français et républicain… Avec cet événement, j’ai surtout fait le choix de me solidariser avec des personnalités qui témoignent, chacun avec son univers, de la pluralité des manières d’être un.e « Arabe ».

Et quels seraient la bonne définition, le bon terme ?

C’est problématique car en France, on ne parle pas d’ethnies, donc comment parler de communauté ethnique si on ne veut pas faire d’études sur ces questions-là ? Et dans le cas des Français issus du Maghreb, il y a comme une obsession à qualifier des gens qui doivent s’intégrer alors que leur présence ici remonte au 19ème siècle.

« Arabe ? Mode d’emploi » ? est donc une interrogation française ?

Pour cet événement, je voulais qu’on parle de la France depuis la France. Je ne me questionne pas sur mes origines. Pour moi, toute cette réflexion est une interrogation française, qui ne se poserait pas de la même manière dans un pays maghrébin ou moyen-oriental. Je veux montrer qu’on peut avoir distance et neutralité même avec ce type d’événements, qui concerne tous les Français.

Aussi, je ne voulais pas de masterclasses qui soient des entrées attendues, historiques. Je voulais que les interrogations soient actuelles, celles d’une jeunesse d’aujourd’hui, des voix qu’on entend peu. Cet événement est né quand j’ai pris conscience que j’avais des réponses, parce que je m’étais documentée. Je me suis dit « sois moins égoïste, partage, et donne la parole à des personnes qui sauront mieux en parler ».

D’où te vient cet intérêt pour les questions d’ « arabité » ?

Quoique originaire du Maghreb, je ne suis pas née avec la « conscience d’être arabe ». Mon arabité, c’est la langue arabe, que je parle depuis l’enfance. Je fais partie d’une génération pour laquelle il n’y a pas eu de rupture entre la maison et le monde extérieur, avec des parents francophones. Et venir d’Algérie n’était pas quelque chose d’exceptionnel ou qui me rendait différente.

L’exceptionnalisation de cette culture a eu lieu bien plus tard, au cours de mes études supérieures, grâce à des enseignants bienveillants qui m’ont fait entendre que ma culture d’origine pourrait nourrir et enrichir mon travail et mes réflexions. Je rédigeais alors un mémoire de recherche en culture et design sur les modes de communication en publicité à l’étranger et un enseignant s’est étonné que je n’intègre pas des éléments de ma culture d’origine. Moi, j’étais surprise : «  – Ah bon, ça vous intéresse ? »

Pourquoi sa réaction t’a surprise ?

Parce qu’en France, on ne comprend pas la contemporanéité de l’Algérie. Dans l’imaginaire, c’est un pays sorti de guerre civile, et avant, il n’y a rien. Et c’est un pays inconnu pour les Algériens de France comme pour les Français : nous avons, enfants de l’immigration, une vision estivale et pas culturelle de notre pays. Et puis je ne suis pas de la génération de la Marche des Beurs. En 83, j’avais 2 ans. Je me suis donc emparée de ce patrimoine culturel avec une vision ni folklorique ni traditionnelle, comme je le ferais si je m’intéressais au design suédois. Même si, au début des années 2000, la documentation était rare. En France, on est toujours dans un rapport purement historique. C’est d’ailleurs aussi la ligne de l’Institut du Monde Arabe qui ne dit rien de contemporain.

As-tu le sentiment qu’en France, les cultures du Maghreb sont dévalorisées ?

Je suis un bon produit de l’école française. Dans mon école primaire d’Argenteuil, chose rare, des coopérants nous donnaient des cours de langue arabe. J’y ai aussi appris la langue écrite, contrairement à mes parents. J’ai donc connu cette langue et cette culture dans l’espace républicain de l’école française, et grâce à ça je n’ai pas infériorisé ma culture. D’ailleurs c’était moins une question d’infériorité que d’invisibilité : on évoquait si rarement cette culture que les liens ne se faisaient pas automatiquement. Aussi, il y avait moins cette conscience de différences dans la société française, en tout cas je ne la ressentais pas. On se sentait français d’origine et les discriminations, je ne les voyais pas, car elles étaient moins soulignées ouvertement.

Alors à quand remonte ta propre prise de conscience ?

À l’adolescence. Dans les années 1990, il y a eu une coupure avec l’Algérie en pleine guerre. Ici, le conflit était quasi inexistant, et c’était troublant pour moi : 1 minute 30 dans les médias français. Ça me rendait triste, et cette omerta m’a beaucoup interrogée. D’autant que ce n’était pas le cas pour le traitement de la Guerre du Golfe. Et puis en 2004-2005, il y a eu Nicolas Sarkozy à l’Intérieur. Et l’injonction tout à coup à justifier ma nationalité française m’a troublée. Quand tu es majeur.e et que tu dois prouver que tu es français.e même si tu as toujours vécu en France, que tu dois pour cela aller au tribunal … ça veut dire qu’on n’est pas pareils. Puis dès 2007, Sarkozy a libéré une parole indigne d’un Président, il a normalisé des propos inacceptables sur « l’étranger », et c’est d’ailleurs ce qui a déterminé la situation dans laquelle on se retrouve aujourd’hui.

L’événement est programmé à La Colonie, lieu créé par l’artiste plasticien Kader Attia, lui-même originaire d’Algérie. Un hasard ?

Quand on mène cette réflexion, on réalise qu’elle n’est abordée que dans un entre-soi universitaire. Il s’agissait donc pour moi de décloisonner, pas en changeant les problématiques mais en choisissant un lieu ouvert à tous. Pour moi, La Colonie, c’est avant tout un espace neutre, où la porte est ouverte à qui veut bien la pousser. C’est le premier endroit auquel j’ai pensé pour l’événement, car c’est une véritable agora contemporaine où la parole circule librement. Par ailleurs, La Colonie nous donne aussi carte blanche pour la programmation de la soirée. Pour moi, s’interroger, réfléchir et se divertir, ça va ensemble.

Qui sont ces « nouvelles voix » que l’on pourra découvrir ?

Ces nouvelles voix sont celles par exemple de l’historienne Naima Yahi qui a une pensée très construite, et qui sait comment être didactique en proposant des événements ludiques. Il y a aussi la psychiatre Fatma Bouvet de la Maisonneuve, qui parlera de son rapport à l’arabité à l’occasion de la sortie de son livre Une arabe en France. J’ai aussi invité Maya Ines Touam, une jeune photographe qui a travaillé entre autre en Algérie et qui s’intéresse à la représentation de la femme. On pourra aussi écouter Abdel Alaoui qui a créé son restaurant Yemma dans une démarche de moderniser sa culture culinaire. Le réalisateur de 600 euros Adnane Tragha sera présent aussi, lui qui prouve qu’on peut montrer à l’écran des gens issus des « quartiers populaires » tout en menant une réflexion politique. Les masterclasses confronteront des personnalités issues de milieux très différents : musiciens, journalistes, artistes, psychiatres ou chercheurs. C’est très important, cette confrontation des réflexions.

Comment se déroulera la journée ?

La journée sera consacrée aux six masterclasses et il y aura des échanges avec le public. Puis un slam de Mehdi Kruger clôturera les rencontres, suivi d’un show de danse avec la troupe Kif Kif Bledi, et enfin un DJ set par le DJ Axel Strummer.

Qu’attends-tu de cet événement ?

J’en attends un autre. C’est une première édition et, en tant que pédagogue, je sais que tant que tu ne répètes pas, ça ne rentre pas. J’attends que cette première édition nous laisse de nouvelles interrogations pour bâtir un prochain événement. Je voudrais ouvrir les possibles, en utilisant le mot « arabe » comme un levier d’ouverture, au-delà d’un propos sur une communauté.

Et ce nouvel événement, je voudrais le faire voyager, car la question de l’accès est un privilège parisien. Alors je me dis : pourquoi pas Marseille, pour la seconde édition ? Une ville qui rassemble plus de 90 nationalités et la plus multiculturelle de France. Pour moi, il est vital de démocratiser l’accès, de ne pas se comporter en jacobin.

 

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