Un ange passe. Le silence plombe l’atmosphère de cette chambre sordide. Au beau milieu de cette accalmie, se terre un corps allongé, immobile et au visage tuméfié. Dans toute sa splendeur morbide, une dignité surgit matinée d’un regard sans vie. Vénus parmi une multitude de faux-dieux, Saartjie Baartman repose en paix après avoir vécu l’enfer. « Dignité« , « Artiste« , « Regard« , « Jouissance« , mots-clés d’un film-tiroir qui ne saurait s’oublier. Vénus Noire, nouveau-né d’Abdellatif Kéchiche, est tout bonnement le grand film de cette année 2010.
La Faute à Voltaire éclairait les cavernes, L’Esquive réinventait l’amour sous la forme d’une langue plurielle, La Graine et le mulet renouait avec un cinéma naturaliste (Pialat, Renoir et parfois Desplechin). Dans Vénus Noire, son quatrième film, Kéchiche continue de tremper sa plume volage dans cette instantanéité du présent en alignant des blocs narratifs quitte à les étirer jusqu’à la concession finale. Ce maelstrom de sentiments endiablés et de répétitions verbales donne au film une forme symétrique où chaque regard définit une jouissance. Kéchiche, tel un cinéaste libertin, abuse de l’Histoire pour embellir sa thématique principale : « l’oppression du regard« .
Montrer une famille musulmane sans les sempiternels clichés sur l’inégalité des sexes ou présenter une banlieue dans laquelle des adolescents s’expriment avec des codes artistiques, telles sont les conditions humaines que Kéchiche souhaitent appliquer dans ses films. Ici, en travaillant le regard du spectateur, Kéchiche conserve le discours poétique de ses précédents films et amplifie sa Vénus Noire d’une suffocation quasi énigmatique.
L’image est donc la seule solution pour délivrer un message. En cela, Kéchiche refuse volontairement d’apprivoiser son spectateur, lui servant des nuances aussi élastiques qu’imprévues. Sa direction d’acteur est représentative de ce procédé déroutant : plutôt que de tabler sur des effets, il plonge chaque séquence dans une hétérogénéité qui permet à chaque plan d’atteindre sa véracité. Les quelques séquences où Saartjie Baartman (magnifique Yahima Torrès) défait ses mystères débouchent sur un délirium sensuel où les maîtres du jeu (Hendrick et Réaux, interprétés par l’acteur sud-africain Andre Jacobs et Olivier Gourmet) embellissent, forcent, éructent et finissent par contenir l’attente d’un spectateur ivre de splendeurs africaines. Cette recherche ambiguë du respect, amplifiée par le fait que la vie de Saartjie est mal connue, évite tout psychologisme et renforce ainsi la dignité de Saartjie.
Déjà présente dans La Graine et le Mulet, se glissant sous les traits d’un Slimane moribond, cette dignité resplendit à travers le corps exceptionnel de Saartjie (hypertrophie des hanches et des fesses et organes génitaux protubérants) qui attise les curieux, force le regard malveillant et finira dans l’enceinte de l’Académie Royale de Médecine où l’anatomiste Georges Cuvier prononcera cette phrase légendaire : « Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité« . De foires en salons privés, la Vénus dorlotera les voyeurs, satisfera les clients d’un jour (elle terminera sa vie en se prostituant) et finira oubliée de tous non sans avoir refusé catégoriquement de montrer son sexe à des scientifiques abscons. La figure artistique devient ainsi une source de conflit. Le cinéma de Kéchiche tire sur toutes les ficelles pour alimenter l’attente. L’épuisement est de rigueur pour que la forme devienne l’objet de toutes les convoitises. Déjà dans L’Esquive, les marivaudages étaient un prétexte pour démystifier la mise en pratique d’une fureur poétique tout en défiant la fatalité sociale.
C’est ainsi que La Vénus Noire est la clé de tous les mystères. Au cours d’un procès tonitruant et se joignant à un Hendrick accusé de spolier sa condition humaine, Saartjie touchera la grâce en affirmant son statut de femme libre. Saartjie tente ainsi de pénétrer dans les arcanes fragiles de la création artistique. Plus tard, au cours de la scène magistrale d’une foire aux monstres, Saartjie oublie, le temps d’une pause magique, son entourage et les cris falsifiés de son maître goguenard. De sa voix douce et émouvante, elle se met à fredonner une chanson aussi mystérieuse que limpide. Et voilà que le respect prend forme, que la trace du médiocre s’estompe et que Saartjie subjugue les badauds de son aura enchanteresse. Kéchiche, en quelques plans, installe une clairvoyance qui prend un sens mystique.
Avec ses propositions de cinéma sensoriel, Vénus Noire est à marquer d’une pierre blanche. Il est rare de voir de nos jours un cinéaste français déboussoler avec autant d’acuité le traitement de son sujet. Ce n’est pas sans risques car cela peut dérouter un spectateur peu habitué à cette forme narrative, mais comme disait le poète : « Il faut faire des concessions pour apprécier une uvre intelligente« .
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