Victoire d’un peuple sur lui même

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Je parlerais de l’ombre, celle qui ne se donne à voir, en retrait de cette culture officielle malagasy, sa quasi-réalité, qui rôde toujours aux alentours. Au-delà de la devanture, de ce que l’on veut donner à voir à l’Autre, je parlerais de cet ombre qui se tient hors champ, en réserve, en retenue. L’ombre : ce que la  » pudeur  » demande à taire. Celle qu’on oublie , témoin d’un oubli du soi, sans qui la vision est toujours vision parcelle de la réalité.

Le règne de l’histoire
Du coup, nous sommes appelés à parler de cette place exorbitante que prend l’Histoire dans le milieu culturel Malagasy. Je ne parlerai pas de cette Histoire qui contribue à la connaissance de soi, dont on se sert pour éclairer le futur. Je parlerai de celle, dans l’ombre qui étouffe, qui veut se faire savante, mais qui n’est que l’autre forme, savante justement, de la tradition dans les milieux instruits. L’Histoire, cimetière de nos faits d’armes, grandeur de notre culture à-venir : érudition bavarde qui fait office de réflexion, elle-même peine à être audible. Son poids et sa mesure infectent toute activité intellectuelle. Il n’y en a pas un, quand il prend la parole en public, qui ne nous chante comme tout projet, le retour à nos racines. Ne savent-ils donc pas que de ses racines, l’arbre dans le temps s’en éloigne ?  » Tout arbre désire atteindre le ciel si on lui donnait l’éternité « . Ne savent-ils pas que les racines, un point de départ, ne peut pas être un point d’arrivée ? Comment vouloir que nos livres d’Histoire soient Le Livre de notre Futur ? Quelqu’un me répondait qu’à toutes les rencontres internationales, il ne manquait pas un étranger pour recommander de bien garder notre différence. Que de cette différence, il en va de notre existence et que sans elle nous n’existerons plus sur la scène internationale. Au dernier sommet de la francophonie à Beyrouth, un locuteur renouvelait cette ferme recommandation à la tribune.
Ecrire une nouvelle histoire
Mais puisqu’il est question de parler de l’ombre, ce discours ne parle-t-il pas aussi de notre incapacité de générer du neuf  ? Ne dit-il pas en filigrane le peu de confiance que ces personnes ont en nous pour écrire notre nouvelle Histoire ? Car l’enjeu, quand on parle culture, l’enjeu n’est pas la différence mais plutôt la vie. La visée du vivre est-elle la différence, sans tenir compte du bien, du beau, du bon, du meilleur ? …Non, il n’est question ici de majuscule : car le vouloir bien vivre aurait-il disparu de notre horizon culturel pour ordonner (donner des impératifs, et arranger) notre vécu à l’aune de la différence ? N’avons-nous plus le droit et la prétention de générer du Beau, du Bien… pour le genre humain ? A vouloir garder seulement tout ce que le passé nous a légué, n’est-on pas aussi en train de nous déclarer  » la fin de notre Histoire  » ? Que rien de bien ne peut naître de cette culture, que tout a été dit, qu’elle a atteint son apogée, et que toute tentative d’aller plus loin s’engage dans son déclin. Trouver un réconfort dans ce rôle conservateur de notre culture, n’est-ce pas faire témoignage d’un manque de confiance en soi et la conviction que rien de meilleur ne viendra de nous ? Notre gloire est notre passé. Et conservation est retour en arrière : tel serait notre avenir.
Contre la totémisation de l’histoire
Totémisation de l’Histoire qui est un tue-l’Esprit. C’est toute tentative du penser qui devient suspecte. Suspecte de polluer, travestir, remplacer la culture d’antan. Cette crispation autour d’une identité figée, congelée dans le temps interdit tout positionnement nouveau par rapport aux rites et traditions. Tout changement est vécu comme une trahison, une perte de soi : il en va de notre existence. Qu’allons nous faire de nos émotions, de nos rêves, de nos intuitions présentes ? Dans ce pays, on déplore souvent la disparition des espèces endémiques, et à bon droit. On déplore la perte de ce qui a été et n’est plus. On ne déplore pas assez ce qui est dans les esprits, ne sera jamais plus, peut-être. La perte de l’humanité n’est pas seulement ce qui a disparu. Sa perte réside aussi dans les possibles qui n’ont pas pu advenir au jour, faute d’audace de la part des artistes. Ou d’une trop forte religion du Passé. Seules les œuvres restent. Alors, que les conservateurs conservent. Et que les artistes oeuvrent.
Contre les professionnels de l’intellect, techniciens exécutants, scribes patentés, conseillers sans Valeurs, scientifiques objectifs, consultants des plus offrants, experts sans état d’âme, gestionnaires du quotidien, encyclopédistes du temps passé, il faudra dresser l’image de la sorcière. Celle qui nargue  » les gardiens  » dans la nuit. La gaie. Celle qui danse sur les tombes, a le sens du sacré mais s’en moque aussi. Celle qui sort la nuit, nue, purgée de ses atours sociaux, sans décor ni médaille. Eveillée pourtant le jour pour sauver son secret : celle qui a traversé le mur du convenablement admis. La sorcière qui joue avec les cadavres, inspiratrice de nos veillées de mort, nous oblige en assemblée de peur qu’elle ne joue avec les corps.
L’imagination au devant de la scène
La sorcière risque sa vie et à sa manière tisse et trame du social. Femme de l’ombre, insaisissable, que personne n’a jamais pu attraper, détentrice d’un trésor qui en ferait riche celui qui la saisirait : jusqu’à aujourd’hui personne n’a pu s’en vanter. Celle-là même qui pourra nous raconter toutes les splendeurs et secrets de la nuit et les naissances du jour. Celle-là même qui a le secret du silence et du sommeil, et qui hante sans réveiller le social. Enfin, celle qui commerce avec notre imaginaire, suscite notre imagination. Car à bien y réfléchir, quand on nous dit de cette sorcière, qu’il ne faut point en parler une fois la nuit tombée, de quoi avons-nous peur ? D’elle ou de notre imaginaire ? Ame du dehors et de la nuit, c’est de celle qui est dans nos têtes que nous avons peur. La sorcière donc : révélatrice de ce que nous sommes d’abord et déjà : imaginaire et imagination. Avec elle, l’imaginaire reprend le devant de la scène.
Au fond de l’Histoire gisent nos ancêtres illustres sur lesquels danse et s’anime l’Imaginaire. Image de la sorcière même, qui danse sur les tombes quand le monde sommeille. Irrespectueuse du sacré, elle ne cesse pas pour autant de s’y référer. Et si on commençait à parler justement de ce qui se passe dans nos têtes, au lieu toujours de réchauffer le passé ?
En finir avec la culture de l’ostentation
Oui, que nos artistes, intellectuels cessent d’être les colporteurs des images sans âme des temps finis, des démarcheurs de la tradition, des publicitaires du vermoulu, des gourous en guide touristique, des encenseurs de l’antan, bateleurs des soirées mondaines. En finir donc avec cette culture de l’ostentation et de galerie, qui se complaît dans la pléthore et la bigarrure, chantre de l’exotique. En un mot, que cette culture s’émancipe du regard de l’Autre, s’arrête de  » s’extravertir  » pour se mesurer à l’aune de nos désirs, du présent et du futur, de nos angoisses, nos espérances, nos ivresses et nos nostalgies. Car à bien y penser, ce n’est pas dans le regard des autres que les grands architectes échappent à l’uniforme. Ce n’est pas l’obsession de la différence qui génère les grands penseurs. Le penser et la pensée sont une affaire de parcours individuel, une histoire réinventée …. L’inédit est une course de l’individualité. C’est au fond de l’individualité et dans les profondeurs de soi que sourd la personnalité. La culture n’est pas un grand marché de la différence pour des individus en mal de reconnaissance. Elle est l’expression de la vie qui ne se satisfait pas du déjà-là et de ce qui fut été. Elle naît de cette nostalgie de l’achèvement qui ne fut jamais été, et ne sera peut-être pas, mais qui ne nous laisse pas tranquille et nous aspire vers un au-delà. La culture est dé-local-isation. Sa patrie est le Futur, l’Imaginaire. Toute la valeur de la culture réside dans cette promesse de plus d’humanité que peut contenir les oeuvres humaines. Il est question du passé, du présent, de l’avenir et de la conscience humaine.
Eloge de l’individualité
Contre le béton donc, des grands architectes. Contre la pensée unique, des philosophes. Contre le camelot, des artistes. La réponse à toute uniformisation culturelle est la promotion de l’individualité en ce qu’elle est lieu de synthèse d’une histoire collective et individuelle, synthèse des contradictions et aspirations communes et personnelles. Et l’inventivité sociale passe par la capacité des individus à transcender le local. La culture des profondeurs est l’antidote à l’uniforme culture. Qu’elle soit locale ou mondiale.
Paul Valéry écrivait déjà : « Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi, l’existence d’hommes qui aient besoin de lui, et qui puissent s’en servir – c’est-à-dire des hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité ; et qui sachent, d’autre part, acquérir ou exercer ce qu’il faut d’habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques, pour utiliser l’arsenal de documents et d’instruments que les siècles ont accumulé « .
Contre une culture nationaliste se dresse donc une culture de l’Esprit. L’artiste ne sera pas le porte-parole de la communauté, comme une communauté peut se reconnaître en un artiste. L’homme n’est pas au service de la culture, mais se sert de la culture pour exprimer la vie, pour la vie. Dernièrement, j’étais dans une communauté où commercer avec les anguilles était tabou. Après consultations et sacrifices rituels, les femmes, aujourd’hui, font la pêche de la civelle. Perte d’identité diront les uns. Nouvelle identité dirais-je. Si après palabres et concertations, ils ont décidé d’être autrement, où réside l’impair ? Il est peut-être temps de faire la différence entre la culture-tradition et la culture-trahison. Comme il faut faire la différence entre réflexe et réflexion. La première me limite, la seconde m’ouvre sur les mondes. Différents mais complémentaires : l’un va au secours de l’autre, et réciproquement. La culture au service de la vie : ils se sont servis de leur culture pour devenir autre. Trahison, disais-je. Dans la culture, le seul principe n’est pas le principe de conservation : on perd d’un côté, on en génère de l’autre. Ne croyons surtout pas que tous les antaimbahoaka ont renoncé à leur tabou. Dans les générations futures, elles ne seront pas toutes ramasseuses de civelle. Mais la vie leur demandera toujours de devenir autre, avec les sacrifices qui s’imposent pour ce devenir autrement. Sacrifice : acte de sacralisation mais aussi de renonciation. Promotion d’une Valeur, dévaluation d’une autre. L’identité d’une communauté, d’une personne n’est pas écrite une fois pour toute. Le principe de changement est déjà inscrit dans cette notion d’identité.
Car l’Histoire n’a de sens, ne mériterait pas une seconde de peine si ne réside en ses entrailles le changement. Dans identité, il ne faut point seulement entendre  » identique  » mais aussi  » en devenir « . Avec un peu d’imagination, on y arrive. L’identité est une entité mouvante dans le temps, et on ne colle jamais avec soi-même tant que désir il y a. L’homme quelque part est un homme des horizons, et tout grand voyageur sait que l’horizon se déplace avec lui. Toute est affaire de degré. Même le plus sage continue de vouloir devenir autre. Quand bien même ce voyage se poursuivra intérieur.
Pour que les actes les plus banaux de l’existence, en ce sens percevoir, sentir, deviennent en conscience. Pour que les battements de cœur, les aspirations, les fols désirs s’exposent : l’art est prospecteur de cette forme de vie indicible qui nous travaille en profondeur, nous laisse entrevoir les infimes vibrations de cette présence. Il s’agit d’être présent à soi, avec toutes les manifestations du temps en soi :nostalgie du futur. On n’est jamais au bout de la connaissance de soi-même et de ce qu’on est devenu par le chemin parcouru. Autant de circonstances nous révèlent autant de possibilités de ce que pourraient un homme. Nécessité de tracer les courbures de ce qui se passe dans sa tête car ce sont autant de faits historiques qui se perdent tant qu’on ne les  » oeuvrent  » pas. Une œuvre est toujours la rencontre d’une imagination et la foi ou la croyance en cette idée. Il faut oser donner autant de chances à une idée pour qu’elle advienne dans le réalité. Dans la tête, elle est déjà dans le monde. Il faut maintenant l’accoucher avec toutes les contraintes du monde.
Le ventre ou l’esprit
Au fond, il est question de l’Esprit. Celui-là même dont je pointais le nez plus haut, et qui a du mal à se faire jour, tant les tenants de l’objectif, du réalisme, et du ventre tendent à le considérer pour rien. Et pourtant c’est de Lui dont il est question dans nos rites qui intriguent quand ils côtoient la mort. Lui qui, dans les forts moments de la crise, régnait sans gouverner. Je ne parlerais pas du  » pourquoi ce peuple n’a pas sombré dans la violence alors que tous les ingrédients étaient là pour son explosion ? ». Je parlerais plutôt de la victoire contre-culture. Car combien même ne nous a-t-on pas raconté que le ventre est le centre dans la vie de ce peuple. Aucun discours, aucun projet de société, nous a-ton répété, n’a de sens devant la faim. Si bien que toutes discussions dans ce pays tournaient court. On brandissait à chaque fois le cri du ventre, s’en va répétant que les idées, pensées n’ont de sens, et que c’est toujours le ventre qui aura le dernier mot. On a pu ériger toute une science politique du ventre dans ce pays. Et vous n’en manquerez pas de croiser un adepte à chaque réception. Et La corruption y trouve son allié le plus fidèle. Ceux qui crèvent d’opulence le brandissent en étendard. A les entendre, il n’y a pas, dans ce pays, d’enrichissement personnel. Il n’y a que des voleurs à la tire.
Et pourtant, au plus fort moment de la crise, alors que les stratèges de tout bord s’adressaient à la toute puissance du ventre, on a assisté à quelque chose d’inédit. Les  » barrages économiques « , dans son essence, voulaient mettre ce peuple à l’écoute de sa panse. Toutes les tergiversations de certaines puissances internationales n’attendaient en fin de compte que la maturation de cette stratégie pour Dakar II. Même la diaspora commençait à se dire que la sagesse était de capituler. La Raison conseillait, qu’aucune cause ne méritait tant de souffrance. Tout un chacun commençait à ressortir tous les fonds de caisse que cette culture avait en réserve pour plaider le Parti du ventre.
Et pourtant…  » il  » n’a pas signé et la liesse était au rendez-vous. En passant dans les quartiers dits pauvres,  » il  » était acclamé. L’idée d’une deuxième Indépendance a pris jour… Celle que l’on gagne avec les tripes !  » La paix du ventre  » n’alléchait personne. On a toujours mobilisé ce peuple contre quelque chose. L’orgueil national, thème cher aux politiciens, qui nous a valu tant de déboires. Non, ce n’était pas par rage, orgueil, ni colère.  » La promesse du ventre plein  » n’était pas venue à bout de ce peuple, parce qu’il a accepté les privations : non pas parce qu’il en voulait aux autres, mais parce qu’il était en train d’œuvrer pour lui-même.  » Les grandes décisions se prennent au bord de l’abîme  » disait Hegel. C’est pour cela aussi que j’ai plaidé pour la fin d’une culture extravertie. Car ce peuple, n’en doutant pas, sait aussi comment combiner avec les forts, quand il est question de son ventre. Je sais combien il est capable de toutes les mesquineries. Dans ces cas là, tous les proverbes sont autant d’alibi pour avoir bonne conscience. Et de ces proverbes, cette culture ne manque pas. Culturellement, ce peuple avait tous les atouts pour abdiquer. Et pourtant, ce jour-là, l’optimisme a changé de camp. Les adversaires ne pouvaient plus tabler sur la rhétorique du ventre. Ce peuple était prêt pour un nouveau round. Tellement assuré de cette logique du ventre, que personne, en face, n’a pensé un instant à une stratégie de rechange. Ceci expliquera les retards diplomatiques dans certaines chancelleries. N’en déplaise aux tenants du  » du pain et des loisirs ! »,  » ventre affamé n’a pas d’oreilles « ,  » les intestins vides, remplissent le ventre mais ne font pas provision « ,  » Le dos se tient droit par lui-même. Le ventre, vide, se plie « … Et j’en passe. Non Tana ne sera pas Massada. Ce fut une victoire de l’espoir sur le corps, une victoire de l’Esprit sur le ventre. Non, cette victoire n’est pas la victoire d’un peuple sur une quelconque puissance étrangère : c’est la victoire d’un peuple sur lui-même. Et elle vaut toutes les victoires.

1. Philosophe, écrivain, Président de l’Association Vaika///Article N° : 2987

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