Vite, de nouveaux héros !

Print Friendly, PDF & Email

Auteur d’une fabuleuse biographie du Général Dumas qui rétablit la place historique d’un héros étonnant, Claude Ribbe ne garde pas sa plume dans sa poche et dénonce vertement les dérives médiatiques qui entretiennent l’occultation de l’histoire. Un coup de semonce comme il en faut parfois pour réveiller les consciences, mais qui dit surtout l’amertume de générations de Noirs dont la République a, pendant des décennies, confisqué les héros en leur déniant toute reconnaissance officielle.

J’ai vu le jour quand la France, après avoir perdu presque toutes ses batailles, a dû lâcher ses colonies. Né et élevé en métropole, mais descendant d’esclaves déportés aux Antilles, j’ai grandi sans héros. Ceux dont me parlaient les manuels d’histoire ou de littérature ne faisaient de moi qu’un hybride dont les aïeux africains – des animaux peut-être – étaient censés n’intéresser personne. La France d’alors était raciste. Comment mes ancêtres auraient-ils eu le profil héroïque en ces temps-là, avec leurs gros nez, leurs lippes épaisses et leurs tignasses crépues ? En plus, ils étaient noirs. Cela prouvait bien assez qu’ils n’étaient pas des humains comme les autres, voire pas humains du tout. Mes semblables et moi étions inexistants. Pire, nous offensions la nature. Pour nous désigner – car il fallait absolument trouver des mots qui nous déshumanisent – on reprenait à plaisir la terminologie des négriers d’autrefois :  » mulâtres « ,  » métis « ,  » quarterons  » et autres vilaines bêtes. La république gaullienne croyait encore à la doctrine des races humaines forgée sous le Consulat et l’Empire. La trace en est restée dans notre constitution (1).
À la communale, au lycée, on m’a dit que Napoléon était un brave et qu’il faisait bon vivre en 1802. Pourtant, cette année-là, le dictateur, pour remettre aux fers mes ancêtres, citoyens français depuis 1794, engageait deux des plus monstrueuses campagnes coloniales que la France ait jamais menées. Mes aïeux, Napoléon les a torturés, livrés aux chiens. Et les Bonapartistes les ont rayés de l’histoire.
On m’a dit que le XVIIIe siècle était humaniste. Pourtant, c’était l’âge d’or de l’esclavage dont les beaux esprits contestaient parfois les abus, mais rarement le bien-fondé.
On m’a dit – et certains publicistes croient pouvoir le soutenir encore (2) – qu’à Bordeaux on ne faisait que du bon vin. Pourtant c’est bien grâce aux bateaux négriers que s’est sucrée la bonne ville du président de Montesquieu.
On m’a dit que Voltaire était un grand homme. Pourtant, il fut l’un des négrophobes les plus acharnés et l’un des précurseurs du racisme le plus abject.  » Leurs yeux ronds, écrit-il à propos des Africains, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses « . (3)
On m’a cité en exemple la déclaration des Droits de l’Homme de 1789. Pourtant, elle ne s’appliquait pas aux Noirs d’Afrique : l’année 1790, la France révolutionnaire en déportera quarante mille !
Faute donc d’avoir mes héros, je me suis acoquiné avec le plus sympathique de ceux qu’on essayait de m’imposer : d’Artagnan. Par une ruse de l’histoire, le clin d’œil de ce Gascon qu’on m’avait donné en modèle m’a fait comprendre que lui aussi était un nègre. Le bon gros Dumas, fatigué de passer pour le blanc qu’il n’était pas plus que moi, m’avait fait cet inestimable cadeau : le mousquetaire gris était noir (4).
De nos jours où la culture n’est plus que marchandise, je vois que les choses se sont aggravées. Force est de constater qu’en ce début du XXIe siècle une certaine France ne cache plus son racisme, sa négrophobie, son révisionnisme et sa nostalgie du passé colonial. Ceux qui se débondent ainsi sont heureusement minoritaires : il ne s’agit que de quelques exhibitionnistes auxquels les marchands d’abrutissement ont donné le droit de s’exprimer en boucle sur leurs antennes. À travers le fiel que déversent ces petits maîtres dérisoires, c’est tout le mépris de soi-même qui s’exprime. Cette France-là – celle qui n’a rien à dire mais seulement le pouvoir de se faire entendre – ne s’aime pas trop et elle a bien raison. Hélas, la haine de soi se révèle souvent par le racisme. Il ne s’agit pas de paranoïa.
Ainsi voit-on un Max Gallo, naguère porte-parole de la Gauche et ministre de la francophonie, déclarer aux téléspectateurs que le rétablissement de l’esclavage en 1802 n’est pas vraiment un crime contre l’humanité (5).
Ainsi voit-on un Pétré-Grenouilleau, récompensé par le prix du livre d’histoire du Sénat (6) pour avoir repris, dans son essai révisionniste et négationniste, Les traites négrières, le poncif éculé des Africains se vendant les uns les autres.
Ainsi voit-on un Stephen Smith recevoir le prix France-Télévisions, pour un livre dans lequel il écrit avec l’élégance qui lui est coutumière :  » L’Afrique est un paradis naturel de la cruauté… Des Africains se massacrent en masse… voire se bouffent entre eux  » (7).
Ainsi voit-on une Perrine Fontaine, responsable de la fiction d’une chaîne publique qui glorifie Napoléon avec, entre autres, l’argent des descendants d’esclaves, déclarer sans vergogne que  » le chevalier de Saint-George n’est pas suffisamment emblématique pour que France 2 puisse lui consacrer une de ses fictions de prestige  » (8).
Ainsi voit-on la loi du 23 février 2005 disposer que les programmes scolaires reconnaîtront dorénavant  » le rôle positif de la présence française outre-mer « .
Ainsi voit-on le haut comité des célébrations nationales refuser d’inscrire au calendrier des commémorations républicaines le bicentenaire de la mort du général Dumas.
Ainsi voit-on un Alain Finkielkraut ou un Pap Ndiaye taxer de communautarisme tout discours osant rappeler l’horreur de l’esclavage aux Amériques.
Comment espérer que dans un tel contexte d’obscurantisme cathodique et de racisme officiel puissent enfin émerger nos héros africains ou afro-descendants ? Et sans eux, la culture d’un pays qui refuse d’assumer son passé ne restera qu’arrogance et misère.
Il faut que les descendants d’esclaves se réapproprient sans tarder leur histoire et en imposent les figures majeures comme autant de modèles républicains.
Nous n’avons pas le choix. Face aux politiques culturelles dictées par le mépris des Africains et des Antillais, face à la désinformation pratiquée par une presse qui n’a même plus honte de mentir, il n’est d’autre solution que de résister. Et le mieux n’est-il pas de cultiver sa mémoire ? Pour cela, il ne faut pas trop compter sur l’université française, trop napoléonienne pour contribuer à rétablir une vérité qui n’est pas bonne à dire. Dans l’urgence, c’est donc en dehors des institutions qu’il faut travailler.
Notre histoire est trop précieuse pour l’abandonner aux héritiers des négriers. Une fois cette histoire connue, de nouveaux héros apparaîtront et certainement la fiction les façonnera à travers la littérature, le théâtre, le cinéma. Et la télévision sera bien obligée de suivre.
J’ai, pour ma part, consacré des livres à deux hommes remarquables : le chevalier de Saint-George et le général Dumas. En révélant qu’ils étaient l’un et l’autre nés esclaves, j’ai rétabli leur vraie geste.
Mais il n’y a pas que Dumas et Saint-George au panthéon des Antilles françaises. Bien d’autres méritent d’être célébrés. Pour mieux résister au décervelage qu’on voudrait nous imposer, exploitons enfin l’histoire de notre exploitation et n’hésitons plus à traquer le racisme dans ses ultimes redoutes en n’épargnant ni Voltaire, ni Buonaparte. Il y a assez de grands Français pour que nos enfants ne soient pas obligés, comme nous, de se prosterner devant ces gens-là. Alors, vite, de nouveaux héros !

Notes
1.  » sans distinction de race  » dit l’article premier.
2. Ainsi Philippe Sollers in Le Monde, 18 septembre 2003
3. Voltaire, Essai sur les mœurs, in Œuvres complètes, tome XI, Paris, pp.5-6 (1ère édition, 1756). Au sujet des préjugés de Voltaire sur l’Afrique et les Africains, voir Michèle Duchet,  » L’Anthropologie de Voltaire « , Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Maspero, Paris, 1971.
4. Il faut être bien aveugle – à moins que ce ne soit le racisme à l’œuvre – pour ne pas voir que l’inspirateur des héros du romancier Alexandre Dumas, c’est son père, le général.
5. Journal de France 3, 2 décembre 2004.
6. 11 juin 2005
7. Stephen Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Lévy, Paris, 2003.
8. Lettre du 23 novembre 2004
Bibliographie :
Le cri du centaure, roman, Paris, Plon, 2001 (épuisé)
Alexandre Dumas, le dragon de la Reine, biographie, Paris, Le Rocher, 2002
L’Expédition, roman, Paris, Le Rocher, 2003
Le chevalier de Saint-George, biographie, Paris, Perrin, 2004
À paraître :
Une saison en Irak, récit, Paris, Privé, octobre 2005
Le Crime de Napoléon, essai, Paris, Privé, décembre 2005
Saint-George ou le chevalier de Marie-Antoinette, roman, Paris, Le Serpent à Plumes, 2006
www.claude-ribbe.com///Article N° : 3891

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire