Vivre l’objet: interprétation et scénographie au British Museum

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Christine Eyene nous propose une passionnante visite critique des galeries dédiées à l’Afrique au British Museum de Londres. Elle y interroge les partis pris muséologiques de cette prestigieuse institution.

La question des musées et de l’Afrique est de celles qui ont marqué le XXe siècle et continuent de se poser jusqu’à ce jour. Le consensus sur la nature de l’artefact africain a suivi l’air du temps. Curiosité exotique de la Renaissance au XVIIIe siècle, il devient objet ethnographique au XIXe siècle, et sa qualité artistique est « découverte » en 1906 par les peintres cubistes.
Le propos de ce texte n’est pas de revenir sur une histoire qui a déjà fait l’objet d’une pléthore d’écrits, ni d’interroger les positions et propositions des africanistes et conservateurs qui ont mis en scène l’Afrique. Ce qui nous intéresse est de relater l’expérience d’une visite. Visite, pour certains découverte de l’Afrique à travers l’objet, saisi tant dans son autonomie, qu’au travers du temps et de l’espace. Nous prendrons pour exemple l’une des prestigieuses institutions ayant pour vocation de présenter les cultures du monde en Occident. En l’occurrence, le British Museum dont les Galeries Sainsbury, abritant la collection africaine depuis 2001, sont introduites ainsi :
Ces galeries donnent une vision des aspects de la vie culturelle passée et présente de l’Afrique. Elles comprennent des artefacts en provenance du continent entier, et de plusieurs périodes historiques. Les galeries possèdent aussi d’importantes œuvres de certains des plus grands artistes d’Afrique, ainsi que des films montrant le dynamisme et la continuité des traditions culturelles telles qu’elles sont aujourd’hui pratiquées en Afrique.
En regard de cela, la toute nouvelle acquisition de La Bouche du Roi (1997-2005) de Romuald Hazoumé, dans le cadre du Bicentenaire de l’Abolition de la Traite, est l’occasion donnée de soulever la complexité des ramifications qui sous-tendent à la fois la valeur de l’objet africain et l’histoire de l’acquisition au British Museum.
Présentée récemment au Musée du quai Branly, La Bouche du Roi est basée sur la structure du Brookes, le négrier liverpuldien, montrant la disposition des esclaves à bord du navire. L’installation est composée de trois cents masques – chacun représentant un esclave – créés à partir de bidons utilisés par les trafiquants de carburant entre le Nigeria et le Bénin.
Le bidon, signature de l’artiste béninois, s’inscrit dans la continuité d’une démarche de réévaluation de la notion d’œuvre d’art, amorcée par Duchamp et son urinoir en 1917. Au-delà de son état d’objet déjà fait (« ready made »), il s’agit de l’appréhender comme produit ayant dépassé la phase finale de son cycle de vie. C’est du bidon en tant que matériau dont il est question. Ainsi, l’idée d’une œuvre contemporaine créée au Bénin à partir d’un matériau sans valeur intrinsèque, se pose en dramatique paradoxe vis-à-vis de certaines pièces du musée.
De la Bouche du Roi aux Bronzes du Bénin, le phénomène d’intertextualité
Affranchissons-nous un instant de la grille partitive de l’Afrique afin de passer du Bénin contemporain à l’ancien Royaume du Bénin (sis au Nigeria et dont la capitale fut Edo, aujourd’hui Bénin City) (1). L’art du Royaume du Bénin est une des attractions majeures des galeries africaines. Provenant d’une même région, exécutées dans un style distinctif, et quasiment acquises en un ensemble, plaques ornementales, statuettes et têtes commémoratives constituent un groupe composite permettant l’étude des techniques, du symbolisme et autant que possible, de l’histoire de cette société défunte (2). Voici comment est présentée « la découverte de l’art du Bénin par l’Occident » :
L’Occident a découvert l’art du Bénin suite au sac de la Cité de Bénin par les Britanniques en 1897. Au cours des années 1890, Bénin résistait au contrôle britannique sur le sud du Nigeria. En mars 1897, en riposte au meurtre d’une délégation britannique, une expédition punitive fut lancée pour conquérir la capitale. Des milliers de trésors furent saisis comme butin de guerre, comprenant environ 1000 plaques du palais royal.
Ce récit n’est qu’un exemple, parmi d’autres, de la dispersion du patrimoine culturel africain. Mis en perspective, il est d’autant plus significatif qu’il pose l’antagonisme entre l’intention de contrôle (Angleterre) et la résistance (Bénin). Ceci, près d’un siècle après le vote d’une loi qui sera le premier pas britannique vers l’abolition de l’esclavage.
Si ce chapitre de l’histoire fait résonance, c’est parce que le bronze ayant servi à la création des sculptures fut acquis contre des esclaves. En effet, comme le décrivent les pièces de la collection – et ce que confirment les sources européennes et locales (par le biais des écrits et de la tradition orale) – Bénin était un royaume guerrier qui, au cours de ses diverses campagnes d’expansion faisait de nombreux prisonniers. Jean Laude rappelle qu’après que les Arabes eurent coupé l’accès aux mines à la fin du XVe siècle, les captifs servirent de monnaie d’échange contre du cuivre et autres biens de consommation apportés par les navires portugais (3). Un troc en vies humaines que rappellent tabac, manilles de cuivre, perles, épices, tissus, bouteilles de gin et le fusil figurant dans l’installation d’Hazoumé.
Laude écrit que : « Selon Duarte Pacheco, de 1495 à 1521, les Portugais donnaient 12 à 15 manilles (bracelets de cuivre) pour un esclave » (4). Et ajoute que : « le développement de l’art du bronze aux XVIe et XVIIe siècles, fut la conséquence directe de la traite » (5).
L’histoire a démontré que l’Angleterre, après être entrée dans le commerce triangulaire au XVIIe siècle, a été la plus grande nation esclavagiste. Mais ces informations ne sont pas mentionnées dans le cadre de la visite des Galeries Sainsbury. Les fiches descriptives refusent ce type d’interprétation. On mentionne ici que : « le Bénin importait du cuivre européen ». Là, que: « le cuivre était aussi un article de commerce jusqu’à ce que des importations européennes à bas prix saturent le marché au XIXe siècle. » L’accent est plutôt mis sur la signification des formes et symboles. Laissant à l’esprit l’idée que l’Afrique resterait à être déchiffrée.
La description se poursuit ainsi :
Le ministère des Affaires étrangères, vendit le butin officiel aux enchères pour couvrir les coûts de l’expédition. Un grand nombre d’œuvres en ivoire, en cuivre et en bois furent conservées, puis vendues par des officiers.
La vente des objets eut lieu aux Stevens’s Rooms, célèbres salles de ventes aux enchères situées, de 1776 à 1939, au 38 King Street (6). L’ironie voudra que cette adresse devienne la maison de l’Afrique. L’Africa Centre y est fondé en 1962.
Status quo sur la question de restitution
Alors que l’on presse la couronne britannique de présenter des excuses officielles pour son rôle dans l’esclavage, qu’en est-il de la question de restitution ? Il n’y a, sur ce terrain, aucun signe d’une avancée. Il est d’ailleurs pour le moins surprenant de lire en conclusion de la fiche descriptive que : « Entre les années 1950 et 1970, le British Museum a vendu 30 objets au Nigeria. »
Dans un mémorandum présenté en 2000 au Parlement britannique, le British Museum a déclaré que la vente des bronzes avait été justifiée par le fait que les pièces étaient dupliquées (7). Il a insisté sur le caractère altruiste d’une démarche ayant eu pour but d’aider le Musée national de Lagos dans la création de ses collections (8). Mais un article du Guardian suggère qu’un des instigateurs du musée nigérian n’était autre que le frère du conservateur alors en charge du département ethnographique (9).
À ce jour, le British Museum exprime la volonté de répondre aux demandes de restitution dans le meilleur intérêt du patrimoine mondial. Il a accueilli favorablement la convention de l’Unesco de 1970 statuant sur le trafic illicite de biens culturels spoliés. Mais les œuvres étant entrées dans ses collections avant cette date, elles sont considérées comme légalement acquises. À ce sujet réside d’ailleurs une certaine ambiguïté puisque nombre de fiches portent la mention « donné par le ministère des Affaires étrangères » (« given by the foreign office »), alors que le musée les aurait achetées. Serait-ce une façon de taire l’aspect répréhensible de cette acquisition ou faut-il y voir une autre raison ? Quoi qu’il en soit, la législation qui régit le British Museum ne lui permet pas de se déposséder de ses collections (10). D’autre part, le musée met en avant sa gratuité et son accessibilité à un public international. Arguments qui viennent en réponse aux questions de la conservation en Afrique et de la suspecte disparition de pièces dans les collections nigérianes. Mais nous laissons ici ce débat qui est traité ailleurs dans ce dossier.
Une scénographie ethnicisante
En contrepartie de cette situation litigieuse, le British Museum est une des rares institutions britanniques, si ce n’est la seule, à s’engager dans une politique d’acquisition d’œuvres africaines contemporaines. Mais là se pose un autre problème. Les galeries Sainsbury se composent de huit sections divisées par techniques ou genres. Gravure, forgerie, poterie d’une part, masques, textiles, parures et fonte, d’autre part, jouxtent l’espace contemporain situé à l’entrée. Mais avec quatre pièces exposées, la première impression que l’on a de l’art contemporain africain se limite à quatre signatures : Anatsui, Kester, Koraïchi et Odundo.
En réalité, chaque section contient son lot d’œuvres contemporaines. Hormis Cloth (Anatsui), Masquerade (Douglas Camp) et Tree of Life (Nucleo de Arte), elles sont toutes mises en vitrine, et côtoient parfois maladroitement les modèles traditionnels. Le manque d’espace est indubitablement le principal obstacle à une scénographie aérée. Ainsi, le Chemin de Roses de Rachid Koraïchi, composé de broderies, sculptures et céramiques, se retrouve démantelé et perd toute lecture cohérente. Et ce, bien que la mise en espace des pièces soit réalisée en consultation avec les artistes. Comme l’objet traditionnel dont on déplore le fait qu’il soit appréhendé hors de son contexte d’origine, l’œuvre contemporaine est dénaturée et, qui plus est, placée sous une lumière ethnicisante.
Car c’est bien de cela dont il s’agit. La collection africaine est ethnographique avant d’être artistique. Jusqu’en 1999, le département ethnographique du British Museum était situé au Museum of Mankind. Les pièces contemporaines sont marquées de ce sceau, leur identification débutant par « Ethno », suivi de la date d’acquisition. On ne pourrait y voir qu’un simple référencement mais ce terme ne charrie-t-il pas toute l’histoire du regard longtemps porté sur les arts africains ?
La mise en espace des œuvres récentes ne favorise pas, ou très peu, une approche à proprement parler contemporaine. Par exemple, juxtaposée à un film sur les cérémonies rituelles, la Masquerade de Sokari Douglas Camp, au lieu de s’inscrire dans le champ des techniques sculpturales des années 1990, est renvoyée à des pratiques ancestrales. Son caractère africain n’est pas à dénigrer mais il y aurait également à éclairer la place de cette pièce dans le grand œuvre de l’artiste ainsi que dans le contexte de la sculpture anglaise dont elle fait pleinement partie. Ceci ne fait que confirmer la difficulté, voire l’impossibilité de représenter toute la variété artistique africaine au travers des époques, dans un espace si limité.
Des actions extra-murales, l’Afrique et la diaspora
Ces questions, le musée en a connaissance et s’y consacre depuis quelques années. Christopher Spring, conservateur des collections d’Afrique du nord-est, est et sud, déclare que : « Le British Museum collabore avec des artistes africains afin de développer des expositions ayant pour objet de mettre en valeur les galeries africaines et faire circuler les œuvres. Ce fut le cas de Throne of Weapons de Kester qui a fait une tournée de deux ans dans douze lieux d’exposition du Royaume-Uni. Ça le sera pour la Bouche du Roi, jusqu’en 2009. »
Le musée a aussi eu recours à un certain nombre de consultants d’origine africaine, parmis lesquels Gus Casely-Hayford (récemment nommé directeur exécutif de la Stratégie pour les Arts au Arts Council England) et Zagba Oyortey (directeur d’Arts Interlink, un consortium international de consultants).
Depuis l’année dernière, nous dit Spring, « le musée s’est associé à des groupes communautaires, dont Rendez-Vous of Victory et Pan-Afrikan Youth and Students Internationalist Link, pour la préparation de « Resistance and Remembrance » (Résistance et Mémoire), un événement lié au Bicentenaire de l’Abolition de l’esclavage ».
Mais, ce sont probablement les partenariats avec des institutions, commissaires et artistes basés en Afrique qui sont les plus porteurs. En 2003, Le British Museum reçut, du ministère de la Culture anglais, une subvention visant à monter, sur trois ans, une série de projets « célébrant les liens entre l’Afrique et la Grande-Bretagne ». Spring cite des projets au Mozambique, au Kenya, au Ghana, en Éthiopie et dans plusieurs autres pays africains. Il a notamment travaillé avec Julieta Massimbe, directeur du Musée national d’Art moderne du Mozambique en vue d’un important atelier d’artistes. Sont aussi prévus des projets avec l’Éthiopie, le Mali et le Ghana. Un communiqué de presse diffusé à l’occasion de l’exposition « Hazina » à la Nairobi Gallery, Kenya (mars 2006-mars 2007) précise que : « En montrant l’art et les cultures d’Afrique sous forme d’expositions, de spectacles, de conférences et en offrant des bourses et formations à des commissaires africains, le British Museum espère contribuer au développement durable du secteur du patrimoine culturel en Afrique. » Juste retour des choses ou acte paternaliste ? Aux institutions et publics africains d’en juger. Le véritable succès de ces partenariats se mesurera à l’aune de la participation d’un public local varié.
Pour l’heure, l’expérience muséale au British Museum demeure problématique tant pour l’œil africain que pour l’amateur d’art contemporain. L’interprétation gagnerait à prendre en considération de nouvelles approches discursives. Quant à la présentation, elle serait peut-être davantage dynamique et interactive en opérant une sélection renouvelée qui, au lieu d’effleurer tous les arts de l’Afrique, traiterait en profondeur certains thèmes ou mettrait en valeur certaines pièces de la collection. S’il veut atteindre l’objectif qu’il s’est assigné – représenter les cultures africaines passées et présentes – le British Museum doit démontrer l’intertextualité entre les œuvres du passé et celles d’aujourd’hui. Mais cela ne peut se faire qu’en repensant l’espace, la scénographie et surtout la lecture qu’il donne de sa collection. Cette dernière demeurant un des contentieux entre l’ancien empire colonial et l’Afrique contemporaine.

1. Le Royaume du Bénin est daté du XIIIe ou XIVe siecle et s’éteint à la fin du XIXe siècle.
2. Le Royaume du Bénin est daté du XIIIe ou XIVe siecle et s’éteint à la fin du XIXe siècle.
3. Jean Laude, Les Arts de l’Afrique Noire, Paris, Le Livre de Poche, 1966, p. 21 et p.172.
4. Ibid., p. 21.
5. Ibid., p. 172.
6. Pour un historique sur les ventes d’objets spoliés aux Steven’s Rooms, lire E. G. Allingham, A Romance of the Rostrum, London, Witherby, 1924. Notamment le chapitre « Bénin Bronzes and Trophies from the Tropics », pp. 188-204.
7. On sait aujourd’hui qu’il s’agissait en fait de pièces individuelles. La technique de la fonte à la cire perdue nécessitant de caser le moule original, chaque sculpture, même si elle reproduit certaines figures, est une création unique.
8. « Memorandum submitted by the British Museum », Londres, Chambre des Communes, 28 juin 2000, alinéa 4.4. www.parliament.the-stationery-office.com/pa/cm199900/cmselect/cmcumeds/371/0060802.htm.
9. Maev Kennedy, « British Museum sold precious bronzes », The Guardian, 28-03-2002.
10. Hormis quelques cas de figure tels les duplicatas ou les œuvres préjuduciables à la renommée du musée.
///Article N° : 6715

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