Les marchés malgaches sont un patrimoine vivant. C’est l’héritage de réformes politiques successives à partir du XVIIIème pour une population active qui, à 80 % vend pour vivre. Destinés alors à permettre aux petites gens de se faire des revenus, les marchés étaient aussi prospères par la consommation des notables, stimulée par édits royaux. Délaissés en fin de siècle par l’urbanisme commercial public, ils constituent pourtant un des principaux ancrages de la créativité artisanale et gastronomique ainsi que des cultures populaires de subsistance. Ils sont le premier diffuseur populaire des produits importés. Lieux d’échanges, places culturelles et citoyennes, ils inspirent les artistes en permanence.
L’écho des voix foraines résonne dans ces pages. Des rêves qui se hèlent, s’affrontent, s’entendent en une musique ténue. Elles traversent la lumière blanche du marché d’Ampanihy où on mange des fruits de cactus. Elles évoquent celui de Mananjary dont les paniers peuvent se garder dix ans durant. Elles bruissent dans les arbres de celui de Morombe où on ne peut marchander. Elles éveillent Ambatondrazaka, royaume du riz et du poisson » besisika « .
Ces voix vous bercent au petit matin sur le marché d’Ambovombe, dans le va-et-vient feutré des sagaies des chalands. On y achète du lait caillé aux pas des zébus et les plus beaux bijoux d’argent. On les entend au Grand Marché malgache de Saint-Denis de la Réunion et vous voilà transporté au pays. On marche parmi celles des fantômes de la Cour des Miracles d’Analakely et la Caverne d’Ali Baba du Zoma de Tana. Elles accompagnent le petit déjeuner au marché d’Ejeda et le manioc salé à Diego. Ce sont celles des quatre-vingt-dix pour cents des actifs qui vendent pour vivre.
Au marché du Zoma d’Antananarivo, les dalles sont disjointes, le bitume comme labouré par endroit. Quelques grappes d’enfants y jouent dans la lumière blafarde des réverbères disputant les dernières lueurs de l’été. Des personnes accroupies interrogent un jeu de hasard. Le bureau de surveillance des marchés près des pavillons n’intervient pas pour déloger les marchands du soir. Ceux-ci étalent de pauvres tas sur l’asphalte bordant la place. Le néon du charcutier éclaire l’arrière-plan du rose de ses chapelets de saucisses. Prendre garde aux excréments en traversant la place vers les toilettes publiques. Il est tard, les étudiants ont déserté le centre d’anthropologie et les visiteurs d’exposition ont quitté le parking et l’immeuble » Rarihasina « .
Andrianampoinimerina(1) voulait préserver » le hasina « , sacralité, d’ » Analakely « , » La- Petite – Forêt « . La sacralité du bois en faisait un endroit consacré, la réserve du Roi. Son exploitation y était interdite, sauf pour les nouvelles accouchées et dérogation expresse du souverain. Son fils Radama I rêve de conquête et assèche ces marécages afin d’y terrasser une place pour les défilés militaires. Sa nièce et bru, Ranavalona I, rêvant d’industrie, y installe en amont une usine à savon dont la fumée célèbre se voyait des autres quartiers de la ville.
Le Zoma d’Antaninarenina s’étend alors progressivement par un sentier jusqu’au vallon que fait la place d’Analakely. Des cases au toit de paille composent des boutiques voisinant avec des étalages à même le sol et des stands à tréteaux. Dans cette annexe du Zoma, la forêt n’est plus. Mais on y fait de la menuiserie, on y vend du bois de construction et des meubles ainsi que des animaux vivants.
L’urbanisme colonial prévoit de faire d’Antaninarenina la vitrine du gouvernement. Il transforme le sentier en escalier et transfère le Zoma sur la place annexe d’Analakely en 1898. Le vendredi, » Zoma « , est jour de grand marché. La Mairie d’Antananarivo laisse la place marchande prendre petit à petit possession de toute la vallée. Tout au long du XXème siècle, l’extension d’Analakely rayonnera de l’artère principale de la ville, percée durant la colonisation. Les cases au toit de paille sont remplacées par une série de halles ouvertes, puis des pavillons de briques aux toits de tuiles. Cet ensemble redevenu bien visible depuis que le marché du Zoma a été déplacé en 1997, offre essentiellement des produits d’importation. Il est surnommé » La Réunion-Kely « , » Petite-La-Réunion « . René Dupuy avait un établissement florissant au cur de cette place coloniale qui périclitera dans les années soixante-dix. Le bâtiment échoit par la suite à l’Université d’Antananarivo qui en fait une annexe du Campus. Le département des Lettres et Sciences Humaines ainsi que l’Académie Malgache s’emploient aujourd’hui à faire de l’immeuble » Rarihasina » un phare culturel.
Devant cette façade et sur la place, les peintres ont saisi des couleurs et les écrivains des sensations. Celles du marché aux fleurs se sont épanouies sur des milliers de toiles et sous quantité de plumes. En 1952, les coloristes Marius et Ary Leblond y voient des ocres, des orangés et des bruns épicés se mêler aux vêtements blancs de la foule. Dans les années soixante-dix, l’il de Doris Stanzel retient une harmonie délicate de pourpres et de violines. Henri Ratsimbazafy se fait grand arpenteur du Zoma en chanson. Le plus vaste et le plus beau marché à ciel ouvert du monde voyage sous d’autres latitudes
En 1993, changement de registre. Serge Rodin écrit que » ce qu’il percevait de ce capharnaüm à ciel ouvert qui l’environnait, était très au-delà de ses possibilités actuelles de sensation « . Il fait parler ainsi » un transfuge de la ville » devant » La – Petite- Forêt » devenue une jungle urbaine aux joies et drames féroces. Peu avant, les nouvelles de la » Lucarne » de Jean-Luc Raharimanana, mettent en scène la place comme actrice de violences, de rêves désespérés et d’actes titubant d’espoirs en abîmes. Le » Zoma » sont les bas fonds de la pauvreté de toute une ville : terrain vague dans les ténèbres où se côtoient la vie et la mort.
En 1994, Jasmine décide de mettre ses économies dans un séjour d’un mois à Antananarivo. Elle choisit le Select Hôtel et regarde chaque soir la place du marché de ses fenêtres. Jasmine découvre la misère. Pour elle le » Fénoir » réunionnais est déjà du passé alors qu’ici, Analakely lui donne le spectacle d’une actualité dramatique le soir. Jasmine ne sait que faire et chaque fin de journée met une partie de ses courses dans des poches en plastic et descend distribuer. Elle se lie d’amitié avec des mères, quelques enfants, et se dit marquée à vie. Quatre ans après en en parlant, Jasmine, très émue, demande pourquoi les Malgaches » s’en foutent » et ne se préoccupent ni s’occupent de ces pauvres. Elle s’insurge à la moindre ébauche de critique contre l’humanitaire. Elle apprend qu’aujourd’hui la place est vide et les pauvres dans d’autres quartiers.
Cette esplanade vide est aussi perçue comme » tany malalaka « , » espace disponible « . On rêve toujours de l’investir. Les manifestants la voudraient pour » sitting « , les marchands de meubles pour valoriser leur marchandise. Le pouvoir la fait garder en période électorale. Les Japonais, bailleurs de fonds de la réhabilitation d’Analakely, la veulent » assainie « , » propre « , c’est-à-dire vide. En 1997, Lalatiana Ravololomanana dite » Cyclone « , » Bulldozer « , » Dame de Fer « , fer de lance de » l’assainissement » du Zoma d’Analakely et Secrétaire Générale de la Mairie d’Antananarivo, rêve d’y installer des bacs à fleurs en béton pour baliser le territoire reconquis de la mairie. Elle souhaiterait le réserver à la communication municipalité-administrés et pourquoi pas, à des manifestations culturelles.
La place dégagée semble maintenant beaucoup plus petite qu’au temps où elle débordait du coude-à-coude des chalands et de tréteaux croulant sous les victuailles. Une sorte de pré-culturel identitaire au Nord, le théâtre municipal, plus connu sous l’appellation » tranompokonolona « , maison communautaire, à l’Est, la librairie évangélique Avotra au centre de la place et à l’Occident, l’immeuble de l’Eglise réformée de Madagascar abritant la pépinière de création artistique qu’est le Centre Germano-Malagasy, par ailleurs laboratoire de langue.
Clin d’il du hasard ou de la nécessité ? La symbolique traditionnelle de l’espace réserve le Nord à ce qui est noble, l’Est à l’origine et au passé mais aussi à la connaissance, l’Ouest à l’étranger qui vient visiter la ville. Au centre est le pilier qui soutient l’édifice. Toutes ces composantes sont déterminantes dans les événements 2002. Comme dans tout le pays, La place du » Zoma » verra défiler des centaines de milliers de manifestants, réseaux vivants en réplique au dessin historique urbain. David Chase disait dans le Journal of the Society of Architectural Historians : » the power of place, urban landscapes as public history « .
Les rêves se succèdent ou coexistent mais ne se ressemblent pas dans ce kaleïdoscope mouvant des modes d’occupation de l’espace urbain : grandeurs armées, vision écologique, désir de puissance industrielle, croissance de puissance marchande, expression politique, actions humanitaires, créations artistiques, influence culturelle, prosélytisme religieux, campement de survie. Ces transactions socio – symboliques permanentes font de la place un » kianja « , éternelle » agora « .
1. 1794-1810///Article N° : 2976