#11 Décolonisation des toponymes au Mozambique en 1975

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Mozambique : 40 ans de construction identitaire nationale par le Frelimo
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Le Mozambique obtient son indépendance le 25 juin 1975, après plus de dix ans de guerre d’indépendance. Le Frelimo (Front de Libération du Mozambique), d’obédience marxiste, prend alors le pouvoir, qu’il conserve jusqu’aujourd’hui. Tout le programme du Frelimo est de créer l' »homme nouveau », et de parvenir coûte que coûte à unifier la nation mozambicaine, composée de peuples très différents. Cette volonté marque l’histoire et la sociologie du pays jusqu’à nos jours.

Cette étude parcourt le processus de changement de toponymie au Mozambique, dans les mois qui précèdent l’indépendance (mars-juin 1975) pour, plus largement, questionner les processus de « décolonisation » mentale expérimentés au Mozambique dans les années qui suivent l’indépendance nationale.
La relation coloniale a produit des esprits dominés par des logiques externes, obligés à s’adapter et à copier des formes de pensée exogènes. Décoloniser implique donc ouvrir l’espace à des savoirs séquestrés, condition pour sauvegarder et démocratiser l’histoire. Au Mozambique, dans la période de transition vers l’indépendance (entre la prise de pouvoir du gouvernement de transition et l’indépendance du pays, soit entre septembre 1974 et juin 1975), un épisode peu étudié du processus de décolonisation a été la réinscription et la réappropriation de l’identité africaine, à partir de la récupération historique et géographique du territoire.
À partir de mars 1975, de nombreuses places, rues, petites et grandes villes voient leur nom remis en cause, pour revenir à des savoirs occultés et subalternisés, mais pas oubliés. La (re)conquête de la possibilité de raconter sa propre histoire – et donc de construire son image, son identité, de retrouver et d’assumer une diversité de savoirs – doit passer par un dialogue critique sur les racines des représentations contemporaines, questionnant les géographies associées aux concepts. Ces changements de perspectives exigent une réappropriation de ses connaissances, de sa capacité à connaître le monde de manière autonome, pour le représenter et, par conséquent, s’autodéfinir (Mbembe, 2002: 242), élargissant le sens de la lutte pour la « décolonisation ».
La décolonisation du paysage politique au Mozambique fut produite en dialogue avec le gouvernement de transition à une époque où se dessinait déjà la perspective d’une transformation radicale des références politiques nationales. Le fait de retirer les monuments – icônes coloniales – et de produire une nouvelle topographie politique du pays annonçait un nouveau paysage en construction. La décolonisation exigeait de relever deux défis : l’un, ontologique, de renégociation des définitions de l’être et l’autre, épistémologique, de contestation de la compréhension exclusive et impériale de la connaissance (Meneses, 2010, 2011).
Dans le cas du Mozambique, les accords sur la renomination des lieux sont révélateurs d’un processus de revendication d’une autre histoire, avec d’autres acteurs, qui ont défié le privilège épistémologique du Nord.
Occuper l’espace, attribuer des noms (fin XIXè-début XXè)
Les noms des lieux, ou toponymes, sont l’un des éléments constitutifs de l’identité du lieu et du projet idéologique qui lui est associé. La toponymie fut l’un des instruments politiques utilisés par le colonialisme au Mozambique pour fonder la présence portugaise sur le territoire. Le projet colonial passait par la transformation du Mozambique en objet de connaissance, et donc par la production de discours et concepts.
Comme Jean Baudrillard le théorisa plus tard (1994: 1), la construction du projet colonial au Mozambique s’est basé et développé à partir d’une carte mentale qui a précédé le territoire. La représentation de l’espace – et sa nomination – étaient présentes de manière si pernicieuse dans les représentations identitaires qu’elles étaient dépourvues de quelconque change coloniale négative pour beaucoup des Blancs qui étaient au Mozambique durant la période de transition. Les cartes cognitives du Mozambique, résultat de l’imaginaire colonial, fonctionnaient comme source d’autorité dans la lutte pour le territoire (Huggan, 1994).
La colonisation moderne du Mozambique, à partir du milieu du XIXè siècle, devient un projet de colonie de peuplement, pour recevoir des colons du Portugal (Meneses e Gomes, 2013). L’un des aspects les moins visibles de ce processus est celui de l’occupation du territoire à travers des changements toponymiques. Dans le cas du Mozambique, l’occupation coloniale moderne s’est traduite dans l’irruption d’innombrables localités aux noms associés à l’histoire et à la mémoire du Portugal et des Portugais (héros colonisateurs, personnages historiques, membres du gouvernement portugais et de l’administration coloniale…).
Dans l’extrême-Nord où l’occupation définitive eut lieu au tournant du XXè siècle, Pemba, alors petit comptoir commercial, fut promue « povoação » (bourg, petite ville), siège de l’une des plus importantes compagnies de la colonie. Cette promotion fut accompagnée d’un changement toponymique, et Pemba est devenue Porto Amélia (Port Amélia), en hommage à la dernière reine du Portugal. Le texte de décision de cette nomination est exemplaire de la structure de pouvoir associée au changement toponymique :
Son Excellence le Conseiller de l’Administration de la Compagnie du Niassa a décidé de donner le nom de Sa Majesté la Reine Dona Amélia au nouveau bourg de Pemba, qui doit être la future capitale des territoires, faisant ainsi acte d’hommage, de respect et de sympathie à cette Éminente Dame (1).
Plus à l’Ouest, mais sur la même latitude, se trouve une petite ville, Lichinga, qui dans la langue des peuples de la région, le Yao, signifie « grand mur », en référence au mur de montagnes qui entoure la région. Au début du XXè siècle, le bourg fut élevé à la catégorie de siège de district sous le nom de Vila (ville) Cabral, en hommage au Gouverneur Général du Mozambique de l’époque. La petite ville de Gurué, entre Lichinga et Quelimane, connue pour son excellente production de thé, est devenue Vila Junqueiro après la seconde guerre mondiale, en hommage à Manuel Saraiva Junqueiro, l’un des pionniers portugais de la production de thé dans la région. Angoche s’est transformée en António Enes, Xai-Xai en João Belo – c’est-à-dire en « héros » des campagnes d’occupation.
La dénomination des lieux a également donné lieu à l’apparition de répliques européennes, comme la Vila de Nova Freixo (2), Nova Viseu (3), Olivença (4), Aldeia (village) de Santa Comba (5), Aldeia da Madrago (6), Nova Lusitânia (7), noms de villes portugaises auxquels la mention de « novo » ou « nova » (nouveau, nouvelle) était ajoutée, créant un pont entre les espaces coloniaux et la métropole européenne.
Comme ces exemples le montre, l’une des caractéristiques de l’attribution des noms fut de justifier et légitimer les liens entre le Portugal et sa colonie, les inscrivant dans l’espace. Le corollaire de cette attitude fut l’absence totale de l’Afrique et de son histoire avant l’arrivée des Européens, dans les nouveaux noms.
Renommer les lieux, (re)construire l’histoire (mars-juin 1975)
Ce fut cette carte mentale coloniale que les nouvelles forces politiques arrivées au pouvoir au moment des accords de Lusaka (8) ont très tôt remis en cause. Questionné à propos de l’urgence de changer la toponymie, Amaral Matos, nationaliste qui dirigea plus tard l’un des bureaux du conseil municipal de Maputo, m’a affirmé : « Notre histoire est une partie de ce que nous sommes ; tout le monde connaît son histoire, son lignage, les langues parlées par celui-ci, sa culture, sa religion. C’est ce qui nous fonde, nous donne notre identité. Le changement des nomes a fait partie du processus de décolonisation, du changement d’histoire. C’est cette histoire qui nous lie […], qui nous ancre à la terre. Changer la situation coloniale est passé par faire connaître notre histoire, nos racines, notre point de rencontre » (9).
Cette position était partagée par plusieurs intellectuels et politiques au Mozambique. Aquino de Bragança a écrit :« Il ne suffisait pas de mettre fin au système colonial portugais. […] La lutte contre le système colonial devait passer par une rupture à tous les niveaux : conception de l’histoire, conception des relations sociales, économiques et politiques » (10)
C’est pour cette raison que, pour les Mozambicains qui attendaient avec anxiété l’arrivée de l’indépendance, les changements de toponymes étaient un symbole profond des transformations épistémiques qui s’annonçaient (11). Cela signifiait la rupture avec l’hégémonie coloniale et le retour du contrôle sur les lieux, leur histoire et leur identité africaine par les habitants. Matola, grande ville de la banlieue de Maputo (12), a récupéré son nom juste après le coup d’État du 25 avril 1974 (13). Toutes les grandes villes du Mozambique reprirent leurs noms africains, d’avant les changements opérés par les Portugais au début du XXè siècle (voir cartes ci-contre).
Déjà en février 1975, surgissent les premières propositions de changements de noms de rues et de quartiers (14). Des noms comme ‘Marcelo Caetano’, ‘Silva Cunha’, ‘Sarmento Rodrigues’, ‘Rui Patrício’, leaders politiques du régime colonial-fasciste portugais, sont abandonnées. À leur place, fleurissent les références aux leaders et penseurs marxistes-léninistes mondiaux (avenues Karl Marx, Mao Tse Tong, Vladimir Lenine), aux dirigeants politiques de l’Afrique indépendante socialiste (Julius Nyerere, Agostino Neto, Kwame Nkruma…), puis plus tard aux combattants pour la lutte de libération, aux dates historiques du Mozambique indépendant… (15) La participation populaire dans les processus politiques était intense dans l’immédiate post-indépendance, et les programmes de planification de la gestion urbaine étaient souvent discutés en sessions plénières, avec l’appui de la population de la ville (16).
Cette récupération de l’espace à travers les changements toponymiques s’est accompagnée du changement des monuments érigés durant l’époque coloniale, qui « représent(ai)ent les valeurs d’une époque terminée » (17) et, en mai 1975, un mois avant l’indépendance, les dernières statues du temps colonial sont tombées.

(1) Bulletin de la Compagnie, n.º 23, 13 janvier 1900.
(2) Actuelle Cuamba. Ce nom était un hommage à un ancien ministre de l’Outremer du Portugal, et plus tard Gouverneur du Mozambique, l’amiral Sarmento Rodrigues (Cabral, 1975: 123).
(3) Actuelle Mtelela.
(4) Actuelle Lipiliche.
(5) Actuelle Mahalazene.
(6) Actuelle Chilembene.
(7) Actuelle Buzi.
(8) Les accords de Lusaka ont établis les conditions pour l’indépendance du Mozambique. Ils sont signés entre le gouvernement portugais et le Frelimo (Front de Libération du Mozambique) le 7 septembre 1974 à Lusaka, capitale de la Zambie.
(9) Entretien réalisé en juin 1990 à Maputo.
(10) CEA (1983), « Editorial », Não Vamos Esquecer, Maputo, nº1, p. 3-5.
(11) Des situations similaires se passèrent dans d’autres contextes post-coloniauw de la région. Voir entre autres Mbenzi, 2009; Ndletyana, 2012; Snodia et al., 2014; e Manatsha, 2014
(12) Alors Lourenço Marques : la ville a été renommée Maputo le 3 février 1976. Voir le décret-loi nº 10/76 du 13 mars 1976, qui confirme le changement de nom de la ville.
(13) Le 25 avril 1974 eut lieu au Portugal la Révolution des Œillets, qui mit à bas le régime fasciste et annonça de début du processus de décolonisation de l’empire portugais.
(14) « Matola retoma a sua personalidade: nomes coloniais vão ser banidos por proposta entregue ao governo », article du Jornal Notícias, 1er mai 1975, p. 3.
(15) Veja-se também « Bairro de Lourenço Marques perde nome colonial – Mahlazine », article du Jornal Notícias, 18 mars 1975, p. 3.
(16) « Câmara da Matola propõe programa de reconstrução da cidade para ser discutido com a população, idem », article du Jornal Notícias, 8 février 1975, p. 3.
(17) Comme le stipulait la décision prise sur ces monuments, ceux-ci devaient « être conservés dans notre pays pour, dans les musées, constituer de futurs éléments d’études de notre passé historique ». Voir l’article « Conservação em museus de monumentos coloniais », du Jornal Notícias du 5 mai 1975, p.1 et « Última hora – começou as primeiras horas desta madrugada a remoção dos monumentos coloniais existentes em Moçambique », du Jornal Notícias du 9 mai 1975, p.1.
Cette étude, nommée « Só revendo o passado conheceremos o presente? Alguns dilemas das descolonizações internas em Moçambique » a été réalisé avec l’appui du FEDER à travers le programme opérationnel Facteur de compétitivité (COMPETE) et du projet financé par la Fondation pour la Science et la Technologie (PTDC/AFR/121404/2010 – FCOMP-01-0124-FEDER-019531).

Cet article est issu de la communication réalisée par Maria Paula Meneses durant le IXè Congrès Ibérique d’Études Africaines organisé au CES (Centro de Estudos Sociais – Universidade de Coimbra) en septembre 2014, adaptée et traduite par Maud de la Chapelle.///Article N° : 13340

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Les images de l'article
Carte postale avec des noms de rues de Maputo
Maria-Paula-Meneses
Carte du Mozambique indépendant





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