#11 L’émancipation des femmes au Mozambique : un discours égalitaire mais non féministe

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Mozambique : 40 ans de construction identitaire nationale par le Frelimo
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Le Mozambique obtient son indépendance le 25 juin 1975, après plus de dix ans de guerre d’indépendance. Le Frelimo (Front de Libération du Mozambique), d’obédience marxiste, prend alors le pouvoir, qu’il conserve jusqu’aujourd’hui. Tout le programme du Frelimo est de créer l' »homme nouveau », et de parvenir coûte que coûte à unifier la nation mozambicaine, composée de peuples très différents. Cette volonté marque l’histoire et la sociologie du pays jusqu’à nos jours.

Au Mozambique, la non-discrimination de genre est inscrite dans la constitution. Sur les 250 membres du Parlement, 98 sont des femmes. Il y a et continue à avoir des femmes à la tête des ministères importants et en position de leader dans de nombreux secteurs d’activité, les femmes occupent les espaces publics. L’égalité des sexes – ou émancipation des femmes – a été une constante du discours politique autant de la part du Frelimo (1), tant comme mouvement de libération que comme parti politique au pouvoir. Mais cet égalitarisme marxiste rejetant le discours féministe occidental trouve ses limites lorsqu’il s’agit d’observer le quotidien des femmes mozambicaines, y compris des anciennes combattantes de la lutte de libération.

En se présentant comme un mouvement révolutionnaire et avant-gardiste, la lutte du Frelimo est allée au-delà de la lutte nationaliste et de la libération coloniale. La transformation sociale fondée sur l’idée marxiste de la modernisation associée à l’industrialisation, la répartition des moyens de production, jusqu’à une agriculture qui s’industrialise et s’organise en coopératives, tout cela était au centre du discours indépendantiste. Le « nouveau Mozambique », qui doit émerger de l’indépendance et qui prévaut dans le discours du Frelimo, incarne les idéaux d’égalité sociale, et s’oppose au « primitivisme » et aux concepts de « tribalisme » enraciné dans les lois de l’indigénat coloniales. Le « nouveau Mozambique » né de la révolution nationaliste préconise l’égalité des sexes. Pour lui, la subordination des femmes ne diffère pas de la subordination du Mozambicain exploité par le régime colonial. La lutte pour la libération des femmes s’insère donc dans le cadre de la lutte contre le régime et non dans une perspective féministe que Samora Machel (2), premier Président du Mozambique indépendant, considérait comme bourgeoise et inadéquate à la réalité mozambicaine :
« Elle est exploitée par les exploités, battue par l’homme déchiré par la férule, humiliée par l’homme écrasé par la botte du patron et du colon… La Révolution, pour réussir, doit supprimer tout le système d’exploitation et d’oppression, libérer tous les exploités et les opprimés, pour cela elle doit en finir avec l’exploitation et l’oppression des femmes, elle doit libérer la femme… L’émancipation conçue mécaniquement prend, comme on le voit par exemple dans les pays capitalistes, les plaintes et les attitudes qui dénaturent le sens de l’émancipation des femmes. La femme émancipée est celle qui boit, est celle qui fume, est celle qui porte le pantalon et les mini-jupes, celle qui se dédie à la promiscuité sexuelle, celle qui refuse d’avoir des enfants, etc. »
Les anciennes combattantes durant la guerre de libération
Au Mozambique une proportion non négligeable de femmes a participé à la lutte de libération menée par le Frelimo contre le régime colonial portugais, de 1962 à 1974. Ces femmes restent un symbole fort au Mozambique, et l’OMM (Organisation de la Femme Mozambicaine – Organização da Mulher Moçambicana en Portugais) célèbre chaque année la journée de la femme non pas le 8 mars mais le 7 avril, jour de la mort (en 1971) de Josina Machel, femme de Samora Machel et célèbre combattante de la lutte de libération. Josina Machel, symbole de la femme mozambicaine, décrite officiellement comme une guerrière, femme forte et organisatrice, impliquée dans la lutte pour l’égalité des femmes, a d’ailleurs eu une vie moins « émancipée » que ce discours laisse à penser. L’étude de sa biographie la distingue par son rôle d’organisatrice des orphelinats et autres structures pour soutenir les femmes et leurs enfants, sans qu’elle n’ait joué de rôle direct dans les décisions politiques ou militaires.
Les tâches effectuées par les femmes combattantes pendant la guerre étaient peu différentes des activités qui leur étaient traditionnellement allouées – elles s’occupaient des machambas(3), cuisinaient, chargeaient le matériel, étaient infirmières et enseignantes – mais ces tâches, pour s’être développées dans un contexte de lutte nationaliste, encadrées par un fort discours politique et soutenu par les chefs, furent chargées d’un sens tel, qu’elles acquirent un pouvoir d’autonomisation qu’elles n’avaient pas avant.
Les anciennes combattantes avec lesquelles j’ai pu discuter au Mozambique, que pour certaines je connais depuis des années, considèrent paradoxalement l’épisode de la guerre de libération non comme un traumatisme lié à la violence des événements, mais comme la plus belle période de leur vie. Elles en parlent comme un « réveil », le moment où elles ont « ouvert les yeux », une « possibilité de montrer que les femmes pouvaient faire aussi bien que les hommes ». Elles racontent des moments de fierté : « Vous auriez dû me voir, jeune, debout devant la foule. Ce n’était pas seulement des femmes, c’était aussi des hommes et même des hommes d’âge mûr, tous assis devant moi à m’écouter » ; « Ce qui m’a le plus impressionné, c’est le fait de tous manger à la même table. Dans la campagne d’où je viens, même encore aujourd’hui certaines parties du poulet ne sont mangées que par les hommes. Mais là, nous mangions tout sans faire de différence ».
Les combattantes se sont approprié le discours politique du Frelimo, tout en contribuant à leur récit et c’est probablement cette identification avec le discours politique et cette envie d’embrasser la cause idéologique qui a conduit à ce que la violence de la guerre les mettent en position de pouvoir plutôt que de victimes. Cependant, le positionnement du discours sur l’émancipation des femmes en-dehors du contexte féministe révélera des contradictions majeures dans la période d’après-guerre.
Contradictions d’après-guerre
La violence et le genre sont des constructions sociales dynamiques, et dans un environnement de violence ouverte et généralisée comme la guerre, la frontière entre le comportement accepté et les comportements déviants a été constamment négociée, « légitimant » des comportements auparavant considérés comme déviants. Dans le contexte post-conflit, dans une tentative de revenir à la normale, cette frontière est renégociée « dans l’autre sens » et certains comportements acceptés pendant la guerre peuvent être par la suite considérés comme déviants.
Je dirais que la lutte réelle des anciennes combattantes que j’ai rencontrées a commencé avec l’indépendance. Les structures communautaires dans les zones libérées ont été démantelées et les combattantes que j’ai interrogées ont pour la première fois été emmenées en ville où l’on espérait qu’elles (re)prennent une vie civile pour laquelle elles n’avaient jamais été préparées. Ces filles étaient à peine sorties de leurs zones rurales ou des missions de brousse où elles étudiaient et vivaient, en quelque sorte protégées par le communautarisme qui y régnait. « Nous étions comme une famille, raconte une ancienne combattante, nous n’avions pas à nous soucier de la nourriture parce qu’elle venait des camarades de cuisine. Moi, comme infirmière, j’étais responsable des bandages, du savon, des médicaments et des patients. Je n’avais pas besoin d’argent pour manger. Quand c’était l’heure, le repas venait. Quand il y avait de quoi… Sinon quand il n’y avait rien à manger, il n’y en avait pour personne. C’était bien, très bien ».
Celles qui s’étaient mariées pendant le contexte de la lutte se sont retrouvées confrontées à leurs maris qui les considéraient peu à même d’assurer le rôle d’épouse et de mère et sachant peu du mode du mode de vie citadin. Une combattante me raconta : « Je me souviens que nous avons dû marcher dans le Quartier Militaire pour montrer aux camarades comme elles devaient nettoyer la maison, comme jeter la poubelle, que ça ne se faisait pas n’importe comment… » Elles étaient considérées comme excentriques : trop engagées dans des activités politiques et professionnelles en dehors de la maison. Elles furent souvent maltraitées et abandonnées par leurs maris, qui leur laissaient les enfants à charge, même quand elles n’avaient pas de moyens de subsistance.
Le problème semble avoir été tel que le gouvernement a lancé au sein du ministère de la Défense, un programme spécial de « Arts et Artisanat » pour les femmes du Détachement Féminin post-indépendance. Ici, avec des activités militaires, les femmes apprenaient à cuisiner « dans la ville » (dans des poêles plutôt dans des feux), à décorer la maison, à coudre et à broder, à éduquer leurs enfants. Des mots même de l’organisatrice de ce cours « nous avons eu à enseigner aux femmes militaires à être aussi des femmes dans la vie civile ».
Pas étonnant donc que mes interlocutrices se soient senties trahies par le parti qui n’avait pas respecté les promesses faites. Il me semble que la dissociation du discours féministe de celui de l’émancipation des femmes a contribué à réaffirmer les structures patriarcales dans la période d’après-guerre, et et ce jusqu’à nos jours. Paulina Mateus (4) dans une interview en 2010 a déclaré que l’OMM n’était pas et n’a jamais été une organisation féministe, car elle ne voit pas l’homme comme un ennemi des femmes, mais les deux comme côte à côte luttant contre l’ennemi commun.
Au quotidien, ce que vivent les anciennes combattantes aujourd’hui est bien loin du discours qu’elles proclament elles-mêmes. Ce sont elles qui sont chargées de l’éducation des enfants et des tâches domestiques, et la manière même dont elles éduquent leurs enfants diffère entre les garçons et les filles : leurs fils se reposent, jouent ou regardent la télévision tandis que leurs filles sont appelées pour servir de l’eau ou de la nourriture, laver le linge, repasser, même lorsqu’elles sont plus jeunes que leurs frères.
Il semble que les femmes aient intériorisé le discours politique d’émancipation des femmes pour lui donner un sens durant la guerre, mais pas suffisamment pour changer leurs pratiques du quotidien ou pour adopter une posture féministe, malgré l’importance qu’elles donnent aux moments de ruptures avec la tradition qu’elles ont vécus. L’émancipation des femmes paraît s’assimiler chez mes interlocutrices à une accumulation de tâches, pour des femmes déjà surchargées par les responsabilités familiales, et non pas comme un véritable exercice de leurs droits.
Autrement dit, la subordination de la femme à l’homme continue malgré le discours de l’émancipation féminine du Frelimo, mais avec une idéologie révolutionnaire qui travestit cette subordination en lui donnant sens et statut. Il me semble que le discours d’égalité des sexes au Mozambique, dissocié comme il est du discours féministe, est en retard par rapport à l’objectif initial du Frelimo, pour parvenir à une société équilibrée en terme de genre.

(1) Frelimo : Front de Libération du Mozambique (Frente de Libertação de Moçambique en Portugais). Mouvement et parti politique anti-colonial et marxiste, qui a lutté contre le régime colonial portugais de 1962 à 1974, a pris le pouvoir au Mozambique à l’indépendance, et le conserve jusqu’aujourd’hui.
(2) Samora Machel (1933-1986) : premier président du Mozambique indépendant, assassiné en 1986. Figure très importante du Frelimo et de la libération de l’Afrique en général.
(3) Machamba : mot utilisé au Mozambique pour dire « champ » ou « potager ».
(4) Paulina Mateus Nkunda : combattante de la lutte de libération du Mozambique, puis députée à l’assemblée. Décédée en 2013.
Cet article est une adaptation, par Maud de la Chapelle, de la communication d’Ana Leao durant le IXè Congrès Ibérique d’Études Africaines organisé au CES (Centro de Estudos Sociais – Universidade de Coimbra) en septembre 2014.

Communication traduite du Portugais par Joan Chaumont.///Article N° : 13342

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Ana Leão
Samora Machel
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