12 Years a Slave, de Steve McQueen

Quand le vieux Sud n'a plus rien de romantique

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Des films sur l’esclavage, il y en a eu quelques-uns, et on ne peut s’empêcher d’en remarquer la récente inflation avec Django Unchained et Lincoln encore tous frais dans nos mémoires. Cependant, les [ listes que l’on peut trouver en un clic sur Internet ] en mentionnent une petite trentaine seulement, ce qui semble vraiment très peu au regard d’un sujet aussi important pour l’histoire des Etats-Unis. L’Amérique serait-elle en train de se pencher sur son passé esclavagiste, à contre-pied des blockbusters nostalgiques et racistes qu’ont été en leur temps Autant en emporte le vent (1939) ou [ Naissance d’une nation ] (1915) ?
Cela semble évident au vu de ces films prestigieux et chacun à leur façon, remarquables. Là où Steven Spielberg faisait le relevé minutieux de la corruption qui a dû être mise en place à Washington par le « Grand émancipateur » pour libérer les Noirs de l’esclavage, là où Quentin Tarantino cabotine avec son héros de blaxploitation qui mène une vengeance personnelle et vient finalement à bout du Blanc sadique, Steve McQueen adapte de façon spectaculaire le récit d’esclave de Solomon Northup, détenu douze ans malgré son statut de citoyen américain libre.
Le livre, publié en 1855 trois ans après La Case de l’Oncle Tom, a nourri le mouvement abolitionniste. Il est [ disponible gratuitement sur Internet en anglais ] (on peut même l’écouter [ ici ]). Le récit 12 Years a Slave décrit un système de subjugation auquel il est quasiment impossible d’échapper, même lorsque l’on est éduqué comme l’était Solomon, contrairement à la quasi-totalité de ses congénères. Les kidnappeurs et marchands d’esclaves, aussi cruels que le métier qu’ils ont choisi les invite à l’être, trouvent leur équivalent parmi les maîtres esclavagistes dont seulement quelques-uns sont « bons », autant qu’on peut l’être dans un système déshumanisant. Solomon Northup, sans jamais excuser ses bourreaux, remarque cependant à quel point leur vision du monde est inévitablement faussée par leur éducation et par la soumission dans laquelle ils tiennent l’esclave qui ne peut partager avec le meilleur des maîtres la vérité sur sa condition. Ces explications, à vertus certainement pédagogiques à l’époque, sont rendues par des scènes poignantes de déférence obligée ou de silences éloquents de la part des esclaves, qui écoutent leurs maîtres se justifier selon une logique inversée.
C’est dans la bouche d’Eliza, inconsolable depuis la séparation d’avec ses enfants et dont les jérémiades ne seront pas longtemps tolérées, que l’adaptation insère une des rares répliques qui ne soit tirée du livre : alors que Solomon la supplie de contenir sa peine, sachant qu’ils ont la chance d’avoir été achetés par un « bon » maître, Eliza l’accuse à son tour d’avoir lui-même oublié ses enfants et de défendre l’indéfendable. Master Ford pourra bien se donner toute la bonne conscience du monde, il possède des hommes et des femmes, les achète et les vend, les sépare de leurs enfants. On ne peut être « bon » dans un système « mauvais ».
Ce que démontre magistralement 12 Years a Slave pendant plus de deux heures, c’est l’impossibilité de lutter contre, quelle que soit la position dans laquelle on se trouve. Le maître blanc qui a choisi d’aimer une femme noire et vit avec elle dans la grande maison n’est jamais qu’avec une esclave qui mesure sa chance comparée à la vie qui l’attend si elle refuse ce concubinage. Le maître qui laisse Solomon exercer son intelligence pour améliorer le transport fluvial du bois ne peut le protéger contre la hargne du contremaître humilié. La femme malheureuse des frasques sexuelles de son mari et de sa progéniture illégitime ne peut s’empêcher de se retourner contre la femme qu’elle a le pouvoir de maltraiter pour se venger.
Steve McQueen met en œuvre toute sa virtuosité déjà démontrée dans Shame (2011) et Hunger (2008) pour partager l’horreur de l’esclavage comme peut-être jamais auparavant à l’écran. [Mandingo] (Richard Fleischer, 1975) ou [ Sankofa ] (Haile Gerima, 1993) ont donné à voir les atrocités de l’esclavage, tout comme le téléfilm Solomon Northup’s Odyssey, basé sur le même livre, réalisé en 1984 par Gordon Parks. Mais à notre époque où le premier film d’action venu expose les chairs et le sang à grand recours d’effets spéciaux, on ne peut que s’attendre à devoir supporter la vue des lacérations et autres tortures auxquelles on sait bien que l’esclavage a recours pour subjuguer les corps. Steve McQueen ne se complait jamais dans la violence, sans pour autant épargner le public, comme dans la scène paroxysmique ou Patsey, élue déchue de Epps, maître alcoolique et sadique, est fouettée jusqu’à s’évanouir. La scène en elle-même est particulièrement dramatique puisque Patsey n’a rien fait d’autre que de répondre à son maître qui l’accusait injustement, et que c’est Solomon qui doit la fouetter pour avoir osé dire à Epps que cet acte le mènerait en enfer. Le fouet s’abat sur Patsey que l’on voit de face, attachée à un arbre, à quelques mètres du héros qui la martyrise. On distingue bientôt des particules de chair et de sang gicler de son dos et on se rassure qu’il serait impossible de montrer ce dos fouetté de face, tant les effets seraient délicats à rendre réalistes. C’est alors qu’à la manière du fouet qui vole dans un mouvement circulaire d’arrière vers l’avant, la caméra effectue un arc de cercle pour dévoiler lentement le spectacle auquel Solomon, Epps, sa femme et quelques esclaves assistent. Il faudra encore supporter les remèdes de fortune qu’appliqueront les femmes, habituées à prodiguer ces soins, et tant d’autres scènes inoubliables, comme le son des suffocations de Solomon, à moitié lynché, qui attend que son « bon » maître vienne le délivrer sous les yeux du contremaître anxieux de lui avoir sauvé la vie en faisant fuir ses assaillants, mais qui n’ose pas aller jusqu’à le détacher.
Ce sur quoi ne s’attarde jamais Steve McQueen, c’est la vision romantique d’un Sud paternaliste où les esclaves, malgré tous leurs malheurs, ont le cœur à chanter à l’ouvrage où à reconstituer des familles le soir, au coin du feu. Ces scènes existent mais elles sont courtes et mélancoliques. Un des rares éléments éliminés du livre est la semaine de vacances octroyés aux esclaves entre Noël et le jour de l’an, où ils sont invités à se réunir entre les plantations pour manger, danser et s’amuser sept jours durant, et que Solomon Northup décrit avec précision dans son récit, puisqu’il en aura vécu plus de dix. Cette coupe ne peut que signifier la volonté de Steve McQueen de rompre avec la mythologie bienveillante de l’esclavage, tout en épargnant également au spectateur des scènes de poursuites des fugitifs dans les marais et des corps déchiquetés que décrit Solomon Northup et qui ne seront pas portés à l’écran. Tout ce qui est donné à voir a en partie pour but de faire mesurer la force de l’idéologie esclavagiste, sujet certes inépuisable mais dont 12 Years a Slave marquera certainement un tournant dans l’histoire du cinéma. A vérifier en 2014 avec The Keeping Room de Daniel Barber, annoncé comme un thriller sur fond de guerre de Sécession, où trois femmes dont une esclave fuient les soldats yankee.

///Article N° : 12029

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Les images de l'article
Steve McQueen
Steve McQueen et Chiwetel Ejiofor





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