Avec ce texte biographique, Sylvia P., consacré à Sylvia Plath, femme et poète, et publié en cette rentrée 2022 aux éditions Bruno Doucey, son éditeur de poésie, Ananda Devi, auteur déjà d’une quinzaine de romans et récits, de recueils de poésies et de nouvelles, livre le portrait intime et intimiste d’un couple d’écrivains (Plath-Hughes) autant que d’elle-même.
Je me souviens d’avoir écrit à Ananda Devi après ma première lecture du texte Sylvia P. : elle avait raison, il faut parler des femmes, de toutes ces femmes écrivains, qui sont légion à être reléguées dans les replis dérisoires du silence, cantonnées à des écrits de l’intérieur, aussi bien l’intérieur de la vie que celui de la maison, journaux intimes, lettres à l’amant, fragments entrelacés des courses du ménage, parce qu’elles ont beau n’être que ça, des créatures terrassées et vouées à l’écriture comme des damnées, rien n’empêchera qu’elles devront apprêter le dîner et coucher les petits.
La vie de cette fulgurante poétesse américaine morte à trente ans, en 1963, suicidée, laissant ses deux jeunes enfants endormis dans leur chambre, leur goûter au pied du lit, est celle d’une comète. Elle ne pouvait être mieux servie que par l’écriture brûlante et épidermique d’Ananda Devi. Dès le début, elle s’en explique, il est impossible de parler de Sylvia sans l’évoquer lui, Ted, le colosse, qui la domine et représente l’inatteignable, amoureux comme écrivain, elle le rêve son alter ego, son mari-en-poésie, l’appelle-t-elle, comme Ananda Devi se rêve alter ego de Sylvia, se sait alter ego de Sylvia. Ils ont fait tourner les tables et lu dans les astres, elle se fera médium pour leur ressembler, pour lui ressembler, pour s’incorporer en elle au fil des pages, incrustée dans le miroir qu’elle lui tend, la peau et les membres douloureux de plonger dans les yeux d’une autre comme en elle-même. C’est elle qu’elle voit, les étapes de son existence à peine transposées, les échos que seule elle sait déchiffrer entre Woolf, Plath et elle, notamment les séjours qu’elles font toutes les trois à Cambridge, les mots sous les blancs du papier et la lenteur nécessaire, la lenteur qu’elle a tant souhaitée pour écrire ce texte. Elle ne sait, dit-elle dans le préambule, plus menteuse que sincère, si elle pourra terminer ce récit, elle sait surtout, elle l’avoue dans le privé de la conversation, qu’elle n’était pas certaine de vouloir en finir avec cette biographie. C’était tellement agréable de vivre entre les poèmes, parmi les confidences du journal, c’était si enveloppant et si moite qu’elle aurait voulu prolonger ce moment, demeurer éternellement dans son bercement comme dans une matrice, le moment d’une renaissance à elle.
Il en est ainsi au fil des pages, entre récit poétique et poésie crue de la vie, entre exaltation et prière d’hommage, elle raconte les premières années, la mort du père, que Sylvia ne pleure pas (elle le décrit comme un nazi), les prémonitions, l’appel, les certitudes, la rencontre avec la destinée sous la figure altière de Ted, à Cambridge, la critique tellement violente du premier poème, puis, plus tard, l’écriture et la table commune, la passion et le sexe, la fusion métallique de deux aimants, qui se repoussent, tout charme rompu, aussi violemment qu’ils se sont attirés. La séparation inévitable et rapide. Le fardeau de la vie qui devient un travail gigantesque pour la jeune femme qui a déjà tenté de se suicider à vingt ans et a connu l’enfer d’une électrothérapie qui la hantera des années durant et lui laissera, ironique, cette appellation de Madame Lazare, reprise maintes fois sous la plume d’Ananda Devi. Et puis encore, la mise en accusation de Ted, la polémique.
Et il est vrai qu’on ne saurait les raconter l’un sans l’autre, tout comme Ananda Devi ne peut dire autre chose, dans cette biographie suivie pas à pas du journal de l’écrivaine, qu’une réflexion sur le désir, celui des femmes, si paradoxalement envié et brutalisé, excité et brimé à la fois. Désir sensuel et poétique qui se prolonge en écriture. Ainsi, si chaque événement, chaque parcelle d’existence sont vus, ressentis, vécus une première fois, puis repris, triturés, déchirés, rapiécés par les mots, cela ne suffit pas encore, ils se déclinent encore de l’un à l’autre, leurs textes se répondant mutuellement, Sylvia et Ted, elle dans un fantasme d’harmonie parfaite, lui toujours un peu prompt à lui tendre des pièges et à la défier. Le hiatus entre eux : il a toujours redouté qu’elle puisse lui être supérieure, même son égale, c’était encore trop, il est comme beaucoup d’hommes, élevés, il est vrai, pour dominer, elle était trop généreuse, et puis, elle a toujours été à genoux devant ses démons, dit l’auteur. Elle sait depuis le départ, et c’est bien l’hypothèse d’Ananda Devi, que l’aboutissement de son art, si même on peut parler d’une forme d’accompli, ne pourra advenir que par sa mort. Elle l’a même posée comme un absolu très tôt, cette fin, multipliant les images qui mêlent poésie et mort, parce qu’écrire est fatalité, aux deux sens du mot, à la fois risque et nécessité. Elle n’a peut-être pas envisagé que cela irait si vite, mais elle ne peut vivre qu’à l’excès, en majuscules ou rien, et elle comprend mal la compétition que Ted insuffle entre eux de manière si malsaine. Ses critiques n’ont rien de constructives, elles sont destructrices, même si Sylvia s’en vengera, mais de manière tellement temporaire. Elle n’échappe ni au milieu ni à l’époque. Répétons-le, elle est femme et, à ce titre, tournée vers le dedans. Il est homme et quand il faudra fuir, lui seul pourra.
Quand les deux voix d’Ananda et de Sylvia se confondent, c’est pour dire, et comment le faire de manière plus éloquente ?, encore et encore cette évidence : ils n’étaient pas égaux dans son rêve d’égalité à elle seule, elle était flouée, depuis le début.
« Couchée dans ma violence et dans ce sang que je n’ai pas le courage d’étancher, je sais que ton envie est celle du fauve, et c’est ce dont j’ai envie, moi aussi. Je crois que je suis un fauve. Je crois que je te volerai ton énergie mortifère. Je ne sais pas encore à quel point je suis femme. J’oublie que bientôt un bébé sera accroché à mon sein et que je fondrai d’amour. Les génies n’ont que faire des mères éperdues : les bébés les ont déjà éventrées. » (p. 115)
Il faut lire Sylvia P. pour entrer dans la douloureuse existence de Sylvia et Ted, mais plus encore, il faut le lire pour le souffle poétique d’une force intarissable que lui donne Ananda Devi, c’est elle qui le dit le mieux, « il y aura toujours, presque honteusement cachée à l’intérieur [de l’entreprise biographique], la propre biographie de l’auteur » (p. 11), mais c’est aussi parce que le lecteur ne se lasse pas de recueillir à travers tous ses textes l’or de son écriture si singulière.
Annie Ferret,
Ananda Devi, Sylvia P., éditions Bruno Doucey, 2022 (à paraître le 6 octobre),