J.M. Coetzee (Prix Nobel 2003) et Ben Okri investissent le territoire européen. Là où Coetzee développe une écriture du recul et de l’indifférence, Okri joue le baroque et l’ironie.
Ce n’est pas un triptyque et pourtant, on le lit comme tel. Vers l’âge d’homme semble constamment renvoyer aux deux derniers ouvrages de Coetzee : Scènes de la vie d’un jeune garçon, son premier ouvrage autobiographique, et Disgrâce, son dernier roman. Dans le premier, l’auteur levait un coin du voile sur son enfance, nous faisant découvrir un petit garçon pas comme les autres, intrigué par les normes et les classifications qui régissent le monde. Le personnage de David Lurie, mis en scène dans Disgrâce, pourrait être ce jeune garçon qui a vieilli et est devenu un professeur d’université, désillusionné et retiré du monde, toujours interpellé par les règles non dites qui fondent les rapports entre différents groupes raciaux.
C’est ce regard projeté sur l’Afrique du Sud qui lie les trois ouvrages. Un regard scrutateur et perplexe devant un état et un ordre des choses qui semblent incompréhensibles aux personnages principaux, qui les encombrent et les freinent.
Un poids dont John, le jeune héros de Vers l’âge d’homme, tente de se débarrasser en s’installant à Londres, pressé d’oublier » son côté sud-africain « , son pays qui est » une blessure « , » un mauvais départ, un handicap « . Au jeune homme qui se rêve poète, il semble impossible de faire pousser son art sur cette terre étriquée, sur ce » sol gorgé de sang « . Si on lui demandait ce qu’il fuit, il répondrait : » L’ennui. (
) Les philistins. L’atrophie de toute vie morale. La honte. »
En attendant de trouver sa destinée d’artiste à Londres ( » parce que ce n’est que dans les grandes villes d’Europe qu’habite la destinée « ), le jeune homme travaille dans l’industrie informatique naissante, personnage effacé derrière les immenses machines. Son portrait n’est guère flatteur : » un homme-enfant, inquiet, qui parle à voix basse, si terne, si ordinaire que personne n’arrêterait sur lui son regard « . Un jeune homme indifférent au monde, avec les petites habitudes de quelqu’un qui a » prématurément vieilli « . Point de passion, une vie quasi ascétique. Il n’y a que l’art qui le tourmente vraiment, avec des questions qui pourraient prêter à sourire et qui sont ici présentées avec une sincérité désarmante. Comment être artiste si on ne souffre pas ? Faut-il un certain type de souffrance passionnée pour pouvoir être artiste ? Comment trouver la Muse qui fera de lui l’artiste rêvé ?
Et surtout, peut-on se prétendre artiste quand on est comme John : seul, indifférent, incapable de compassion ou de passion, prisonnier de contradictions sans issue ?
Pourtant, c’est peut-être bien cette indifférence qui va accoucher de l’écriture de Coetzee : laconique, dépouillée, sans parti pris, avec un recul déroutant. Est-ce ce recul qui rend possible les éclairs de lucidité et de poésie qui parsèment les ouvrages de Coetzee ?
C’est pour cette interrogation et l’éclairage qu’il apporte sur l’écriture de Coetzee qu’on lit Vers l’âge d’homme, et moins pour l’histoire elle-même : le récit somme toute banal d’un jeune homme banal qui deviendra, on s’en doute vers la fin, un écrivain majeur : » (
) les mots lui viennent en foule, mais ce ne sont pas les bons, ce n’est pas la phrase qu’il reconnaîtra d’emblée, à son poids, à son équilibre parfait, comme la phrase destinée à être écrite. »
L’écriture du Nigérian Ben Okri est à l’opposé de celle de Coetzee. Là où l’auteur sud-africain privilégie le dépouillement, Okri multiplie les dialogues et les paraphrases, développant une écriture baroque. On la retrouve aussi dans En Arcadie, où Ben Okri délaisse l’Afrique pour l’Europe. Il nous embarque dans un drôle de voyage mâtiné d’ironie, en compagnie d’une bande de » loosers » mandatée par un mystérieux réalisateur pour filmer l’Arcadie originelle quelque part sur une île grecque.
Ils se détestent avant même de se rencontrer. Et surtout, ils viennent avec leurs » bagages » : » Ils avaient apporté leurs fantômes avec eux, leurs échecs, les problèmes qui avaient hanté leurs pères, les cauchemars qui avaient troublé leurs mères. »
De la Grèce, ils ne verront finalement rien. Le voyage s’achève au Louvre, devant le tableau de Nicolas Poussin (reproduit en couverture du livre), après être passé par l’Eurotunnel, la banlieue parisienne, Versailles et le Petit Trianon de Marie-Antoinette. Entre-temps, pour l’équipe, le voyage s’est mué du petit-job-sympa-avec-hôtel-et-resto-payés en une traversée des frustrations accumulées et des rêves déchus. Une exploration des illusions perdues, pour se retrouver devant un tableau qui leur annonce que la Mort est passée par là.
Lao, le personnage principal, nous avait pourtant prévenus : » Nous ne faisons jamais le voyage que nous pensons être en train de faire « . Et nous ne sommes jamais ce que nous pensons être, a-t-on envie de lui rétorquer, lui qui passe dans la deuxième partie du livre d’un » je » cynique et dédaigneux à un » il » plutôt perdu, en quête d’amour et d’idéal. Un jeune Africain émigré à Londres à qui le passage de la douane française rappelle douloureusement sa couleur de peau.
Tout au long du voyage, Okri développe l’idée d’une » Arcadie personnelle » que tous semblent chercher, et qui pourrait être » un livre, une personne, un morceau de musique, une saison de l’année, un état d’esprit, un pays, un rêve, une idée, un instant disparu « . Dommage que l’ironie du début s’effrite vers la fin de l’ouvrage, laissant place à des monologues philosophiques parfois longuets et sans grande originalité sur l’art, la lecture ou la peinture. Reste la poésie de certains passages, la présence du monde onirique si prégnante dans toute l’uvre d’Okri.
J.M. Coetzee, Vers l’âge d’homme. Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis. Paris, Le Seuil, 2003, 236 p., 19 .
Ben Okri, En Arcadie. Traduit de l’anglais (Nigeria) par Jean Guiloineau. Paris, Christian Bourgois, 2003, 304 p., 23 .
À lire aussi, nouveauté en poche :
J.M. Coetzee, Foe. Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Sophie Mayoux. Paris, Points Seuil, 2003, 170 p. ///Article N° : 3140